Alors que Jean-Luc Godard vient de disparaître, quel meilleur hommage rendu que de le lire, de l’entendre et de garder espoir avec lui dans le cinéma ?
Olivier Bombarda l’avait rencontré à Rolle en 2007 alors qu’il était silencieux depuis trois ans. Souvenirs.
Plus que jamais Jean-Luc Godard aimait le cinéma et beaucoup la dispute (cet « échange d’arguments contradictoires sur un sujet donné») quasi bannie aujourd’hui. Aux réflexes encrassés par cette «société de l’image» qui brouille toujours plus la parole, une petite bouffée d’oxygène était la bienvenue de Suisse avec le père du cinéma moderne rencontré la veille de la remise d’un prix pour l’ensemble de sa carrière aux European Film Awards en 2007.
En 1967, dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle, lorsque Jean-Luc Godard traitait de prostitution au sens large dans la société et filmait en Eastmancolor la naissance de l’univers dans une tasse à café, il chuchotait :
«(…) Et d’abord un objet qu’est-ce que c’est ? Peut-être un objet est-ce ce qui permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre donc de vivre en société, d’être ensemble. Mais alors puisque la relation sociale est toujours ambiguë, puisque ma pensée divise autant qu’elle unit, puisque ma parole rapproche par ce qu’elle exprime et isole par ce qu’elle tait, puisqu’un immense fossé sépare la certitude subjective que j’ai de moi-même et la vérité objective que je suis pour les autres, puisque je n’arrête pas de me trouver coupable alors que je me sens innocent, puisque chaque événement transforme ma vie quotidienne, puisque j’échoue sans cesse à communiquer, je veux dire à comprendre, à aimer, à me faire aimer et que chaque échec me fait éprouver la solitude, puisque je ne peux pas m’arracher à l’objectivité qui m’écrase ni à la subjectivité qui m’exile, puisqu’il ne m’est pas permis ni de m’élever jusqu’à l’être ni de tomber dans le néant, il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais le monde, mon semblable, mon frère… ».
Quarante ans plus tard à Berlin en 2007, tout le staff de l’European Film Acadamy était en ébullition pour fêter ses vingt ans d’existence et célébrer des petits objets, une ribambelle de jolies statuettes argentées à donner aux lauréats des meilleurs films du cinéma européen. Wim Wenders et Jeanne Moreau en chefs d’apparat emblématiques, avaient dressé une très longue liste d’invités prestigieux : plus que jamais l’heure était aux strass et aux paillettes. Et qui dit « cérémonie » dit «hommage», non ? Les choses furent bien faites : exit Antonioni, on célébrerait d’un côté feu Ingmar Bergman (qui s’était hélas décommandé, mince) et de l’autre, Jean-Luc Godard (qui avait intérêt à venir sinon…).
Une statuette pour Godard : voici l’objet qui nous reliait et nous permettra d’être ensemble à Rolle en Suisse, deux jours avant la cérémonie berlinoise dans un seul but : parler de cinéma et au-delà, de l’état des choses. Après avoir croisé l’affiche immense d’un photogramme d’Eisenstein qui trônait à l’entrée de son atelier, JLG expliquait tout de go qu’il refusait d’aller chercher son Prix à Berlin. Ah bon?
En fait je leur ai écrit : quand quelqu’un vous donne une récompense ou la Légion d’honneur vous pouvez estimer si c’est mérité ou pas mérité. Si autrefois on donnait des étoiles dans les Cahiers du Cinéma à certains films, nous étions les auteurs de ces étoiles, les gens pouvaient les accepter ou ne pas les accepter (ce qui se passait souvent). Selon moi, ils sont les auteurs du prix et ils croient encore à la « théorie des auteurs ». Donc je leur dis : « redonnez ce prix aux vrais auteurs du prix ». En plus je trouve le mot « carrière » un peu bizarre car j’ai n’ai jamais eu l’impression de faire une carrière… Je suis touché que certaines personnes aient pensé quelques minutes à moi. Mais aller le recevoir, c’est tout autre chose. Donc je n’irai pas le recevoir.
Des fois je l’ai accepté, parfois j’ai eu honte d’aller le chercher et je l’ai fait comme beaucoup de gens, par ruse aussi, pour une certaine publicité, pour ne pas être coupé du milieu et me faire croire que j’existais encore puisque d’autres me reconnaissaient. (…) Je me rappelle avoir reçu le Lion d’Or à Venise pour Prénom Carmen qui m’était donné par sept ou huit metteurs en scène. Déjà je n’étais plus ami avec Bernardo Bertolucci qui était Président du Jury mais je l’ai accepté.
