Arras Film Festival

Entretien avec Dominique Abel et Fiona Gordon

Conversation avec Dominique Abel et Fiona Gordon, présidents du Jury de la 25e édition du Arras Film Festival.

Au cœur de sa Grand Place, le Festival du Film d’Arras a déployé une nouvelle fois son immense chapiteau. Ici, c’est tout un village qui s’organise le temps des neuf jours que dure la manifestation. Espace de concerts et de repos, de rencontres avec le public et de pauses digestives à base de maroilles, le festival gravite autour de ce lieu de vie chaleureux et accueillant. La programmation alterne entre un grand nombre d’avant-premières, souvent accompagnées par les équipes, et une sélection de films lorgnant vers l’Europe de l’Est, que ce soit dans la compétition officielle, la section consacrée Vision de l’Est ou encore un focus particulier sur la Yougoslavie, mise à l’honneur lors de cette édition.

Parmi les découvertes lors des quelques jours au festival, on retiendra l’audace d’un film ukrainien, U Are the Universe de Pavlo Ostrikov. Un seul en scène dans l’espace, à mi-chemin entre Gravity et Her. On a également appris qu’en Yougoslavie, Tito était un grand passionné de cinéma, avec un projectionniste privé qui lui montrait quasiment un film par jour, ou plutôt par nuit. Une histoire racontée dans Il était une fois en Yougoslavie : Cinema Komunisto, un documentaire réalisé par Mila Turajlic. La section des avant-premières a permis de faire un détour du côté de la communauté géorgienne de Nice. Brûle le sang est un premier long-métrage nerveux d’Akaki Popkhadze. Enfin, les paysages postapocalyptiques du désert de Gobi ont achevé ce dépaysement total. C’est la toile de fond du film Black Dog, déjà présenté à Cannes en mai dernier. Un western fascinant mettant à l’honneur deux âmes solitaires, un repris de justice et un chien noir énigmatique.

Les cinéastes Dominique Abel et Fiona Gordon sont présidents du jury de cette édition, après être venus au festival à plusieurs reprises pour y présenter leurs films. Leur mission de jury de la compétition a couronné d’un Atlas d’or le film ukrainien Honeymoon, réalisé par Zhanna Ozirna. Juste avant qu’ils ne démarrent les visionnages, nous leur avons proposé de se prêter au jeu du questionnaire Regarder / Voir, made in BANDE À PART.

 

Dans son ADN, le festival d’Arras est tourné vers les pays de l'Est. Cette année en particulier, il y a un focus sur la Yougoslavie. Est-ce que ce sont des territoires de cinéma qui vous parlent ?

Dominique Abel : Totalement. Il y a justement un film qu’on cite toujours et qu’on adore, Qui chante là-bas, réalisé par Slobodan Šijan. On l’a découvert à l’école de théâtre dans les années 1980 et ça nous a complètement surpris. Le film est au croisement des arts vivants : des acteurs, une histoire hyper-simple, de la musique live, on n’avait jamais vu ça.

Fiona Gordon : C’est aussi très drôle et avec un fond très fort, autour de la guerre. On s’est rendu compte qu’il était possible de sortir d’une situation naturaliste. C’est un cinéma créatif et sans limite, peut-être ce qui nous a donné envie de faire du cinéma.

D.A : On essaie souvent de le demander quand on a une carte blanche, mais c’est souvent introuvable. Et il est programmé cette année !

Quand vous allez au cinéma en temps normal, où vous installez-vous ?

F.G. : Au milieu, et à cinq ou six rangées de l’écran. Si c’est possible.

D.A. : Quand j’étais plus jeune, j’avais une meilleure vue, donc je me mettais un peu plus loin. Mais ça dépend aussi de la salle, de la largeur de l’écran et du son aussi. En tout cas, on ne se met jamais dans le fond, comme font parfois des gens qui se disent : « Si ce n’est pas bon, on sortira plus facilement ».

