C’est l’une des réjouissances de la 7e édition du Festival Play it again !, dont BANDE À PART est partenaire : la programmation du Sauvage de Jean-Paul Rappeneau dans sa version restaurée 2K, que le cinéaste viendra présenter mercredi 15 septembre à 19 h au Grand Action (Paris, 5e).
Revoir Le Sauvage est toujours une fête. Ce récit d’une rencontre entre un homme et une femme aux tempos désaccordés est doté d’une énergie communicative. Cette vitalité provient de l’écriture musicale du film faite d’accélérations et d’instants de stase, de l’intensité de ses couleurs, et du mouvement des corps qui l’habitent : celui de Catherine Deneuve, la véloce, et d’Yves Montand, dont le personnage voit peu à peu s’évanouir son rêve de quiétude hors du monde. De leur valse à contretemps émergent des moments de grâce – une expression dans le visage, un dialogue imprévisible, une voix qui se brise. Car Le Sauvage a ceci de remarquable qu’il sait allier, l’air de rien, le divertissement populaire au questionnement existentiel – sur le timing des choses, notamment. Son aura, quarante-six ans après sa sortie, est toujours intacte.
Jean-Paul Rappeneau par Bruno Tocaben – CineComedies.
Jean-Paul Rappeneau : Il y a le mouvement intérieur de l’histoire, mais aussi l’enchaînement des déplacements des personnages, qui sans doute participe à ce que vous dites – et je suis heureux si la vitalité du film est encore sensible aujourd’hui. Le mouvement des corps y joue un rôle important.
Quand mes enfants, Julien et Martin, étaient plus jeunes, ils disaient que j’étais « comme fou » dans les moments où je tournais mes films ! Il est vrai qu’à une certaine époque, mes projets occupaient une telle place dans mon esprit et dans mon cœur, qu’arrivé au moment de tourner, j’étais un peu « hors de moi ». Le mouvement du film, que j’ai mis plusieurs années à mettre au point, est comme une partition qui bouge, et quand, effectivement, elle se déroule sous mes yeux, je m’agite, je m’émeus, et ne peux rester calme. À mes débuts, j’avais même tendance à dire le dialogue en même temps que les acteurs. Sur le tournage de La Vie de château, Philippe Noiret m’a dit : « Jean-Paul, on t’entend parler, ce n’est pas possible ! ». Maintenant, je ne parle plus pendant les prises, mais je continue à battre du pied. Car dans un film, quelque chose doit pulser. Ce n’est pas de l’agitation forcenée, mais, comme disait Truffaut, « un film est un train qui fonce dans la nuit ». J’ai toujours adoré le jazz, et dans le jazz, quelque chose bat. Dans mes films, c’est aussi ce que je recherche.
Oui, je le pense. Dans la nuit du train dont parle Truffaut, on entend le battement régulier des roues sur les rails, comme une pulsation cardiaque. Il doit y avoir dans les films un cœur qui bat.
C’est le travail magnifique de Pierre Lhomme, mon chef-opérateur. Mais ce tournage fut terrible pour lui. Nous avons tourné aux Bahamas en plein mois d’août, sous une chaleur accablante. Quand le soleil était au zénith, il « écrasait » le visage des acteurs, disait-il. Je ne sais pas comment il est parvenu à obtenir une image d’une telle intensité… Il utilisait des lentilles polarisantes, qu’il déplaçait lui-même pour que la mer en arrière-fond ne soit pas éblouissante. Pierre Lhomme était un obsessionnel et un perfectionniste, un peu comme moi. Et pourtant, je m’impatientais sur le tournage : j’étais prêt à tourner, alors que lui n’en finissait pas d’installer le plan. Il est le peintre de ce film. Il avait dans sa poche intérieure des petites reproductions de tableaux, qu’il ne voulait pas me montrer. Je n’ai jamais su de quelles œuvres il s’agissait.
Je connaissais Jean-Loup Dabadie depuis longtemps et l’aimais beaucoup. J’étais aussi très ami avec Claude Sautet, qui a lancé sa carrière de scénariste. Avant que Jean-Loup me rejoigne, j’ai longuement travaillé avec ma sœur, Élisabeth Rappeneau, que nous surnommions Babou dans la famille. Elle fut aussi ma script, puis elle est devenue réalisatrice. Mes films se sont construits pour la plupart avec elle, sur cette table, dans ce bureau où nous sommes assis. Avec Babou, nous bâtissions la charpente du film. Tant que je ne me levais pas pour aller et venir dans la pièce, c’est que notre partition n’était pas aboutie. Il fallait que je bouge. Tout part du corps dans l’élaboration d’un film.
Je tiens peut-être cela de Claude Sautet. Quand nous travaillions ensemble sur Les Mariés de l’an II, rien n’avait lieu avant que Claude se lève soudain pour mimer une scène. Les idées qui nous mettent debout sont bon signe ! Puis il arrive un moment où je « vois » véritablement le film. Quand j’écrivais Bon Voyage avec mon fils Julien, je me souviens du jour où je lui ai lancé : « C’est ça, oui, c’est ça ! Le film est là ! Tu le vois aussi ? ». Arrive donc toujours ce moment où le film apparaît dans tout son mouvement.