Le cinéma européen je ne vois pas comment cela pourrait se penser. Il y a eu un cinéma européen qui était la UFA avant la guerre où presque tous les films (y compris Quai des Brumes) étaient produits. Pour Quai des Brumes simplement parce que Goebbels n’avait pas envie de montrer un déserteur, ils l’ont tourné en France. Gabin et Morgan sont tombés amoureux à Berlin si vous voulez… Donc « cinéma européen », c’est très politique. En plus, le fait qu’ils n’ont pas trouvé un terme, qu’ils l’appellent ça « European Film Academy » qui est la traduction de « US Film Academy » en Californie est la preuve qu’ils n’ont pas vraiment trouvé. Ils essayent de créer un mythe publicitaire. Je m’estime pourtant profondément européen depuis mon enfance et de par mon éducation. Dans Éloge de l’amour, le metteur en scène parle de l’Europe et cite une phrase de Bernanos : « L’Europe corrompue par la liberté retrouvée ». Dans mon prochain film il y aura un épisode à propos du débarquement américain à Naples dont Malaparte parle dans quelques pages en disant « la peste ». Ce sont des métaphores.
Je m’étonne que mon nom soit connu, encore même ici dans le village, alors que sur une centaine de films que j’ai faits, petits ou grands (car je ne fais pas de grande différence entre les petits ou les grands en terme de longueur, de métrage) ils sont peu vus. Eh bien très bien, c’est mon sort, mais je m’étonne qu’on connaisse le nom et pas le nom des films. Il y a parfois des gens qui me croisent et qui disent « j’aime beaucoup vos films ». Je leur demande « lequel ?» : c’est rare qu’ils puissent me répondre ou alors ils répondent À bout de souffle. (…)
Contrairement à ce que les gens ont cru lorsqu’on disait « politique des auteurs » c’était le mot « politique » qui était important, pas le mot « auteur ». Aujourd’hui je préfère dire «on croit aux œuvres, moins aux hommes». A l’époque Hitchcock était en dessous du titre, maintenant ils sont tous au-dessus. Rien que ce mot «au-dessus» du titre, c’est un titre de noblesse ou un titre de banque ? On pourrait en parler mais cela n’intéresse pas vraiment les gens…
J’ai essayé d’être chez l’ennemi, ouvertement, agent double si vous voulez, mais je n’ai pas réussi : je n’ai pas pu enseigner au Collège de France, ni à la FEMIS, ni au TNS (…). L’exposition à Pompidou c’est une exposition qui a été relativement détruite, qui ne s’est pas faite, qu’ils n’ont pas voulu faire. Ensuite il y a eu une deuxième exposition où pour des motifs à la fois esthétiques et financiers j’ai essayé de faire le mieux possible en racontant quel était l’état des choses aujourd’hui pour la destruction d’une exposition alors qu’il ne reste que les maquettes d’une œuvre mais pas l’œuvre (…)
Aucun de mes films ne m’appartient, j’ai très tôt souhaité être producteur pour avoir le titre de producteur et dépenser l’argent comme je voulais. C’est une façon de respecter le cinéma, c’est être dans l’opposition si vous voulez.
Voyez -vous ce que je ne trouve pas bien dans la démocratie, c’est qu’on change tous les cinq ans, tous les dix ans et l’opposition vient enfin au pouvoir. C’est le système américain. Alors on fait la guerre au Vietnam et puis 10 ans après on dit « ah non c’est une erreur !» et puis on fait une guerre ailleurs et puis après les autres reviennent et disent « ah non c’était encore une erreur !». (…)
Mettons que c’est le seul truc que j’ai retenu de Mao Zedong, quels que soient ses crimes ou ses erreurs, c’est cette devise : « mettons le problème sur le tapis ».