Vous tenez-vous droit pendant les séances ?

F.G. : Non, tout le corps se relâche !

D.A. : Oui, parce qu’on est seul. Enfin, à l’abri du regard plutôt. On est à la maison et on absorbe, un peu comme des plantes qui ont besoin d’oxygène et d’eau.

F.G. : C’est marrant parce qu’on était dans un festival à Denver et ils projetaient le film d’Alain Guiraudie, Rester Vertical. On était dans une toute petite salle, mais avec des fauteuils qui s’inclinaient, comme ce qu’on peut acheter pour les personnes âgées. Donc on était tous couchés … à l’horizontale, devant Rester Vertical.

Dominique Abel et Fiona Gordon - Copyright : A. LamachEre
Vous autorisez-vous des espaces de rêverie si votre attention dérive pendant une projection ?

D.A. : Ça dépend du film. Parfois, mon attention ne quitte jamais ce que l’on m’offre. Et puis, parfois, on a le temps de réfléchir : « Tiens, ce plan est extrêmement long, c’est super. » Dans tous les cas, on reste attentif. Sauf rare exception, où je me tire. Je suis trop sensible et quand ça fait trop peur, par exemple, je ne peux pas.

F.G. : Devant Scream par exemple, il m’a abandonné !

D.A. : J’en pouvais plus.

F.G. : Moi, je crois que je reste attentive aussi. Dominique ne le fait pas au cinéma, mais à la maison, quand on regarde des films, de temps en temps, il me dit : « Ah ! Tu as vu ce plan ? ». Mais je n’aime pas qu’il me rappelle qu’il y a de la technique, je suis dans le film !

Vous m’avez expliqué habiter au nord de l’Italie, une partie de l’année. Est-ce qu’il y a un cinéma où vous avez vos habitudes là-bas ?

D.A. : Oui ! Tu vois Nice ? Menton ? On habite deux vallées après Menton, en Italie. Pour le cinéma, il y en avait un, c’est vraiment horrible. Une petite salle indépendante avec une association dont on faisait partie. Elle appartenait à l’église mais ils ont décidé de remplacer le cinéma par une superette, parce qu’ils ont besoin d’argent.

F.G. : C’est fini… Il y en a un autre un peu plus loin. C’est un cinéma Art et Essai, mais qui ne va pas très loin dans l’Art et Essai. Mais bon, on peut quand même y voir un Ken Loach parfois !

Savoir qu'on va discuter d'un film avec les membres de son jury après une projection modifie-t-il son regard ?

F.G. : Plus que la discussion, c’est de savoir qu’on va devoir donner un prix ! Ça ajoute une grosse culpabilité. C’est sûr qu’on va aimer plusieurs films, et devoir en choisir un, j’ai mal pour les autres. Je sais que ce coup de pouce est important, mais ça me crée une petite couche de stress et d’anxiété en plus.

D.A. : Oui, en mettant un coup de projecteur sur un film, on a à la fois l’impression de servir la cause, mais aussi d’être cruel !

Ce n’est pas la première fois que vous venez à Arras. Est-ce que vous y avez déjà vécu des moments de grâce ?

D.A. : C’est un festival avec une programmation extraordinaire, large et pointue. J’ai vécu de grands moments dans l’aspect humain du festival. Les organisateurs sont tellement sympathiques et dans l’accueil, les gens, les interviews… On sent que tout le monde est sincère et à l’écoute.

F.G. : Il faut que je me replonge dans mes souvenirs, je n’y arrive pas tout de suite !

Quelle est votre définition de la grâce ?

D.A. : Un sens alternatif de la beauté. C’est la grâce naturelle, quelque chose qui me donne une émotion, qui me rend heureux et surprend.

F.G. : C’est un moment de paix, un moment où tout semble génial et unique. Mais les moments de grâce sont des moments éphémères. Ils ne restent pas, c’est pour ça que je n’arrive pas à m’en souvenir !

 

Propose recueillis par Léo Ortuno