Entretien avec Antonella Sudasassi Furniss
"Nous négligeons la sexualité des femmes âgées"
Dans Mémoires d’un corps brûlant, Antonella Sudasassi Furniss s’empare de récits de femmes, et dans un cinéma de maïeutique, les accouche de leurs histoires tues, pour questionner leur liberté, leur désir, leur corps. Un chorus du féminin s’élève : les voix des expériences intimes et universelles des femmes.
L’idée m’est venue quand j’ai commencé à avoir des conversations avec ma grand-mère paternelle. Mais elle avait déjà 92 ans : nos discussions n’étaient donc pas très approfondies. Malheureusement, sa mémoire avait commencé à s’effacer, si bien que lorsque je l’interrogeais sur sa vie, ne lui revenaient en mémoire que des souvenirs légers, épars. Elle ressassait les mêmes histoires. Nous restions à la surface des choses, et il était impossible d’explorer avec elle les questions plus profondes que je me posais.
Je voulais en savoir plus sur ses expériences en tant que femme. Avait-t-elle bien vécu sa sexualité ? Ses grossesses avaient-elles été désirées ? Avait-elle même la possibilité de se poser ces questions ? L’une de mes grands-mères a eu onze enfants, l’autre sept. Je n’avais jamais eu l’occasion de leur demander si elles voulaient vraiment ces enfants, si elles se conformaient ou subissaient les attentes de la société, si elles avaient déjà connu le plaisir sexuel, si elles savaient ce qu’était un orgasme. Avec ma grand-mère paternelle, donc, ces sujets n’étaient pas possibles à aborder, à cause de ses pertes de mémoire.
Exactement. J’ai commencé à interroger d’autres femmes pour comprendre ce qu’avait pu être la vie de mes grands-mères à leur époque. Ces conversations ont servi de base au film. Pendant trois ans, j’ai parlé à près d’une quinzaine de femmes. Toutes n’ont pas voulu continuer après le premier entretien, mais beaucoup se sont ouvertes au fur et à mesure. En fin de compte, huit femmes ont été au cœur du projet, et ce sont leurs voix que vous entendez dans le film.
Oui, les voix du film sont les leurs. Bien qu’il y ait huit voix différentes, la majeure partie du film se concentre sur les histoires de trois femmes. Il peut être difficile de les distinguer les unes des autres, mais chaque voix apporte un point de vue unique.
Mémoires d’un corps brûlant est un mélange de documentaire et de fiction. Les femmes ont partagé des histoires profondément personnelles, et je m’en suis servie pour élaborer un récit qui reflète la vie d’une femme – ses joies et ses luttes. J’ai équilibré le scénario pour inclure à la fois les aspects positifs et les réalités plus dures de leurs expériences.
Exactement. Lorsque j’écoutais ces femmes, j’imaginais leurs histoires de manière très vivante. Je voulais traduire cela dans le film, rendre leurs expériences tangibles. En ce qui concerne les femmes plus âgées en particulier, je voulais représenter leur corps d’une manière que l’on voit rarement à l’écran. Nous négligeons la sexualité des femmes âgées : je voulais montrer leurs désirs, leur plaisir, et leurs corps vieillissants comme étant beaux et réels.
Ce fut un véritable défi. Beaucoup d’actrices étaient hésitantes, notamment en ce qui concerne la nudité. Il existe un tel tabou sociétal autour des femmes âgées qui montrent leur corps, et cela découle de ces normes de beauté rigides qui assimilent la jeunesse à la valeur la plus élevée socialement. Finalement, grâce à mon directeur de casting, j’ai trouvé Sol Carballo, qui n’est pas une actrice professionnelle, mais une danseuse. Elle a apporté une vulnérabilité et une expressivité incroyables au rôle, ce qui était crucial, car le film repose beaucoup sur le langage corporel, plutôt que sur le dialogue.
C’était une progression naturelle à partir des histoires des femmes. La violence était un fil conducteur dans leur vie. Nombre d’entre elles ont été confrontées à la violence physique, émotionnelle ou sociale, et cela a façonné la façon dont elles se considéraient en tant que femmes. Elles n’avaient pas toujours le langage ou les connaissances nécessaires pour exprimer ce qui arrivait à leur corps, que ce soit pendant la puberté, la grossesse ou le vieillissement. Ces expériences ont créé un mélange complexe de frustration, de culpabilité et de résilience.
Oui, pour beaucoup d’entre elles, cela ressemblait même à une thérapie. L’une d’entre elles m’a dit qu’elle n’avait jamais reconstitué sa vie de cette manière auparavant, et que le fait de me parler l’avait amenée à reconsidérer certaines choses. C’était une sorte d’introspection – une chance de revisiter leur histoire et de se comprendre d’une manière qu’elles n’avaient jamais envisagée ou connue auparavant.
Absolument. Même lorsqu’elles parlaient d’expériences difficiles, leur humour transparaissait. C’était rafraîchissant et puissant de voir comment elles utilisaient l’humour comme consolation et moyen de survie.
Le film a trouvé un écho dans différents pays et cultures. Partout, les femmes sont confrontées à des luttes et à des joies similaires. Ce qui m’a le plus surprise, c’est la profondeur du lien entre les jeunes générations et le film. Elles le considèrent comme un pont vers les expériences de leurs mères et de leurs grands-mères. Le film suscite un sentiment de reconnaissance et de compréhension.
J’ai emmené mon père à la première du film à Berlin et il a été très ému. Sa mère, ma grand-mère, apparaît brièvement dans le film, et le fait de la voir à l’écran lui a fait revivre beaucoup d’émotions. Il a mentionné à quel point il était important que les hommes voient ce film. Il a dit : « Nous ne savons pas. Nous pouvons deviner, mais nous ne comprenons pas vraiment ces expériences. » Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus puissant dans ce film, il ouvre des conversations que nous n’avons jamais osé avoir auparavant.
Ce sont des histoires qui nous façonnent en tant que femmes, en tant que familles, en tant que sociétés. Il est temps que nous commencions à en parler.