Notre histoire

Entretien avec Emmanuel Gras autour d'Un peuple

Que peut le cinéma face au réel ? Le restituer avec justesse quand ce n’est pas grandeur, contrairement aux médias régis par une temporalité qui crée l’amnésie comme la sidération. Un peuple est une action cinématographique, celle du cinéaste Emmanuel Gras. Citoyen et homme à la caméra, cette dialectique est au cœur du processus de ce film singulier, qui se construit quasiment sous nos yeux. L’insurrection menée par les Gilets jaunes est présente depuis de nombreuses semaines lorsqu’il se décide à aller voir et entendre – les deux actions que le cinéma permet depuis son origine – ce qui agit chaque semaine pour ces femmes et ces hommes vivant à Chartres. Si le film réussit le pari de restituer la dignité du peuple français par la singularité de quatre personnages, jusque dans ses contradictions et frictions, il représente aussi la matérialité concrète de la violence d’État, tout à la fois sourde et répétitive. Mais aussi aveugle et tellement étouffante. Une terreur que le film distille tout au long d’un tempo qui joue sur l’avancée des troupes, la confrontation et la retraite stratégique, avant la reprise. Un film de guerre, donc. Mais surtout une insurrection cinématographique au service des invisibles.

 

Comment inscrivez-vous votre film dans ce réel vécu par des millions de Français ? Quel sens lui attribuer ?

Pour ce film en particulier, le cinéma a été un outil de compréhension. Il s’agissait de suivre et de vivre ce mouvement, afin de le restituer ensuite. Trois ans et demi après le mouvement, j’ai le sentiment de poser un chapitre dans l’histoire de France. C’est un moment historique. Ce mouvement politique a généré énormément de production littéraire et intellectuelle, mais bizarrement moins de création cinéma. Qu’est-ce que ce sentiment de révolte globale, qui habite une grande partie de la population française ? Mon ambition a toujours été de faire sentir l’aspect humain et local relié à l’élan national, à l’insurrection. C’était mon souci tout au long du montage. Ma démarche est celle d’un cinéma engagé pour rendre compte de la complexité que je trouvais chez les Gilets jaunes. Tous ne parlaient pas d’une même voix, au contraire ! C’était plutôt le bordel, c’est ça qui m’excitait, toute cette vie ! Ce qui m’intéresse aussi est de rendre justice à ce qui s’est passé.

Emmanuel Gras - Photo : Laurent Koffel pour BANDE À PART
Quel pacte avez-vous conclu avec les citoyennes et citoyens que vous avez filmés ? Est-ce une production participative et collective ?

Il n’y a pas eu de question d’argent au sujet du film. En ce qui concerne le mouvement, des personnes apportaient de la nourriture sur les ronds-points. De même, des cagnottes ont été mises en place, provoquant des crises terribles, avec la crainte que certains en profitent aux dépens de tout le monde. Je suis allé pour me présenter aux Gilet jaunes de Chartres, en leur expliquant que j’étais un réalisateur indépendant, en aucun cas relié à une chaîne ou un média. Un début de confiance s’est installé. Je me souviens que mon précédent film, Makala, était programmé en janvier 2021 à Chartres. Ils ne connaissaient pas mon travail, c’était une manière de me présenter. Je pense qu’ils ont compris qu’il y avait un sérieux et une vraie ambition de faire un film avec eux. Leur confiance était totale, et j’avais la responsabilité de ne pas les trahir. Jamais ils ne m’ont demandé quoi que ce soit sur la manière de les filmer, c’est une énorme leçon. Que ce soit Benoît, Alan, Agnès, Nathalie, les personnages que l’on suit sur le long terme, ils n’ont eu aucune exigence envers le film et moi. Je me devais moralement de leur rendre leur confiance. Je me souviens de ma peur au moment où je leur montre le film, c’était en septembre 2021 à Chartres. Je me posais plein de questions : vont-ils me reprocher les moments de division ? D’avoir montré des mauvaises images d’eux ? De fait, ensuite, j’étais surpris de n’avoir pas eu confiance en leurs regards, car finalement c’était très émouvant. Ils m’ont beaucoup appris.
Quant au financement, c’est mon producteur qui a engagé ses fonds propres pour la réalisation du tournage. Nous étions deux : le preneur de son et moi au cadre. C’est lors du montage que nous avons pu recevoir deux subventions du CNC pour terminer le film : l’aide au développement renforcé, et l’aide après réalisation. Le montage a duré une année, le plus long que j’aie fait pour un film.

Comment expliquez-vous que le cinéma soit aussi absent, contrairement aux médias télévisuels, qui ont créé une imagerie majoritairement méprisante ? Comment comprendre cette distance, voire ce mépris de classe ?

