Entretien avec Cristian Mungiu, réalisateur de R.M.N.

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Le Festival de Cannes est devenu un rendez-vous régulier pour Cristian Mungiu. Il y a montré tous ses films depuis Occident, son premier long-métrage, réalisé en 2002. L’annonce de son sixième film, R.M.N., en compétition cette année, a donc peu surpris. C’est, en revanche, son absence totale au palmarès final qui étonne, Cristian Mungiu étant un grand habitué des récompenses (Palme d’or, Prix du scénario, Prix de la mise en scène). R.M.N. est pourtant une œuvre complexe et politique, qui entre en résonance avec son temps et pousse le spectateur à s’interroger et prendre part aux grands enjeux de notre époque.

Les précédents films du réalisateur dépeignent un nombre de personnages restreint et plongent le spectateur dans leur intimité. Il s’agit souvent de duos comme le père et la fille de Baccalauréat (2016) ou les deux amies de 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007). Au contraire, R.M.N. se déploie à l’échelle d’un village entier et nous offre une galerie de personnages variés, faisant résonner en Transylvanie une multitude de langues différentes. Quand des réfugiés sri-lankais commencent à travailler pour une entreprise locale, les avis divergent et se polarisent. Entre accueil chaleureux (une fantastique séquence de communion musicale lors d’un repas) et violent (les fêtes folkloriques finissant par évoquer des déambulations du Klux Klux Klan), le film culmine dans une scène de débat houleux sur fond de discrimination et de grand remplacement. Un plan-séquence magistral, pièce maîtresse d’une œuvre qui se fait le reflet de la montée du fascisme, des conséquences de la mondialisation sur nos angoisses individuelles. Rencontre avec Cristian Mungiu autour de l’écriture de R.M.N. et sa manière d’impliquer le spectateur dans ses films.

 

Avec R.M.N. c’est la première fois que l’on découvre autant de personnages différents dans votre cinéma.

Oui, je n’ai pas de personnage principal et plusieurs points de vue différents cohabitent au sein de R.M.N. Mais je ne commence jamais à écrire un scénario simplement sur une idée. Tout débute avec une histoire, qui influence ensuite le scénario, la structure et la forme. Pour R.M.N., je voulais faire un portrait de la société actuelle et de nous-mêmes, en tant qu’êtres humains, avec nos angoisses face à cet avenir incertain. La façon dont l’autre est d’abord perçu comme un ennemi plutôt que quelqu’un de sa propre tribu.
Au départ, c’était un fait divers que j’ai lu dans la presse et je m’en sers pour parler de ce rapport entre l’individu et la collectivité, entre l’égoïsme et la générosité. À la fin, cela donne un film complexe – certains diront compliqué -, car il y a plusieurs niveaux de lecture. Le premier niveau, c’est l’histoire et je veux toujours qu’elle reste compréhensible, même pour les spectateurs peu habitués au cinéma d’auteur.

Comment construisez-vous ce premier niveau de compréhension ? Comment rendre simple la complexité ?

Il faut choisir une histoire qui possède déjà les ingrédients nécessaires pour toucher le spectateur. En écrivant le scénario, je me suis efforcé de ne pas trop utiliser d’ellipses. Les scènes se déterminent toujours entre elles : ce qui s’est passé dans l’une influence ce qui va se passer dans la suivante. Ensuite, je cherche toujours à me rapprocher du thriller et de la tension qui accompagne le genre afin que le spectateur soit toujours attentif à ce qui va se passer. J’essaie de ménager des surprises. Je les préfère au suspense.
Après avoir prêté attention à tout cela, je dérègle un peu les choses. Je m’assure que les personnages ne soient pas trop parfaits et je laisse une certaine ambiguïté et incohérence pénétrer le scénario. Au final, grâce aux différentes projections que j’ai faites, j’ai pu constater que les thèmes essentiels du film se transmettent bien.

Cristian Mungiu - Photographie : Laurent Koffel pour BANDE À PART
Un des personnages principaux, Matthias, n’a pas de réel positionnement face à la situation et aux problématiques du village. Est-ce que vous l’avez vu comme une porte d’entrée pour le spectateur ?

