Sandrine Kiberlain

« Je veux faire de chaque personnage une personne. »

Le 35e Festival Premiers Plans d’Angers (du 22 au 29 janvier 2023) propose un programme dément, qui permet de voyager de Vertigo d’Alfred Hitchcock à Aftersun, le magnifique premier long de Charlotte Wells, en passant par L’Avenir de Mia Hansen-Løve (présidente du Jury de la compétition long-métrage). Et de voir ou revoir, en sa présence, un pan de la filmographie de Sandrine Kiberlain.

Lorsqu’on évoque l’hommage qui lui est rendu au Festival d’Angers, elle sourit : « Disons, une invitation… » Qu’elle a acceptée avec plaisir.  Elle y présentera une poignée de films jalonnant son parcours de comédienne, démarré à la fin des années 1990, pour arriver à ses deux réalisations, son premier court, Bonne Figure et son premier long, Une jeune fille qui va bien. Elle y donnera aussi une conversation en public. En privé, discuter avec Sandrine Kiberlain est un bonheur. Un moment de partage généreux et passionnant. Une virée au pays de ses personnages : elle se souvient de tout, de leurs particularités, de leurs noms et prénoms. Et de ce qu’elle a mis dans chacune de ces femmes dont elle s’est dit, le temps d’un film : « Je veux être elle. »

 

 

Choisir une poignée de films dans votre carrière, qui en compte plus de soixante, était-ce compliqué ?

C’est bizarre de se retourner, comme ça, sur ce qu’on a fait… Nous avons effectué le choix ensemble, avec l’équipe du festival Premiers Plans. J’ai essayé de garder des films jalons, et certains que j’avais envie de revoir, comme le court-métrage de Sophie Fillières, Des filles et des chiens, ou la trilogie de Laetitia Masson, qui n’existe pas en DVD.

Vous voir dans un film, est-ce - comme on dit chez Truffaut - une joie ou une souffrance ?

Ça dépend. C’est plutôt bon signe quand c’est une joie, mais on est mauvais juge, de toute façon. J’ai choisi de présenter à Angers Les Patriotes d’Éric Rochant (1994), et celui-là, c’est une souffrance. J’y suis dans une composition totale – à laquelle les gens, visiblement, ont cru -, mais moi, je vois le travail. Je vois par où je suis passée pour arriver à Marie-Claude, ce personnage de call-girl. Rochant avait le choix ; il pouvait choisir une fille beaucoup plus sexy, qui, dès le premier abord, évoque la sexualité, la sensualité. Au lieu de ça, il me choisit moi, avec mes taches de rousseur, ma jeunesse, l’inconscience totale de moi-même et de mon corps dans laquelle j’étais. Il m’a emmenée vers quelque chose que je découvrais en même temps que lui, et il y avait dans ce personnage un côté touchant. J’ai beaucoup appris sur ce film. Mais moi, quand j’étends les bras dans le canapé, je ne vois que la fabrication. Alors que, lorsque je vois En avoir (ou pas) (1995) de Laetitia Masson, qui est tout aussi loin de moi – je ne suis pas poissonnière à la recherche de travail -, ce n’est pas moi que je vois, mais cette jeune femme, Alice, qui arrive à Lyon. J’y crois, et je vois complètement le film. Enfin, il y a longtemps que je ne l’ai pas vu, mais je me souviens de ça…

Vous avez choisi de présenter le film que vous avez tourné ensuite en 1997 avec Laetitia Masson : À vendre ?

Parce que, si ce n’est pas le plus beau, c’est au moins l’un des plus beaux scénarios qu’on m’a proposés ! J’avais ressenti une grande émotion en le lisant. À vendre (1998) a été très dur à tourner. Cette fille en fin d’adolescence, France Robert, était traquée, animale. Et puis, il y avait ce rapport au corps, à l’argent. C’était assez violent. On a tourné le film avec peu d’argent. C’était complètement fou. J’étais concentrée, j’étais à vif. Je ne l’ai pas revu depuis la sortie, mais je me souviens de tout. Ce moment où elle adopte une poule et est nue dans sa chambre avec l’animal. Les scènes de sexe très crues. La séquence finale à New York, au téléphone. C’était beau. Et puis, j’ai appris beaucoup avec Laetitia : sur les cadres, la direction artistique. Il y a quelques réalisateurs, dont elle et Alain Resnais, avec lesquels j’ai compris, sans le savoir, la mise en scène. J’étais complètement admirative d’elle, attendant ce qu’elle allait me demander, en confiance et heureuse. J’ai retrouvé des photos où elle me dirige et je l’écoute : j’y vois notre solidarité. On ne trouve pas toujours ça dans les films.

