Un homme sensible

Conversation avec James Gray

C’est un cinéphile dans l’âme, un amoureux fou qui déserta les bancs de l’école pour les fauteuils des salles obscures, avant de passer, à 25 ans, derrière la caméra. James Gray a depuis, à son actif, une filmographie de belle facture : Little Odessa, The Yards, La Nuit nous appartient, Two Lovers, The Immigrant. Le Festival de Cannes en a fait l’un de ses chouchous. L’Institut Lumière de Lyon vient d’afficher dans son hall une plaque honorifique à son nom, qu’il a inaugurée avec une émotion non feinte. Rencontre avec un homme humble et sensible, comme on en rencontre rarement dans l’industrie du cinéma.


Comme dans Two Lovers, The Immigrant s’articule autour d’un personnage tiraillé…

Je voulais faire quelque chose autour de la co-dépendance. De deux personnes qui ont besoin l’une de l’autre et qui s’aiment, peut-être. Mais pour toutes les mauvaises raisons. Elle fait ressortir le pire de lui, même si, de toute façon, il n’a pas grand chose de bon. Et fait ressortir son mauvais côté. Ce besoin mutuel va finir par les détruire. Elle va finir par survivre, mais à quel prix pour elle-même ? Bien sûr, le fait qu’elle soit une immigrante joue sur quelque chose de politique. Mais je voulais surtout parler de cette dépendance qui les blesse tous les deux.

Parler aussi de ces gens qui se détestent eux-mêmes ?

Surtout pour lui. Mais il était aussi question de dépasser ça. C’est quelque chose de très personnel. Je me déteste vraiment, je crois. Je ne suis pas content de ce que je suis et j’imagine que c’est quelque chose que je voulais mettre dans le film pour le sortir de moi, le résoudre peut-être. Dans le cas de Joaquim, il s’agit de manipuler les gens, de faire croire qu’il est autre. On ne peut jamais lui faire confiance, il ment tout le temps, à tout le monde et à elle aussi. Même si je pense qu’à la fin, il lui dit la vérité.

Comment fait-on un film sur quelque chose qu'on déteste chez soi ?

Je pense que ce sont ces parties de soi avec lesquelles on n’est pas en accord qui font d’une personne un artiste, si elle les utilise. Je ne dis pas que je suis un artiste, j’essaye d’en être un. Un artiste, c’est quelqu’un qui prend des risques, travaille dur et tente de révéler tout de lui ou d’elle-même. Un artiste s’expose complètement. J’essaye de révéler le plus possible de moi à chaque fois. Les costumes, les sujets plus ou moins politiques, fabriquent un écran de fumée. C’est du trucage, la surface des choses. En dessous, il y a le sujet, et c’est ce qui m’intéresse. C’est un peu une thérapie.

Vous dites aussi que le film est venu d'une photo et d'un visage d'une femme à Ellis Island. Il y a aussi celui, photogénique, de Marion Cotillard...

C’est la chose la plus expressive qu’on puisse mettre dans n’importe quel film. Vous pouvez filmer la plus belle vue de montagne au monde, la seule chose qui est vraiment importante, c’est le visage humain. Je ne m’aime pas vraiment, ni les gens dans la vraie vie. Mais dans les films, il faut aimer les gens. Le gros plan, c’est un geste d’amour envers les acteurs. J’ai beaucoup de défauts, mais dans les films… j’aime les gens. J’aime les personnages pour leurs bons et leurs mauvais côtés. Et la meilleure expression de cela, c’est le gros plan. Parce que la caméra voit clair en vous.

Ne voit-elle pas juste ce que les acteurs veulent bien lui montrer ?

Je ne pense pas, je pense qu’elle voit plus. Si vous dirigez une caméra vers moi, alors que je suis le pire acteur au monde, elle révélerait que je suis un grand « rien ». Si vous la dirigez vers Joaquin Phoenix, ça ne donne pas la même chose. Parce que les acteurs pensent ce qu’ils jouent. Ils ont une profondeur que la caméra révèle.

Comment ça, « un grand rien » ?

Je suis très superficiel.

Vos films prouvent le contraire !

Beaucoup de gens ne seraient pas d’accord avec vous ! Je mets beaucoup de moi dans mes films, parce que je ne sais pas comment faire autrement, mais il y a tellement d’autres façons de faire des films, tellement de bons cinéastes… Je suis sans cesse en admiration devant les films. Et pas seulement des nouveaux. J’ai vu, il y a peu, Voyage en Italie de Rossellini. Il y a une scène où Ingrid Bergman entre dans un musée et regarde les statues… Je n’arriverais jamais à faire ça. A la vue de cette scène, j’ai voulu prendre ma retraite.

Mais vous ne l'avez pas fait…

Non, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre ! Si quelqu’un me disait demain qu’il faut que j’arrête de faire des films, je serais très malheureux. Parce que j’aime ça, c’est sûr. Mais je ne sais surtout rien faire d’autre. Je serais au chômage.

