Entretien avec le cinéaste Lav Diaz

« Tous mes films sont engagés dans un travail de mémoire »

Superbe polar filmé dans un gris brumeux, Quand les vagues se retirent du cinéaste philippin Lav Diaz nous mène sur les pas de danse de deux flics corrompus et hantés. Digne héritier d’Akira Kurosawa, le cinéaste nous invite à appréhender jusque dans la peau les affres d’un criminel en quête de rédemption. Entretien.

 

 

Votre film est un thriller politique, mais pas seulement. J’aimerais vous demander comment ça va aux Philippines en ce moment ?

Le nouveau gouvernement, élu en juin 2022, est dirigé par Ferdinand Marcos Junior, ancien fils du dictateur Ferdinand Marcos, qui a dirigé le pays de 1965 à 1986.

Nous assistons actuellement à un mouvement révisionniste qui veut instaurer un nouveau récit sur le pays, avec la volonté de rétablir l’image de cet ancien dictateur. Il y a des résistances malgré tout, deux faces du pays qui s’affrontent sur ces questions essentielles de démocratie et de violation des droits fondamentaux des citoyens qui ont été exécutés et torturés. Mais l’ensemble des pouvoirs en place et des médias accompagnent cette falsification de l’histoire. Tout est contrôlé, à commencer par les récits et les mémoires. Il y a quelques années, même la cour suprême du pays a validé cette falsification, malgré les nombreux témoignages et preuves. Je ne sais pas vraiment ce qui va se passer maintenant. La démographie du pays est forte, avec plus de 117 millions de citoyens, concentrés dans les villes principales. Près de 70 % de la population vit dans des conditions très dures. Trop peu de jeunes accèdent à une éducation éclairée et supérieure. Le système est dysfonctionnel et c’est un véritable problème. Trop nombreux sont aussi les jeunes livrés à eux-mêmes, avec des parents absents, forcés de travailler à l’étranger pour subvenir aux besoins de leur famille. La jeunesse se réfugie de plus en plus dans les réseaux sociaux, comme la jeunesse du monde entier. Je pense que c’est assez grave de s’immerger aussi intensément dans des contenus qui, pour la plupart, sont vides de sens, et souvent porteurs de fausses informations. Les jeunes issus des classes moyennes sont différemment politisés. Ils ont pu accéder à l’université, mais c’est très compliqué aussi pour eux, car la majorité d’entre eux ont aussi voté pour l’actuel président. Je l’explique en partie par l’ignorance orchestrée par le pouvoir, et aggravée par les fakes news largement diffusées sur Internet. Ils sont victimes d’un système politique et médiatique fait pour réduire la possibilité à chacun de penser par soi-même et de s’instruire véritablement. Maintenir la pauvreté et l’ignorance est, hélas, une des meilleures manières de contrôler et d’opprimer les peuples, avec l’idée que seul un grand homme fort peut vous sauver…

La parole est importante dans tous vos films, notamment ici entre Hermès, le flic déchu, et le photographe Ray Lerma.

J’ai longtemps discuté avec Ray, qui me racontait ce qu’il avait vu et vécu, ce qui m’a aidé lorsque j’ai ensuite écrit le scénario. Le dialogue est très important, la vie est un dialogue, même la politique ! Vous regardez une image et un dialogue s’instaure. Dans cette première séquence de longue conversation entre eux deux, assis sous la véranda, vous pouvez tout comprendre, c’est quasiment tout leur univers qui s’exprime, ce qui les affecte comme ce qui les anime. Je me souviens d’avoir longuement parlé avec lui, de ce qu’il pouvait ressentir. 

La nuit est la source de tous les désirs, alors que le jour est marqué par la désolation sous toutes ses formes, où Primo et Hermès, vos deux héros, deux flics corrompus, déambulent dans ces deux espaces-temps.

La nuit est pour moi le meilleur équilibre, car dans la nuit nous sommes tous égaux. Mes deux personnages sont des fantômes qui errent. Dans la nuit, ils changent. Les personnages sont plus connectés dans la nuit, ils sont plus près d’eux-mêmes, illuminés. Ils sont transformés dans et par la nuit. C’est une obscurité qui les éclaire avec beauté.

À plusieurs reprises, vous filmez Hermès et Primo dansant, seul ou pour autrui, parfois en musique ou en silence. Ils semblent se séduire à distance...