Ensuite, quand les hommes des mots arrivent, comme Jean-Claude Carrière ou Jean-Loup Dabadie, le scénario commence à prendre chair. Dans la scène du baiser, j’adore cette idée de Jean-Loup qui fait dire à Deneuve « Quelle heure est-il ? », comme premiers mots de la scène d’amour qui va suivre, avec le visage de Montand incapable de répondre.
Peut-être, oui. Un peu plus tard, Dabadie a aussi eu cette autre idée de dialogue géniale quand Montand et Deneuve se donnent rendez-vous sur le ponton. Quand il fallait vraiment écrire les dialogues, Jean-Loup se retirait chez lui et m’appelait quelques jours plus tard quand il avait fini pour que je vienne les lire. Il me laissait alors seul avec les pages manuscrites et attendait dans la pièce à côté… Souvent, j’étais si heureux de ce que je lisais que je tapais du plat de la main sur la table pour qu’il entende ma joie. Il y a donc cette scène où Deneuve propose à Montand de partir à huit heures moins le quart. « Pourquoi moins le quart ? », lui dit-il. « Huit heures, alors ! ». Ces mots et cette discussion dérisoire pour quinze minutes dans une île perdue au milieu de l’océan m’enchante et enchante toujours ceux qui se souviennent du film. Génie du dialogue de ce cher Jean-Loup…
Oui, bien sûr qu’il y a de la jubilation à créer de la fiction. Quant à l’autonomie des personnages, prenons pour exemple cette scène du baiser dans Le Sauvage. Je me souviens qu’à l’époque, c’est Claudie, mon épouse, qui tapait le scénario à la machine. Je lui dicte la scène et Claudie, sans lever les yeux de son clavier, soupire : « Impossible ! ». Pour elle, ce baiser était invraisemblable après que Montand a assommé Deneuve avec un ananas lancé à toute volée. Désarçonné, j’ai appelé Dabadie, mais pour lui comme pour moi, cette scène était cocasse et vraie à la fois. Plus vraie encore quand les deux acteurs s’en sont emparés. Si autonomie des personnages il y a, c’est bien par le biais des acteurs que cela opère. Je me laisse souvent surprendre par eux. Le personnage de Montand s’est bonifié grâce à son interprétation. Il m’a souvent cueilli.
Le tutoiement soudain de la jeune femme est encore une belle idée de Dabadie. Deneuve est extraordinaire dans cette scène. Sa voix étranglée, son regard embué… elle m’a donné la chair de poule. Je n’aurais pu imaginer ce qu’elle a fait. Les acteurs vont plus loin que nos rêves.
Je me souviens d’un article de Jean-Michel Frodon paru dans Le Monde. Il était venu sur le plateau de Bon Voyage et avait écrit que j’y étais animé d’une espèce de danse de Saint-Guy ! C’était parce que l’histoire était en train de se dérouler sous mes yeux, avec ces acteurs-là, dans ces lieux-là.
Croquis préparatoires de Max Douy, chef décorateur du Sauvage.
Je vise cela ; je les espère, ces moments de grâce. Romain Gary disait que la grâce, c’est le mouvement. J’aime aussi ce que disait Nietzsche : « Je rêve d’une œuvre où la profondeur donnerait la main à la légèreté, comme la marche à la danse ».
Oui, c’est le rêve de l’Éden qui finit par flamber. C’est vrai que dans la mémoire des gens, ce film est associé à ce rêve de l’Éden qu’essaye de bâtir le personnage d’Yves Montand avec son bateau et son potager. Ce petit paradis qui ne peut tenir la route dès lors que les gens de la ville s’en mêlent…
J’ai eu l’idée de ce film après Les Mariés de l’an II. Je m’étais rendu au Brésil pour une semaine du cinéma français à São Paulo organisée par Unifrance. En descendant jusqu’à la ville côtière de Santos, quelqu’un m’a montré une île au loin. Nous n’avons pu nous y rendre, mais j’ai pu l’observer grâce aux jumelles installées pour les touristes. On aurait dit un grand bouquet de fleurs ; c’était un parc botanique. Le contraste avec la mégalopole de São Paulo était saisissant, et j’ai pensé que ce serait drôle d’imaginer une histoire qui débuterait dans la cité et qui se poursuivrait dans une île comme celle-là, comme une toile du Douanier Rousseau, mais beaucoup plus loin, au large. Autre idée, qui m’est venue très vite : quand le personnage de Montand revient dans son île, la fille que joue Deneuve s’y trouve déjà et ne veut plus en partir ! D’où un conflit entre eux, qui serait la base de l’histoire. Dans le film, j’adore le moment où Catherine Deneuve, depuis un hydravion, découvre au loin l’île sur la mer bleue. Il y a sur cette image une inflexion de la musique de Michel Legrand, qui souvent me met les larmes aux yeux, car elle contient toute l’histoire.