Mademoiselle Chambon. Copyright TS Productions / Michaël Crotto
Vous revoyez vos films en général ?

Je vois toujours une fois les films que j’ai tournés comme actrice. Mais je ne les revois jamais. Je ne peux pas.

Même quand il s’agit de travailler sur un personnage qui pourrait avoir un lien avec celui d’un film précédent ?

Quand je flashe sur une histoire et un personnage, je me dis : « J’ai envie d’être dans ce film, j’ai envie d’être elle », mais je ne fais jamais le rapprochement avec un rôle que j’aurais joué par le passé. Je le vis comme une personne unique. Même si on retrouve sûrement, d’un personnage à un autre, une fantaisie, un rythme, un écho, pour moi ce n’est jamais le même. Il y a des gens qui se ressemblent dans la vie, ils ont des points communs, des affinités, des sensibilités communes. Mais ils ne sont pas pareils. 

Vous avez choisi de présenter Mademoiselle Chambon de Brizé, qui vous fait faire un bond dans le temps jusqu’en 2009 ?

J’ai adoré ce personnage, Véronique Chambon. J’aime la dignité de cette femme, le temps que Stéphane Brizé prend pour raconter cette histoire d’amour impossible. Et le temps qu’il nous laisse. C’était la première fois que je jouais une femme comme elle, très romanesque : une institutrice provinciale qui rencontre un homme dont le monde n’a rien à voir avec le sien (le père d’un de ses élèves, marié et maçon, incarné par Vincent Lindon, ndlr). C’est un film important pour moi, également parce que j’avais écrit à Brizé. Ça ne m’est arrivé que deux fois : l’autre, c’était Alain Resnais. J’avais écrit à Brizé, que je ne connaissais pas, après avoir vu Le Bleu des villes (1999), puis Je ne suis pas là pour être aimé (2004). Pas pour dire : « Je veux travailler avec vous », mais pour lui exprimer mon émotion face à ses films.  

Pourquoi 9 Mois ferme d’Albert Dupontel (2012) ?

Parce que c’est une fantaisie burlesque géniale et que ce film a tout changé. Son énorme succès a modifié les regards. Même si j’avais tourné dans des comédies auparavant, comme Romaine par moins 30 (2009) d’Agnès Obadia, que j’aime énormément, le film avait été peu vu… Albert Dupontel cherchait une petite brune nerveuse et assez dure. Et il m’a fait confiance. Les situations sont très bien écrites et permettent aux acteurs de faire rire en étant extrêmement sincères dans le drame… Je voulais qu’on s’identifie à cette juge Ariane Felder, qui vit un grand bouleversement dans sa vie (célibataire et sans enfant, uniquement dévolue à sa carrière, elle découvre qu’elle est enceinte de six mois, ndlr). Il ne fallait pas en faire une folle dingue, qui ne serait pas crédible. Quel que soit le personnage que je choisis, ce qui m’intéresse toujours, c’est d’en faire une personne. Et cette femme, même si elle est un peu zinzin, est très vraie, très sensible. Lorsque j’ai lu le scénario, il n’était pas question que je ne fasse pas ce film ! Quand finalement Dupontel m’a dit : « Ok, c’est toi », il a ajouté : « Je vais passer du rouge au rose. » Ça voulait dire qu’il allait adoucir le personnage. Je crois que lors des essais, je lui ai proposé quelque chose de beaucoup plus doux que ce qu’il envisageait. J’aimais bien que cette femme soit un peu désemparée … ce qui ne l’empêche pas d’avoir des accès de nervosité, de colère. J’aime ces oppositions dans les personnages, parce qu’on n’est jamais d’un  seul tenant. L’univers d’Albert Dupontel, jusque-là, était très loin de moi, c’était radicalement fou. Et je pense qu’on s’est apporté à chacun quelque chose. Lui, dans l’archi-burlesque, l’archi-nerveux, et moi, dans une douceur. Ça m’a beaucoup plu d’avoir l’impression qu’Albert était surpris de ce qui se passait pendant le tournage. 

