Après sa Palme d’or en 2014 pour Winter Sleep, puis Le Poirier sauvage (2018), Nuri Bilge Ceylan revient avec un film rongé par le renoncement et le cynisme. Le titre annonce ce qui est à l’œuvre, à savoir le conflit entre la vie, malgré tout, et la contamination d’un système qui corrompt tout et tout le monde. Entretien.
Rarement un film du cinéaste turc aura-t-il autant été lié à ce qui agit pour tout un chacun aujourd’hui : le prix à payer pour ses engagements avec, en corollaire, la tentation du nihilisme, le repli sur soi et le renoncement. Et pourtant, quelque chose, toujours, tremble, même fugace, même amputé. Profondément enraciné dans une terre et une langue, le film résonne avec une rare puissance sur la nécessaire résistance. Non sans beauté et douleur, Les Herbes sèches s’arrime à l’utopie de l’amour et de la fiction, seuls remparts face à la brutale vulgarité d’un monde replié sur soi.
Il exile trois personnages, Samet (Deniz Celiloğlu), Nuray (Merve Dizdar, qui a reçu le prix d’interprétation féminine au dernier festival de Cannes) et Kenan (Musab Ekici) dans un collège rural au cœur de l’Anatolie orientale. À la fois pathétiques et sublimes, blessés et appauvris, les trois héros de cette fable politique s’élèvent devant nos yeux au fur et à mesure que l’ampleur de la catastrophe qu’ils ont subie se révèle par touches. Nuri Bilge Ceylan, comme Anton Tchekhov en son temps, ausculte les cœurs pour mieux raconter le monde qui nous accable. Et c’est dans cette dialectique de la farouche lucidité et néanmoins bouleversante tendresse qu’il réussit le pari de nous réconforter.
Si ses personnages nous font frémir parfois, jusqu’à nous donner le vertige, entre répulsion et compassion, colère et tristesse, c’est aussi parce qu’ils sont filmés dans les interstices de leurs failles. C’est ce cœur qui vibre, du cinéaste à ses personnages, de ses acteurs à nous.
(Rire du cinéaste qui répond en français) : c’est la vie ! Faire un film est comme une sorte de thérapie ; il y a parfois des doutes, des impasses et des douleurs. J’essaye d’apporter un point de vue et de faire un film à partir de mes souffrances. Les questions qui me travaillent dans la vie, j’essaye d’y trouver des réponses en les faisant porter par mes personnages.
Pour Les Herbes sèches, j’avais quelque chose de très vrai entre les mains : le journal d’un membre de ma famille tenu alors qu’il était en mutation de poste. Un journal très réaliste d’un homme avec qui je me trou-vais des similarités, car il me ressemblait sur plusieurs points. Les deux personnages féminins, la jeune Sevim (Ece Bağcı) et Nuray (Merve Dizdar) existent vraiment dans la vie. J’ai eu la chance de les rencontrer et de les observer avant de réaliser le film. Durant un an et demi, nous étions trois à travailler sur ce scénario, le coscénariste, l’auteur du journal et moi-même. Je pouvais m’appuyer à la fois sur le coscéna-riste, qui m’aidait à éclaircir des points que je ne maîtrisais pas bien, mais aussi sur le journal. Raison pour laquelle l’écriture du scénario n’était pas si difficile.
Oui, car ce qui m’avait plu dans le journal était ce regard très réaliste et très honnête. Il était aussi impitoyable envers les autres qu’envers lui-même. Ça me plaisait énormément. Il ne faisait pas de lui-même un héros, au contraire, il se concentrait sur ce qui manquait en lui, sur ses lacunes comme sur ses défauts. C’est seulement ce genre de personnage qui est à même de pouvoir comprendre les autres, sans jugement.
Je pense que toute personne qui essaye de se protéger peut agir ainsi.
Il se sent en danger, car il est accusé là où il était le plus en confiance, en terrain conquis. Il ne s’attendait absolument pas à vivre ce qui lui arrive. Un changement s’opère et une violence surgit en lui, qui le dépasse. Je pense que chacun d’entre nous a ce potentiel, qui peut surgir à tout moment. En revanche, la société a tendance à vouloir gommer ce qui est sous-jacent, à ne laisser percevoir que des émotions lisses et aimables, seulement ce qu’il y a de positif en nous. C’est justement tout l’enjeu de mon travail, de faire re-monter à la surface ce qui est caché. C’est ma responsabilité en tant que cinéaste.
Effectivement, une intelligence bien armée a ce potentiel de devenir plus dangereuse. Samet a cette capacité de détecter la vulnérabilité des autres, mais aussi de voir d’où peut provenir le danger.
C’était écrit dans le journal. Je connais cette femme. En 2015 a eu lieu à Ankara un attentat-suicide où cent personnes ont perdu la vie. Cette femme activiste a été amputée de sa jambe. Ce qui vous manque peut vous rendre plus fort, plus puissant et ce fut le cas pour cette femme. Comme l’a écrit Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (in Le Crépuscule des idoles). Nuray défend une cause et son amputation l’a rendue encore plus forte.
Ils vivent des conflits où chacun est confronté à autrui comme à soi-même pour une meilleure compréhension. Toute énergie naît de ces affrontements. C’est comme ça dans la vie. Pour un grand amour, vous avez besoin d’une grande confrontation. Si une relation amoureuse commence par une dispute, cela peut donner lieu à une à très grande histoire d’amour.
Vous avez vu ce qu’il fait lorsqu’il sort ?
Nuri Bilge Ceylan répond hilare : Il prend du Viagra ! Il a peut-être peur de sa propre réaction devant cette femme amputée. Mais surtout, ici, c’est très concret : il craint de ne pas avoir d’érection !
Propos recueillis par Nadia Meflah.
Photographies : Laurent Koffel pour BANDE À PART.
NB. Merci à la traductrice Sedef Atam pour sa générosité et son écoute.