Je continue à dire, et même de plus en plus profondément, que le cinéma était la seule chose d’intéressante qu’il y ait eu depuis 100 ans. On a voulu en faire des pom-pom girls, on aimait ça aussi mais on disait «pas comme ça». Prenons l’exemple de la cuisine : je veux bien aller manger chez quelqu’un mais je veux pouvoir critiquer le fait que je n’aime pas comment il fait la cuisine. Et comme je ne m’y connais pas en cuisine, il me montrera, il me dira : « on fait ça comme ça et si tu préfères manger un vieux sandwich, eh bien c’est ton problème et voyons ton problème : mettons-le sur le tapis». C’est-à-dire avoir une conversation. C’est très frappant. Je vous disais que j’aimais bien regarder la télévision (type C dans l’air). Ils ont souvent le mot « démocratie » en bouche. Quand on regarde, on voit une table, en général ils l’appellent «table ronde» et c’est très rare que la table soit ronde. On voit autour un certain nombre de gens et puis au fond, on aperçoit d’autres gens qui ne parlent pas. On a envie de dire où est la démocratie là ? On parle souvent d’Athènes, mais à Athènes il y avait des esclaves aussi, donc dans ces émissions on pourrait dire, « bon les esclaves ce sont ceux-là », on pourrait même dire « ils aiment être esclaves et ne rien dire » et puis après en parler au café par exemple (…)
Aujourd’hui on ne se parle plus. Vous dites à un ami « ton film est bête », vous ne le verrez plus, ça ne sera plus votre ami. Autrefois il y avait certains cercles qui ne se parlaient quasiment pas entre eux mais à l’intérieur de ces cercles ça se disputait au sens «conversation», au sens moyenâgeux du mot «dispute», j’aime la dispute si vous voulez, je n’aime pas la guerre. On peut trouver des moyens de faire un compromis. L’avantage de l’Art, c’est de faire des disputes violentes, ne pas chercher et ne pas avoir besoin du compromis. Par contre dans la vie pratique entre les états, les militaires ou les civils, là il faut un compromis. L’Art est irréel dans ce sens, il a une autre réalité. A l’époque, on se disputait violemment. Ma séparation avec François Truffaut venait en fait de choses qu’on n’a pas osé se dire. Je n’ai pas osé lui dire que je ne trouvais pas très bons ses films et lui probablement pareil ou pas. Et lui, s’il les trouvait très bons et moi les siens pas bons, petit à petit ça a suffi à rompre. On a fait un certain compromis vis-à-vis des autres.
C’est peut-être ça que les gens voient dans mon nom, l’engagement dans le cinéma. Comment cela se fait ? Parce que l’histoire est encore courte, 50 ans ce n’est pas long. Il y a des «on-dit », des vagues souvenirs, des profs qui apprennent telle et telle chose, comme moi j’ai appris telle existence d’un film dans des ciné-clubs ou dans les premiers articles de la Revue du Cinéma de l’époque. Ils sentent que je peux représenter (moi je dirais « présenter encore ») un autre engagement dans le cinéma. De même qu’à l’époque de la Nouvelle Vague ou même avant, on prétendait à un autre engagement dans le cinéma qu’Autant-Lara, Delannoy ou X mais on ne souhaitait pas se couper du cinéma. On pensait changer nos parents peut-être, pour qu’ils nous acceptent, qu’on dirige aussi un peu et après on aurait vu qu’on n’était pas forcément capables de diriger. Ils doivent sentir un autre respect du cinéma que pour Shrek 3.(…)
J’essaye de me servir de la caméra ou d’être servi par elle car je pense aujourd’hui nettement que – et que cela a été oublié depuis cent ans à part deux ou trois exceptions – c’est fait pour voir et entendre des choses que l’on ne voit pas et que l’on n’entend pas. S’il n’y a pas la caméra, vous pourrez autre chose. La télévision sert à ça, elle transmet. De temps en temps vous pourrez recevoir dans cette transmission une belle parole ou un souvenir de quelque chose, ne serait-ce que d’une dame qui a 40 chats chez elle, parce que cela a été perçu par « un reste » de caméra si vous voulez. Par contre je pense que la plupart des gens, vu l’influence politique et culturelle, n’ont pas besoin de caméra, ils ont besoin de la caméra pour eux comme un titre en disant « je vais faire ça » (…)
Aujourd’hui que tout le monde à des petites caméras, on dit «tout le monde peut faire du cinéma», ce que d’abord ne fait pas vraiment tout le monde. Les films de vacances sont toujours les mêmes. Et en même temps, on ne dit pas ça si on vous donne un crayon. On ne vous dit pas : «tout le monde peut être dessinateur.» Alors pourquoi le dit-on du cinéma? Je ne sais pas. (…)
Tant que le cinéma existe, moi je dis « il n’y a que le cinéma ». Qu’on en parle, qu’on en fasse, qu’on le regarde, qu’on ne le regarde pas : tout est cinéma. Si je critique une émission de télévision, ce n’est même pas pour ce qui est dit, c’est pour «comment ils la font».
Le cinéma est fait pour voir ce qu’on ne voit pas et ce qu’on ne dit pas. (…) Un microscope et un télescope sont pris pour voir ce qu’on ne peut pas voir comme ça à l’œil nu, la caméra et le caméscope sont intéressants parce justement on peut voir à l’œil nu. Si vous êtes un garçon, le cinéma est fait pour filmer votre bonne amie et qu’elle voit ce qu’elle ne voit pas d’elle. Si ce n’est pas ça, le cinéma n’a aucun intérêt. Cela met beaucoup de temps à se faire et ça peut se faire vieux. La peinture aussi. La science moins. Dans le domaine des grandes découvertes scientifiques, les gens en font une puis après ils partent enseigner aux États-Unis et ne font plus rien en termes de découverte. Le cinéma cela peut se faire très vieux, c’est plus fatiguant mais cela peut encore se faire tant qu’on peut encore courir ou se disputer.
Propos recueillis par Olivier Bombarda en 2007 à Rolle