Dans Dernières nouvelles du cosmos, Julie Bertuccelli suit deux ans de la vie d’une femme autiste et artiste, Hélène, dite Babouillec, qui écrit et communique à l’aide de petites lettres plastifiées. Alors que ses textes, d’une grande puissance poétique et intellectuelle, sont sur le point d’être mis en scène à Avignon, la documentariste nous fait découvrir cette artiste hypersensible, dont le rapport étroit au monde change notre manière de voir.
C’est sûr que je me suis beaucoup demandé comment retransmettre cela à l’écran. Je ne savais même pas si la caméra pouvait le capter. Parce que filmer Babouillec, c’est aussi filmer ce qu’elle transforme autour d’elle. Elle transforme tout le monde ! Déjà son écriture est forte, poétique, drôle et particulière, ce qui n’est pas évident à partager, parce que ce n’est pas une écriture facile à entendre. Je me suis posé beaucoup de questions de réalisation : comment l’approcher, en tant qu’artiste qui écrit d’une manière pas aisée à filmer non plus avec ses petites lettres ? Comment faire pour faire passer son texte ? J’ai eu beaucoup de chance que son texte soit adapté dans une pièce de théâtre, parce que c’était un moment dramaturgique intéressant qui allait induire des rencontres, des moments, et pour elle, de vrais plaisirs et des découvertes. Ça me paraissait évident qu’il fallait suivre cela, plutôt que de faire un portrait d’elle et de sa mère chez elle, avec les orthophonistes, dans leur quotidien. Je me disais que ce mouvement-là de la pièce était idéal, d’autant que c’était un grand événement pour elle.
Oui, cette rencontre était motrice. D’autant que j’étais seule, car c’est moi qui ai fait et l’image et le son. Je cadre toujours sur mes documentaires, et j’aime beaucoup l’ingénieur du son avec lequel j’ai travaillé sur La Cour de Babel, mais là, dans ce rapport étroit au personnage, ça me semblait nécessaire d’être seule.
Oui, et ce corps aussi, étrange, de cette femme qui ne parle pas et semble avoir des problèmes de coordination. On découvre ce texte extrêmement puissant avec un vocabulaire incroyable. Et c’est vrai qu’en télescopant les deux, j’embarque le spectateur dans un quelque chose où il a peu de repères. Ce n’était vraiment pas facile de commencer ce film. Car on est toujours marqué par l’enveloppe extérieure de ce corps et de cette manière de baver, de manger, qui nous coince dans nos préjugés sur l’autisme et le handicap. C’était impossible de faire autrement que de passer par ça et je trouvais que c’était d’autant plus fort de découvrir ce texte en voyant comment elle est extérieurement. Mon but au tournage et au montage était qu’on s’approche d’elle petit à petit et qu’on arrive à oublier cette gêne première.
Oui, et puis sa mère aussi qui, peu à peu, va nous donner des clés. Je voulais que les gens se posent des questions avant de donner des clés, que les spectateurs soient très actifs face à ce film.
Oui, on peut comprendre qu’elle capte ce qu’elle entend du langage des adultes autour d’elle, comme un enfant qui apprend à parler en écoutant. Elle est le reflet de ça, mais puissance dix, parce qu’elle écrit d’une manière magnifique et qu’effectivement, elle a appris le vocabulaire et l’orthographe en photographiant ce qui l’entoure.
Oui ! Et il reste ce mystère qu’est la télépathie. Je l’évoque à peine dans le film, car je n’ai pas trop envie de rentrer là-dedans. C’est une extrasensibilité chez Babouillec, mais elle a cette puissance d’aller dans le cerveau des gens et d’y puiser des informations.
Oui, elle nous montre ainsi que sa liberté pulvérise nos limites sociales. Elle est dans l’instinct et vit les choses beaucoup plus intensément que nous. Comme s’il n’y avait pas de filtres et de degrés dans l’écoute, comme si tout était au même niveau. Tout est tellement fort et puissant pour elle, il n’y a pas de limite entre son corps et le nôtre, tout paraît très agressif parfois pour elle. Puisqu’elle a la puissance de tout percevoir, de tout entendre et de tout analyser, elle est en permanente ébullition. Elle est tout le temps en train de se nourrir, elle n’est jamais en repos. C’est puissant.
Oui, les crises, il y a différentes raisons à cela, mais parfois c’est parce qu’elle est heurtée dans son intimité. Tout ce travail qu’elle a fait pour s’ouvrir aux autres est un travail énorme. Parce que pendant quinze ans, elle hurlait quand on la touchait et elle restait dans son coin sans parler et à ne rien faire. Son ouverture au monde s’est faite très vite, et comme elle le dit, elle a joué avec les espaces de son « cornichon de cerveau ». Quand on lui pose des questions, elle a une telle puissance métaphorique dans ses réponses qu’il y a quarante milliards de réponses dans sa réponse, en fait ! Ce n’est pas factuel, basique, c’est plein de jeux de mots et d’humour, et ça rend compte de l’ampleur du travail qu’elle a fait.
C’était émouvant, cette scène. C’est un mathématicien existentiel qui s’appelle Laurent Derobert. Il a fait des expos au Palais de Tokyo. Il se situe entre le mathématicien et le poète. Lui aussi a un univers chargé. Il considère que les mathématiques peuvent nous informer et permettent de rechercher qui nous sommes parmi l’être réel, l’être imaginaire et l’être rêvé, comment on est ce qu’on est, ce qu’on rêve d’être et ce qu’on voit de nous. Sa réflexion tourne autour de ça et ça intéresse beaucoup Hélène. Lui a lu ses livres et y a trouvé des échos à sa recherche. Il a voulu la rencontrer et c’est vraiment la rencontre entre deux artistes que je filme. Je n’aurais jamais oser rêver une scène pareille !