Anthropologues, artistes vidéo et photographes, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor forment une hydre à deux têtes dans le monde du documentaire et du cinéma. Auteurs de Leviathan (2012), de Caniba (2017), ils viennent de remporter le Prix du meilleur film singulier francophone décerné par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma avec leur dernière œuvre sortie en salle l’année dernière : De Humani Corporis Fabrica, une référence à un traité d’anatomie humaine éponyme, que l’on doit au médecin et anatomiste brabançon du 16e siècle, André Vésale.
Entretien exclusif.
Cela signifie énormément pour nous. Nous sommes profondément honorés. Bien sûr, d’une certaine manière, chaque film est singulier. Mais c’est également vrai que beaucoup trop de films sont tournés, et leur degré de ressemblance est parfois inquiétant. Le cinéma ne peut prospérer que s’il assume une relation d’opposition aux conventions, sinon il se fige dans le naturalisme, et plus tard dans le maniérisme, et finalement dans l’extinction de toute expression. Pourquoi tant de cinéastes semblent déterminés à réaliser des films qui ressemblent à ceux qui existent déjà dans le monde ? La seule excuse possible pour la dépense d’énergie, de carbone, de capital, d’exploitation du travail et d’éthique douteuse dans la réalisation d’un film est que le film nous montre une qualité ou dimension de la réalité qualitative que nous n’avons jamais perçue auparavant, soit qu’il nous montre le monde d’une manière que nous reconnaissons immédiatement comme profondément vraie et familière, mais qui n’avait jamais encore pris forme au cinéma. Il est également particulièrement gratifiant d’être récompensé par ce prix après que la Commission de classification des œuvres cinématographiques (qui fait partie de la Commission de contrôle du CNC) a proclamé que « ce film n’est pas à proprement parler un documentaire et présente une succession d’images explicites autour du corps dont la brutalité est susceptible de perturber, voire de traumatiser le public ». La lâcheté, la censure et l’idiotie de ce décret sont sans fin. Le film est à tous égards un documentaire. Et si cela révèle quelque chose sur le corps humain, cela révèle son immense beauté, sa résilience et sa fragilité. De plus, le film est un hommage au dévouement de tous les soignants, à l’intérieur et à l’extérieur de l’APHP, qui consacrent leur vie à nous maintenir en vie et en bonne santé. Nous espérons qu’un jour avant notre mort, la Commission nous éclairera – nous tous.tes, les Français.e.s – sur ce qu’est un documentaire « proprement dit », dont ils s’imaginent être les gardiens du goût.
Nous sommes une hydre à deux têtes, sans division du travail. Nous nous échangeons la caméra et l’enregistreur de son tout au long d’une journée ou nuit de tournage, dans une sorte de chorégraphie tacite qui ne réclame pas de paroles. Parfois, ce sont nos corps qui filment, comme dans Leviathan, où l’un doit tenir le corps de l’autre pour ne pas passer par-dessus bord, deux corps attachés l’un à l’autre dans une orchestration implicite fluide et non verbale.
Nous procédons par dégraissage. Comme si nos centaines d’heures de rushes étaient une baleine échouée et que l’on s’y attaquait au canif, petit bout par petit bout, pour enlever de la graisse, puis de la chair, puis des os, et lorsque qu’il reste un monticule raisonnable, alors commencent les grandes questions, les essais, les discussions interminables, mais au fond, c’est toujours l’inconscient qui gouverne, et on ne sait pas toujours atteindre un argument rationnel solide. On procède autant par association que par mise en forme rationnelle de ce qui pourrait aboutir à trois mille films différents.
