Séjour dans les monts Fuchun récompensé

« L’exigence a encore droit de cité »

Le Syndicat Français de la Critique de Cinéma et des Films de Télévision vient tout juste de remettre ses récompenses annuelles. Le prix du meilleur premier film étranger a été décerné au long-métrage chinois Séjour dans les monts Fuchun signé Gu Xiaogang, révélé à la 58e Semaine de la Critique à Cannes en mai 2019, et sorti en salle le 1er janvier 2020. Distributrice du film en France via sa société ARP Sélection, Michèle Halberstadt, également auteure d’un nouveau récit tout juste paru (Née quelque part, éditions Albin Michel), nous parle du film et de son réalisateur.

 

Ce prix du SFCC décerné à Séjour dans les monts Fuchun de Xu Giaogang vient parachever un bel accompagnement par la presse, depuis sa présentation à la Semaine de la Critique…

C’est merveilleux, et cela vient prouver à quel point la critique peut changer la vie d’un film. Je sais qu’on dit souvent que les critiques sont plus souvent négatives que positives, et que le public suit davantage les premières, mais quand la presse décide de s’emparer d’une œuvre, ça peut s’avérer décisif. Je crois que, quand elle adore un film, la manière d’écrire est différente. On sent quand ce n’est pas simplement que les critiques aiment, mais qu’ils sont vraiment touchés par quelque chose qu’ils trouvent hors du commun. Et ils arrivent à le faire passer. La même chose a eu lieu pour La Flor de Mariano Llinas. Ce sont des œuvres et expériences hors normes, atypiques, et sans la presse, leur sortie n’est même pas envisageable. Séjour dans les monts Fuchun a fait son chemin. Quand je vois qu’il termine second film préféré des auditeurs de France Inter, qu’il est dans les meilleures listes de tout le monde, et qu’il était prévu dans le festival Télérama ! Il a vraiment eu une carrière exceptionnelle en France. Le problème, c’est qu’on reste le seul pays à l’avoir vu, à part la Chine. Il ne s’est vendu nulle part. Je viens de présenter mon livre à Bruxelles, et quand j’ai parlé aux gens du film, ils ne savent pas ce que c’est. On ne peut pas le vendre à Arte, parce qu’il n’est pas sorti en Allemagne. Aucun pays n’a été intéressé malgré le succès français. C’est quand même dingue ! C’est vous dire à quel point le cinéma est fragile.

Vous êtes vous-même ancienne journaliste et critique, aujourd’hui distributrice et productrice, depuis plus de trente ans, vous savez l’impact de la réception critique sur chaque sortie…

Oui, bien sûr. Vous sentez quand il y a un engouement et que quelque chose se passe. Je pense que le lecteur le sent aussi. C’était également vrai sur The Guilty de Gustav Möller en 2018. On a eu énormément de mal à faire venir les journalistes en projection – film inconnu, sujet dont certains se sont dit : « C’est de la télé, ça ne vaut rien » -, mais une fois qu’ils étaient dans la salle, c‘était gagné, ils adoraient, et ils croyaient au film. On a eu plus de mal avec les exploitants, qui disaient que ça n’intéresserait personne.

Il y a donc tous ces leviers à passer à chaque fois ?

Il faut convaincre. Dans le cas de Séjour dans les monts Fuchun, c’est quand même l’œuvre d’un inconnu et qui dure deux heures trente. Ce n’est pas un metteur en scène que tout le monde connaît, au style duquel on est habitué, et le film, sans être exigeant, a son rythme à lui. Sans compter qu’en 2019, il y avait un long-métrage chinois en compétition officielle à Cannes, qui était tout le contraire, rutilant, tape-à-l’œil, tout dans le style, la forme, les couleurs, et plus accessible (Le Lac aux oies sauvages de Diao Yinan), alors que Séjour dans les monts Fuchun était la version « hard » de la vie. Malgré tout, il a tiré son épingle du jeu. Je pense aussi que cela a été bénéfique de faire comprendre aux gens que c’est un film doux, qui parle de la famille. Je disais d’ailleurs à tout le monde que c’est Le Parrain en Chine, avec un clan, quatre fils, comment ils s’entendent ou pas, comment ils s’occupent de leur mère ou pas, et que c’est magnifique. Le film a pris. Il y a aussi toujours une question de timing. Peut-être que les spectateurs avaient besoin de ça à ce moment-là de leur vie. De ce rapport à la nature, de cette paix le long du fleuve. Et puis il y a la chance, le miracle. Ça a été une aventure merveilleuse, qui s’est bouclée au Festival Lumière de Lyon en octobre, avec le court-métrage que Gu a pu filmer pendant le confinement. Un moment également très joyeux.

Quand et comment avez-vous découvert le long-métrage de Gu Xiaogang ?