Vous pourriez écrire ?

Je serais probablement un mauvais scénariste.

Piètre réalisateur, mauvais scénariste…

Je n’ai pas dit que j’étais un mauvais réalisateur, mais je ne suis pas le meilleur, de loin. Je suis toujours en admiration devant les films des autres. C’est très étrange. Parce que je sais à quel point c’est difficile. Si vous regardez les films de John Ford, on dirait qu’il ne fait rien, que c’est simple. Mais les films sont incroyables, pleins d’émotions… Je n’ai pas ça, moi.

Vous êtes injuste avec vous-même !

Je suis juste réaliste. Il y a des choses que je maîtrise maintenant, dans les films. Mais il y en a d’autres pour lesquelles je suis très mauvais. Je n’arrive pas à me connecter au public comme certains y parviennent. Ce que fait Steven Spielberg est au-dessus de mes forces. Communiquer avec tant de gens. Je suis admiratif de ça, je ne sais pas le faire.

Est-ce un rêve pour vous ?

Bien sûr ! Réaliser, c’est un ego trip, vraiment. Se dire que c’est si important de le faire, qu’on devrait vous donner des millions de dollars, que tous les acteurs devraient vous dire oui, pourquoi ne voudrait-on pas les prix, les récompenses et le public ?

Vous enviez Spielberg ?

Je suis envieux de son talent sur ce point. Mais je ne jalouse personne, parce que je ne suis pas eux, je ne pourrais pas faire les mêmes films. Je ne les  regarde pas en me disant « si seulement je pouvais faire ça ». Parce que ça ne correspond pas à mes émotions, ce n’est pas pour moi. Je ne jalouse que le résultat.

Que manque-t-il à vos films ?

Je ne suis pas du tout sûr qu’ils soient parfaits, vous savez. Mais je ne sais pas exactement ce qui ne va pas chez eux. J’essaye juste de faire quelque chose de personnel. Et ce qui ne va pas dans mes films… ça doit être ce qui ne va pas chez moi ! Je ne sais pas comment me réparer. Du moins pas encore.

On dit parfois qu'on fait un film en réaction à celui qu'on vient de finir ?

C’est brillant ! Mais non, je ne fais pas ça, j’aimerais…. Je devrais. Mais une fois que le film est fait, pour moi il est fait, mort. Je n’ai aucune envie de le reprendre et le revoir.

Ne vous laisse-t-il pas des envies ?

J’ai différentes réactions par rapport à mes films, une fois  qu’ils sont finis. The Immigrant, il m’a fallu du temps avant de le laisser vivre sa vie. Two Lovers a été plus facile à laisser voguer. Je peux vous dire lesquels ont été plus simples à laisser partir, qui sont peut-être ceux dans lesquels je me suis moins révélé. Ce qui est à mon sens le seul paramètre de succès ou non à avoir sur un film. Ce sont mes deux derniers. Ils sont les plus proches de ce que je peux faire pour abattre le mur entre le public et moi. A part ça… Je ne peux rien vous dire sur mes films.

Est-ce parce que vous êtes arrivé au bout d'un processus ?

C’est ce que j’espère. Avec un peu de chance, le prochain sera encore plus libre, sans filtre. Mais ça, je ne le sais pas encore. On ne fait pas que grandir vous savez, on a tous des moments avec ou sans.  Dans la carrière d’un réalisateur, on fait des bons et des moins bons films. Et au final, on espère avoir fait quelque chose de bien.

Quel sera le prochain alors ?

Je n’ai rien en cours, enfin rien de défini.

Comment choisissez-vous vos projets ?

C’est difficile, comme question. Je crois que je choisis d’abord l’ambiance. Est-ce que je ressens ça, est-ce que je comprends ? Ensuite, je m’intéresse au personnage. Ce qu’il ressent, ce qu’il dit, ce qu’il veut… C’est comme ça que ça commence avec moi. Mais on ne sait jamais vraiment expliquer ça. C’est un peu comme de se demander pourquoi on s’est marié avec sa femme. Bien sûr, elle est géniale, jolie, mais il y a en a tant d’autres. Pourquoi elle ? Tout cela dépend d’une chose intangible. C’est essayer de comprendre le mystérieux. Personne ne peut faire ça. Je le veux, mais je ne peux pas.

Pour The Immigrant, vous dites que c'est un opéra qui vous a lancé. L'inspiration peut-elle venir de partout ?

Oui… Souvent elle dépend de là où j’en suis dans ma vie, dans mon âme. Je n’avais pas vu mes films depuis longtemps. Et j’ai revu Little Odessa parce qu’on en faisait une projection spéciale et qu’il fallait vérifier la copie. J’en ai vu 5 minutes… C’était horrible : clairement l’œuvre d’une personne très déprimée. Parce que j’avais 23 ans et que j’étais ça. Je suis différent aujourd’hui. Alors non, on ne peut pas mettre les choses en mots, on ne peut pas les expliquer, il faut juste se laisser aller et y mettre beaucoup de soi.