Chronique d'une liaison passagère. Copyright Pyramide Distribution
Parmi les films de l’année écoulée, vous aviez l’embarras du choix ; pourquoi choisir Chronique d’une liaison passagère d'Emmanuel Mouret ?

Il faut bien trancher ! J’adore ce film, j’ai adoré jouer avec Vincent Macaigne et j’adore Mouret. Je ne connaissais pas Emmanuel, j’avais l’idée d’un homme en retrait, scolaire, un peu timide. En fait, il est drôle, intelligent, extrêmement sensible, fantasque, humble et précis. Il est très fidèle à son équipe et il sait exactement ce qu’il veut. Je le trouvais émouvant sur le tournage, totalement spectateur et très attendri par ce que nous faisions. Et puis, il m’a sortie de mon propre film comme réalisatrice : il a été le « panseur » de la difficulté que c’est de quitter un long-métrage qu’on vient de réaliser – le premier, en plus. Je n’avais jamais vécu le montage, l’étalonnage, le mixage. Je me demandais : « Est-ce que mon film est vraiment fini ? » Pour Chronique d’une liaison passagère, j’ai eu des tonnes de textes à apprendre et c’était l’aubaine que ça tombe sur ce film si doux, si dense et singulier. En fait, j’avais peur de ne plus aimer être actrice : j’ai eu tellement de plaisir à réaliser mon film, j’ai pris tellement de décisions, j’ai été tellement émue par les acteurs, l’équipe. Mouret m’a aidée à redevenir uniquement actrice et à m’y sentir bien. 

Et donc, dans ce festival dédié aux premiers films, vous allez aussi montrer votre premier long-métrage comme réalisatrice : Une jeune fille qui va bien ?

Quelle aventure… Quand on est actrice depuis si longtemps et qu’on a envie de réaliser un film, on ne sait pas du tout si on va être prise au sérieux. Il y a eu plein d’étapes. Toute l’équipe d’abord, qui a parfaitement compris le projet et servi le film, exactement comme je le voulais. On se sent porté et c’est bouleversant, déjà.

Puis, l’accueil de certaines personnes qui m’importent.  Et, lorsque j’ai appris que j’étais sélectionnée par La Semaine de la Critique à Cannes (2021), c’était une joie incroyable. J’ai pourtant, dans mon métier d’actrice, vécu souvent des moments forts, mais là… C’était comme une reconnaissance de mon travail, comme s’ils me disaient : « OK, ce n’est pas un caprice, c’est un vrai film. » Ça a donné du crédit. Et puis ensuite, il y a eu des gens que je n’oublie pas, qui m’ont soutenue. Et puis des journalistes qui ont plus que compris. Et, enfin, les spectateurs. J’ai accompagné le film un peu partout et l’accueil, chaque fois, était très chaleureux. J’ai été infiniment touchée par les jeunes gens du public, ils se sont complètement identifiés à Irène. Mon point de vue sur cette époque de la guerre les ramenait à eux-mêmes, à leurs questionnements, à ce qu’ils pouvaient vivre aujourd’hui. Ça m’a émue. Je me suis sentie très gâtée par l’accueil en général. C’est tellement particulier de sortir un film qu’on a réalisé, ce n’est pas du tout comme un film dans lequel on a joué. C’est une mise à nu … Quand les gens vous réservent un accueil très chaleureux, c’est déjà tellement bouleversant ; je me disais que ça devait être terrible quand le public ne vient pas. Depuis que j’ai réalisé mon film, je suis encore plus hyper-solidaire du réalisateur qu’avant ! 

Vous est-il arrivé d’accepter un rôle pour une image ou une phrase ?

C’est plus entier que ça. Mais dans Pupille de Jeanne Herry (2018), par exemple, j’aimais beaucoup mon personnage et le très beau scénario de ce film, qui m’avait fait pleurer, d’ailleurs, ce qui n’est pas si fréquent. Mais j’aimais aussi follement une scène : sur la montagne, quand Karine dit au personnage joué par Gilles Lellouche : « Tu le fais exprès ? Tu me plais, tu le sais ? Tu sais que tu peux déjà avoir tout de moi : mon cœur, mon lit… » Je me suis dit en lisant : « Avoir à dire ces mots là, mais quel cadeau ! » 

Qu’avez-vous fait de plus fou pour interpréter un personnage ?