On l’a vu tard, en avril 2019, quand le vendeur international nous l’a envoyé. Laurent Pétin (son mari et associé, ndlr) l’a regardé avant moi, car j’avais une fête de famille le jour où il est arrivé, et il m’envoyait des textos enamourés en me disant de venir le voir, tellement c’était incroyable. Je l’ai découvert le lendemain matin, seule dans mon bureau, et je me souviens que je ne voulais pas que ça se termine. J’avais l’impression qu’on m’avait posé un châle moelleux et doux autour du corps. J’étais enveloppée par le film et je ne voulais pas en sortir. Je serais bien restée deux heures de plus avec tous ces gens. Pourtant, je suis quelqu’un d’impatient et je m’ennuie vite. J’ai aimé ces personnages comme des membres de ma famille ; j’ai trouvé ça immédiatement et incroyablement tendre, doux et puissant, et cette manière d’opposer sans le dire la modernité et la tradition, la fidélité à des principes familiaux et la cruauté des rapports humains modernes… Ça dit tellement de choses, avec tellement de délicatesse, sans jamais insister sur rien, et la caméra est vraiment un personnage à part entière. Et puis ce fleuve, ces longs plans-séquences, et ce rythme, un peu comme Sittin’ on the Dock of the Bay. On a l’impression d’un ressac permanent, on est bercé. C’est tout ce que j’aime.

Gu Xiaogang a annoncé que Séjour dans les monts Fuchun serait le premier volet d’un triptyque…

Absolument. Il est en train d‘écrire le suivant. Il y en aura trois, et il pense pouvoir présenter le second en 2023. Par moments, quand j’en ai marre et que je me dis que je vais arrêter ce métier, je me rappelle que je suis obligée d’attendre la suite du triptyque ! Et puis il y a Gu lui-même, et c’est encore une autre magie. Il est comme son film. Il donne l’impression d’être un jeune étudiant à l’air un peu lunaire, avec ses lunettes rondes, totalement professeur Tournesol, mais quand vous le voyez parler avec son équipe technique, vous comprenez que c’est le patron ! Il y avait un plan compliqué dans le film, avec un problème de flou, et je peux vous dire que la conversation avec le chef- opérateur à la sortie d’une projection n’était pas douce et lunaire, c’était précis et énergique. Gu n’est pas autoritaire, mais il sait ce qu’il veut, quand il le veut, et comment l’obtenir. Je voyais le respect qu’avait le chef op’, qui avait trois fois son âge, vis-à-vis de lui. Pour être arrivé à financer ce film tout seul, comme il a fait, c’est qu’il a une volonté peu commune.

Comment a-t-il réagi à ce prix du Syndicat et à l’accueil critique français ?

C’est fondamental pour lui. Vous sentez qu’il a grandi en lisant Les Cahiers du cinéma. Chaque fois qu’il était cité dans une liste des dix meilleurs films de l’année, je la lui envoyais et il était comme un fou. Ce prix du Syndicat, c’est évidemment l’apogée du voyage. Il était fou de bonheur quand il l’a appris, et il a fait une vidéo très mignonne. Pour lui, c’est la reconnaissance de ses pairs. Ce sont les gens qu’il a lus toute sa vie. C’est une partie de la formation de son cinéma, donc voir que les gens qu’il vénère le considèrent comme l’un des leurs, pour lui, c’est immense. Il a raison, je le lui dis à chaque fois. Quand il est venu à Paris pour la sortie, je lui ai dit : « Tu ne te rends pas compte de la presse que tu as ! Tu as juste ce qui se fait de mieux, de plus brillant, de plus prestigieux, de plus exigeant. Tu as la plus belle presse qui soit, ce n’est pas donné à tout le monde, et c’est ton premier film ! Profite, parce que ça n’arrive pas tous les jours ». Quand toutes les planètes sont alignées comme ça, il faut le savoir. À chaque belle nouvelle que je lui annonce, j’ai l’impression de lui apporter un sapin de Noël.

Cette récompense doit aussi vous faire du bien en ces temps compliqués, où les salles sont toujours fermées…

Oh oui, ça fait du bien ! C’est comme une preuve que l’exigence a encore droit de cité. Que l’on n’est pas condamné à ne voir que des films qui durent cinquante minutes, avec des « cliffhangers » à la fin de chaque épisode, de la psychologie à la serpe, et cette caricature de tragédie grecque ou antique qu’on a dans toutes les séries. On n’en peut plus ! À titre personnel, je le vis aussi comme une revanche de ne pas avoir eu la Caméra d’or. Je ne m’en suis pas remise. S’il y a un film qui le méritait, c’était celui-là. À chaque prix, chaque reconnaissance, chaque manifestation, je me dis qu’il n’a pas eu la Caméra d’or, mais qu’il a ça.

Il a aussi pu durer toute l’année 2020 dans les esprits, après être sorti en salle le 1er janvier de l’an dernier…

Absolument. Nous avions choisi d’accompagner sa sortie par « Démarrez l’année en beauté ». Il faut de la beauté pour commencer une année, et on ne savait pas à quel point on en aurait besoin en 2020. C’est incroyable. Cela a été très bénéfique pour les gens qui l’ont vu. Ça me rappelle Épouses et Concubines de Zhang Yimou, sorti en 1991. Il y a comme ça des miracles, qui ne sont pas effacés au bout de trois semaines. Je l’ai d’ailleurs revu il y a quinze jours, et je peux vous dire qu’il n’a pas pris une ride. Sur la condition féminine, c’est très intéressant de le revoir aujourd’hui. Il n’avait pas marché du tout à sa sortie, il avait fait 215 entrées le premier jour, et puis, petit à petit, il s’est passé quelque chose, et il n’a pas quitté l’affiche pendant un an et demi. Trente ans avant Séjour dans les monts Fuchun, ça fait une belle boucle avec deux films chinois, et une culture qui m’enchante, qui me bouleverse et que j’adore.