On ne voit ni cruauté ni abstraction, bien au contraire. On voit des tabous, des zones laissées dans l’ombre, affrontées souvent dans la fiction, mais soi-disant inabordables dans le documentaire. Nous avons surtout une attirance pour ce que James Agee appelle la “cruelle radiance de ce qui est”. Nous accordons de la valeur à l’ÊTRE plutôt qu’au SENS. L’approche que nous avons est une forme de recherche anthropologique, sauf que nous divorçons de l’approche anthropologique classique : nous sommes beaucoup plus intéressés par la culture réelle, perçue, le somatique avant la sémiotique. Nous ne recherchons pas nécessairement et principalement la culture, les symboles, le sens, mais plutôt l’être et l’état de transe de l’être. Et l’être dont nous parlons concerne un être « plus que le moi humain ». Le regard cosmique s’intéresse à tous les êtres vivants et tente de comprendre comment ils sont interconnectés et dépendent les uns des autres. Il s’agit d’un effort pour ne pas se focaliser sur les êtres humains en tant qu’acteurs privilégiés dans le monde, mais plutôt sur le tissu des relations émotionnelles entre les éléments. La nature, les animaux, la technologie et nos mondes de vie physiques, en adoptant des perspectives et des voix radicalement fluides, qui rendent le point focal multiforme et en étant capable, d’une manière radicalement esthétique et politique, de déraciner la centralité de l’homme afin de faire naître un ordre de nouvelles relations entre les êtres vivants. En d’autres termes : réintégrer le monde dans notre chair et faire du cinéma la chair du monde. On peut peut-être appeler cela du réalisme cosmique…
Le corps est pervers, le corps est poreux. Nous avons cherché à représenter les humains non de manière reconnaissable et attendu par le documentaire ou la fiction, mais d’un point de vue intra-humain. Au lieu de se contenter de regarder le monde au-delà de nous-mêmes, dans un regard unidimensionnel, on voulait voir ce qui se passe lorsqu’on retourne nos yeux vers l’intérieur. C’est un geste de cinéma qui veut embrasser et réhabiliter notre corps tout entier, dans la conscience de soi, et du monde. L’espoir que portait ce film, c’était de « réincarner » l’anatomie, ou de réunir l’anatomie (discipline grecque/occidentale/statique/structurelle) avec la vie, par la couleur, le son, la texture du corps, et surtout le mouvement de la vie même — d’une manière qui n’a jamais été possible jusqu’à présent. En entrant et sortant du corps du patient, nous fusionnons son identité intérieure et son image extérieure. Nous avons expérimenté différents dispositifs d’enregistrement et décidé de combiner et de synchroniser plusieurs types de matériaux différents : 1. des images médicales (l’intérieur du corps) ; 2. des images enregistrées sur notre caméra miniature ; 3. le son synchro hors-corps ; et 4. les sons enregistrés à l’intérieur du corps. La combinaison de ces technologies crée un sentiment de nous-mêmes en tant que chair palpitante, frémissante de vitalité, et qui exprime à la fois notre précarité et notre mortalité potentielle. Chair à la multitude de topographies et à la beauté suffocante, qui existe dans le même monde spatio-temporel que les soignants, qui oscillent entre un savoir-faire étonnant et une boucherie indifférente. Cette nouvelle perspective, qui s’appuie sur une dialectique entre la vue intérieure et la vue extérieure, crée une troisième sorte de vue, qui n’est ni celle du soigné, ni celle du soignant, ni celle du cinéaste précisément. C’est un peu comme si corps et esprit, intérieur et extérieur, le moi et le monde, et la vie et la mort se rapprochaient au point qu’on ne peut presque plus les distinguer.
Grâce aux dernières technologies d’imagerie médicale, on a pu faire un nouveau portrait du corps humain. À travers ce portrait physiologique, physique, métaphysique, mais aussi très intime du corps humain, nous sommes conduits à repenser ses liens avec la société. Et c’est vrai qu’en essayant de représenter le corps d’une façon nouvelle, il était tentant et presque inévitable de représenter et faire justice au travail du corps médical, pour finalement dépeindre l’hôpital comme un microcosme de la société contemporaine.
C’est donc le portrait de différents corps, qui interagissent tous les uns avec les autres, dans une sorte de dialogue constant : le corps anatomique du patient, en d’autres termes, des humains, de nous tous. Puis, le corps médical des hôpitaux, c’est-à-dire un système en crise profonde et qui pourtant adopte des technologies futuristes pour inventer la médecine de demain. Et enfin, le corps de notre société qui se transforme.
Nous ne sommes pas militants, mais il nous semble que nous sommes très très en retard sur ces questions. S’acharner à maintenir en vie des personnes qui ne désirent pas l’humiliation et les souffrances liées à la fin de vie nous semble cruel.
C’est comme de parler d’un.e amant.e avant de l’avoir. Comme a dit Wittgenstein : “Whereof one cannot speak, thereof one must be silent.” (Traduction : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». NDLR)
Propos recueillis par Olivier Bombarda