Je dois dire que j’étais ahuri de ne rencontrer personne aux manifestations. Aucun documentariste, sauf une seule et unique fois où j’ai croisé un cinéaste que je connaissais. Je sais qu’il y a quelques documentaires en cours de réalisation. Mais c’est vrai aussi qu’il y a une défiance cruelle de la part des cinéastes documentaristes français quant à cette histoire des Gilets jaunes. C’est un problème de la société française. Il s’agit d’un véritable racisme de classe, car cette population a été identifiée comme totalement et physiquement différente, moche, laide, ne sachant ni s’organiser, ni vraiment parler. Or, les différences de classe sont bien plus importantes que le reste. La gauche au pouvoir a oublié les classes ouvrières et prolétaires, pour uniquement se concentrer sur des causes sociales, des causes justes, mais qui n’englobent pas toutes les réalités des classes populaires. Les Gilets jaunes, ça n’a rien de sexy, ni de branché, et je pense que le cinéma a eu mal aussi avec cette réalité, à part quelques cinéastes comme Bruno Dumont. Il y a un mépris au sein du cinéma français en ce qui concerne une partie de la population française, et les Gilets jaunes ont rappelé cette évidence essentielle : la violence de classe touche les pauvres indifféremment. Les Gilets jaunes ont amené leur révolte au centre du pouvoir qu’est Paris, en occupant non pas des lieux de la République que sont la Nation, Bastille ou la place de la République, mais ceux du pouvoir financier : les Champs-Élysées.

Emmanuel Gras - Photo : Laurent Koffel pour BANDE À PART
Dès le 17 novembre 2018, il y a eu prolifération d’images filmées et diffusées sur différents supports, avec des flots de paroles. Vous commencez le tournage au printemps 2019. Comment étiez-vous face à tant d’images créées chaque jour ?

C’était très compliqué. C’était la première fois que je faisais un film où il y avait autant d’images médiatiques, à la fois filmées et diffusées à la télévision, et autant de productions qu’on retrouvait sur les réseaux sociaux. Tout le monde filmait en permanence. C’est troublant, car même avec un plan filmé par un portable, vous pouvez trouver du cinéma, vous voyez quelque chose qui produit un effet. D’ailleurs, on voit Alan qui n’arrête pas de filmer lors des manifestations, il a sa chaîne YouTube suivie par de nombreuses personnes. J’ai pu être tenté d’intégrer ce genre d’images. De même, que faire avec celles des médias ? J’ai choisi, à chaque fois, de les intégrer, mais toujours avec un intermédiaire. On voit les gens qui regardent la télé, ou bien Alan qui est en train de filmer avec son écran de téléphone. Je défends un point de vue cinématographique, où les images sont intégrées dans un récit. Elles participent à la diégèse du film. J’avais souvent des moments d’affolement, où je savais qu’il se passait quelque chose, en me disant je vais le rater. Je me souviens du 14 juillet 2019 : je n’étais pas présent, alors que Benoît et Nadine étaient partis sur les Champs-Élysées. Ils étaient non loin de Macron qui passait, ils l’ont insulté copieusement. Comme j’ai regretté de n’avoir pas pu être là, je me disais : « Mais c’est la première fois qu’ils sont face à lui, ils le voient en vrai, tout le film parle de Macron et on ne le voit jamais ! ». J’étais à ce moment-là convaincu que le film était perdu.
Mais il y a tellement de lignes à prendre en compte, entre le vécu des gens, toutes les actions qui se faisaient en même temps. Je passais mon temps à rater quelque chose et c’était assez fatigant, car c’est tellement énorme ce qui se passe. Essayer de tout filmer devenait ogresque. Ce qui m’a avantagé, c’est la régularité des manifestations. J’avais tout à la fois une boulimie à vouloir tout filmer, avec en même temps une énergie de dingue à courir et vouloir être partout. Je ne pensais que cinéma, cinéma, cinéma. C’était mon adrénaline.

Un peuple est un film de genre, qui nous donne un sentiment de colère aussi.

Mon idée est de faire ressentir physiquement la peur, ce que c’est de recevoir des explosions. Le film prend position sur ce grondement. Nous avons choisi de sortir Un peuple maintenant, avec la volonté de participer, à notre niveau, au débat national, alors que nous sommes en campagne électorale. C’est ahurissant et scandaleux que des thématiques affreuses polluent le débat avec le principe du bouc émissaire, alors qu’il y a tant de réalités sociales et économiques urgentes. Je suis et reste solidaire du mouvement des Gilets jaunes.