C’est un rituel de masculinité. Je leur avais demandé de trouver leurs propres mouvements, qu’ils dansent comme ils le sentent. Je leur avais aussi suggéré de s’inspirer des danses primitives, des danses d’animaux. Celle de Primo est bien plus primaire, quasi sexuelle, très macho aussi. Il y a une friction très forte entre eux deux. C’est leur relation qui l’exige, ils sont attirés l’un par l’autre de manière assez mystérieuse.

Le machisme est un élément très important dans le film, vecteur de violence et de destruction.

Le machisme fait des ravages aux Philippines. Les hommes torturent les femmes, les tuant parfois par jalousie. Cette culture du machisme, dont les Philippins sont champions, vient de loin. Le pays compte plusieurs religions dont la majorité est catholique, avec différents cultes où la rédemption est très importante. Le machisme existe dans toutes les sphères de la société. Il faut savoir que chaque village du pays comprend un Dato, l’équivalent d’un petit roi de province. Entouré de ses épouses, il maintient l’ordre en contrôlant le village et ses populations. Mais paradoxalement, dans cette société machiste, de nombreuses décisions politiques ont été prises par des femmes. Même si c’est toujours l’homme qui contrôle tout. C’est assez récent qu’il existe des lois aux Philippines pour préserver les droits fondamentaux des femmes, dans tous les aspects de leur vie, même si elles n’ont toujours pas le droit de divorcer, tellement la mainmise de l’Église catholique est puissante. Avec le Vatican, les Philippines est le seul pays au monde à interdire le divorce.

Votre film travaille l’archive mémorielle par la présence du photographe Ray Lerma, qui interprète son propre rôle.

Les exécutions ont commencé en 2016 sous la présidence de Rodrigo Duterte, qui a initié le programme de purge intitulé Opération Tokhang. Il était censé combattre la drogue, alors que, de fait, ce fut un massacre de masse de milliers de Philippins. Le photographe journaliste Ray Lerma en fut témoin, il était présent dès le début. J’ai une profonde connexion avec le journalisme d’investigation, avant le cinéma, ayant moi-même été journaliste – j’ai autrefois couvert les violences sur personnes commises par la police, et plus tard, je fus même rédacteur culturel d’un petit journal.

Le tournage du film a commencé fin 2020, durant le mandat de cette présidence de terreur, et lorsque ce fut terminé, Rodrigo Duterte n’était plus au gouvernement. Les contraintes du tournage de ce film de fiction ne nous permettaient vraiment pas de filmer ce qui se passait en temps réel, d’où l’extrême importance du travail de Ray Lerma, que j’ai voulu dès le départ au cœur du récit. C’est très important pour moi d’engager le cinéma comme témoin. Ses photographies sont des preuves concrètes. Sur cette tragédie nationale, il existe un bon documentaire, Aswang, qui n’a été projeté que dans quelques festivals, sans vraiment avoir pu rencontrer le public. C’est le seul film que je connais sur ce sujet. 

Malgré ma lucidité sur la situation actuelle, que ce soit dans mon pays, mais aussi dans le monde, en tant que cinéaste je me dois de témoigner. Tous mes films sont engagés dans ce travail de mémoire et forment une chronique du temps de l’histoire des Philippins. Je ne l’envisage pas autrement. J’aimerais qu’ils puissent être perçus comme un dialogue et une réflexion sur l’histoire, le passé comme le présent, de chacun de mes concitoyens. L’image est un témoin du passé et à la fois un miroir de ce que nous étions.

Votre cinéma est à l’évidence nourri par une riche cinéphilie. D’où vous vient cet amour pour le cinéma ?

Principalement de mon père, Mario Diaz. Comme ma mère, il était un travailleur social très investi dans l’éducation et l’émancipation pour tout le monde. Mes parents se sont engagés dans un programme de modernisation de la société, porté par le gouvernement de l’époque. J’ai vécu au cœur de la forêt parmi les miens, des indigènes, dans une ferme. Mon père a construit d’ailleurs l’école primaire, comme les routes, jusqu’aux toilettes. Mes parents étaient très impliqués dans le souci de transmettre une bonne hygiène de vie, une bonne éducation et une culture. Je me souviens des séances le week-end, à quelques kilomètres de la maison. Je pouvais regarder jusqu’à huit films par jour. Je passais mes nuits dans le cinéma, où je dormais aussi. Je me souviens de la station de bus qui nous ramenait, sous la pluie battante dans la forêt, de nos conversations qui ne s’arrêtaient jamais sur les films qu’on venait de voir. Le cinéma est profondément ancré en moi, dans mon corps, jusque dans mes veines.

Propos recueillis et traduits par Nadia Meflah à Paris, le 8 août 2023.