Pour moi, Matthias représente l’attitude de beaucoup de gens qui pensent que s’ils n’ont pas d’avis sur la réalité, alors ils sont déresponsabilisés. Mais ce n’est pas vrai ! Sans opinion, vous êtes quand même responsable.
C’était important pour moi de créer un personnage d’une manière différente. Je ne crois pas en cette idée reçue qu’un personnage doit en savoir plus à la fin du film qu’au début. On apprend ça dans les écoles de cinéma, mais c’est trop simple. Dans la réalité, les gens ne changent pas d’avis en seulement deux semaines de leur vie. Matthias entre dans le film comme quelqu’un qui a beaucoup d’anxiété pour l’avenir de son enfant. À la fin, il a toujours ces angoisses, mais il a compris qu’il doit choisir entre deux mondes différents. D’un côté la forêt, le noir, ses impulsions et ses peurs; de l’autre quelque chose de plus solaire : la société, l’amour, l’affection, la musique et l’art. Je ne sais pas ce qu’il va choisir, mais ce qui compte, c’est de dire au spectateur qu’il va devoir choisir.

Comment construire un personnage qui ne tombe ni d’un côté ni de l’autre ? Qui ne choisit pas ? Est-ce un combat lors de l’écriture du scénario ?

Je relis beaucoup les dialogues et les scènes que j’ai écrits et qui caractérisent le personnage. Je fais cet effort d’enlever tout ce qui se rapproche trop de mes idées. J’essaie de faire un cinéma qui n’est pas trop manipulateur. Le cinéma l’est déjà beaucoup, mais je veux essayer d’effacer mes intentions. C’est une tentative qui n’aboutit pas toujours, mais à laquelle je m’attelle systématiquement.

Est-ce que cette idée se poursuit dans la mise en scène ?

Oui, j’essaie de construire un style visuel qui efface mes opinions et mes décisions en tant que réalisateur. Avec mon chef-opérateur, nous avons travaillé sur l’idée qu’une scène se construirait en un seul plan- séquence. C’est un choix fort, qui permet de limiter le montage et d’avoir des scènes qui s’enchaînent, comme dans la réalité.
Ensuite, je décide de ne jamais bouger la caméra sans qu’il y ait un motif au sein même de l’image. La caméra bouge seulement quand elle suit un mouvement dans le champ. Je ne vais pas la déplacer pour pointer l’attention du spectateur sur un élément particulier, il doit y avoir une raison.
J’essaie ainsi de ne pas amener mon point de vue de citoyen dans le film pour laisser les spectateurs décider par eux-mêmes. Parfois, j’ai vu que les gens tirent des conclusions très différentes. Certains spectateurs m’ont, par exemple, expliqué s’être identifiés à certains points de vue exposés dans la longue scène du film (ndlr : scène de débat où s’expriment des points de vue ouvertement racistes). On m’a remercié d’avoir eu le courage de citer ces propos !

Comment réagissez-vous face à ces remarques ? Restez-vous dans votre neutralité de réalisateur ou le citoyen reprend-il le dessus ?

Je ne contredis jamais le spectateur de façon radicale. Je reste neutre dans le sens où je commence à lui parler des autres interprétations possibles que j’ai reçues d’autres spectateurs. J’explique que je ne pense pas forcément comme ça, mais que sa lecture montre que le film est ouvert.
En fait, je m’en suis rendu compte dès le titre : R.M.N. À Cannes, on me disait que cela représentait la Roumanie. Puis, en Roumanie, certains l’ont compris comme un acronyme des trois ethnies principales du pays : Român (les Roumains), Maghiar (les Hongrois) et Neamț (les Allemands). On m’a aussi dit que cela pouvait être le nom des personnages principaux : Rudi, Matthias et Nous. Une de mes interprétations préférées est quelqu’un qui a vu le titre comme une référence à Rămân, qui signifie “Je reste” en roumain. Et avec ça, l’idée de rester ici, sur place, pour changer les choses plutôt que de partir. C’est une interprétation possible aussi !
De mon côté, c’était un titre qui renvoyait à une radiographie de la société actuelle (ndlr : RMN est l’équivalent d’IRM en français). Cela englobait aussi la complexité de notre cerveau, notre façon de réagir à ce qui se passe autour de nous et l’importance de nos conflits intérieurs.

Vous considérez-vous plutôt de nature optimiste ou pessimiste ?

Les gens ont, par exemple, vu un peu d’espoir dans le film, dans la décision du petit enfant de ne pas suivre les conseils de son père et son éducation, de ne pas tuer un animal quand il a le choix. Ça fait partie de l’espoir que je peux avoir dans les générations à venir. Mais, en même temps, c’est nous qui donnons l’exemple et qui faisons l’éducation de ces générations. Si on ne peut pas changer les choses aujourd’hui, ce n’est pas rationnel de dire qu’ils changeront les choses demain. Alors je ne suis pas vraiment optimiste, mais je ne me considère pas comme pessimiste non plus. Je pense être réaliste. Mais la réalité n’est pas la plus heureuse en ce moment.