J’ai appris à jouer du violon pendant six mois pour Mademoiselle Chambon, et ça avait un peu cassé les oreilles de tout le monde. Mais c’était génial ; j’avais une prof, des DVD, je n’ai jamais arrêté de m’entraîner…

Pour À vendre, j’ai appris à courir, parce que France Robert est une obsessionnelle des courses en amateur. Laetitia Masson voyait le personnage comme une espèce de gazelle et voulait que je sois un peu affûtée pour être crédible dans les starting-blocks. J’ai suivi cet entraînement à haute dose avec un coach pendant des mois, accompagné d’un régime de féculents. Et à une semaine du tournage, mes muscles se sont tétanisés : je ne pouvais plus du tout courir et à peine marcher. J’ai été bien soignée et j’ai quand même couru dans le film, mais pas autant que je le devais. 

J’ai fait plein de trucs, comme tous les acteurs. Mais jouer, c’est fou, quoi qu’il en soit ! Et embrasser ses partenaires à l’écran !? En fait, c’est ça que j’ai fait de plus fou : entendre « Moteur, action, embrassez-vous ! » et obtempérer. Et pas un baiser qui ne sert à rien : un vrai baiser d’amour. Pour moi, un baiser est ce qu’il y a de plus intime dans la vie. J’ai presque moins de difficultés avec les scènes d’amour, car, si le metteur en scène est de notre côté, tout est préparé, chorégraphié, millimétré : on n’a donc pas l’impression d’être décisionnaires, ni pris dans un sentiment qui se mélangerait avec un désir. Mais le baiser reste le plus difficile. 

Ça ne se sent pas, à l’écran ?

La folie est là. Il n’est pas question, quand je joue un personnage, que je le fasse mal ou à moitié, que quoi que ce soit sonne faux. Il faut que le spectateur se dise : c’est incroyable comme ils sont amoureux ! Dans le scénario, ça tient en une phrase : « Ils s’embrassent longuement. » Je la lis et je l’oublie jusqu’au jour J. Et puis, ce jour arrive, et je n’en ai aucune envie, ça me demande une énergie folle. D’ailleurs, dans Une jeune fille qui va bien, je me suis posé la question de garder ou pas le baiser entre Irène et son amoureux. Et lorsqu’on a tourné la scène, j’ai été hyper- directive ; je leur dictais chaque mouvement, chaque intention pour ne pas les mettre mal à l’aise, pour que ça ne vienne pas d’eux. Que ce soit moi qui aie décidé comment ils s’embrassent : que ce soit une direction et pas un claquement de doigts et : « Allez-y, embrassez-vous ! »

Parmi les trucs fous que vous avez faits, il y a quand même la tirade finale très crue de Rien sur Robert de Pascal Bonitzer (1999) ?

Ce n’est pas fou. Ça ne me brusque pas de faire ça ; au contraire, ça m’amuse. Dans Rien sur Robert, tout me réjouit : déjà, elle s’appelle Juliette Sauvage ! Je trouve très significatifs les noms des personnages : Juliette est libre, mutine, romantique aussi sans doute, et puis … sauvage ! Dans tous les sens du terme ! Quand elle lui dit : « Je ne peux pas t’embrasser, j’ai été trop embrassée aujourd’hui ! », c’est tout simplement génial. Fabrice Luchini craignait cette scène, disant que ça allait nous prendre des jours. À moi, elle ne me posait aucun problème : il suffisait de la jouer comme si on se disait : « – Donne-moi l’heure – Il est 16 heures – Tu ne vas pas être en retard ? »  On a fait plein  d’italiennes  (répétitions à toute vitesse) ; on connaissait notre texte au rasoir, et nous avons fini avec quatre heures d’avance sur l’horaire prévu ce jour-là ! Il ne faut jamais avoir peur du ridicule au cinéma. La caméra est ma complice absolue. Après, bien sûr, il faut un metteur en scène derrière, qui vous regarde. Il faut être aimée pour jouer. Mais à partir du moment où on vous a choisie, si vous êtes bien regardée, vous osez tout. Dans la vie, je peux avoir peur, parfois, de dire une connerie, d’être au mauvais endroit… Enfin, moins maintenant. Mais devant la caméra, jamais.