Lors du dernier festival de Cannes, le légendaire directeur photo Roger Deakins, responsable de quelques-unes des plus belles lumières du cinéma mondial, de celles des frères Coen à celles de Denis Villeneuve, recevait le prix « Pierre Angénieux Excellens in Cinematography », remis pour une troisième fois. Nous avons profité de son passage sur la Croisette pour lui poser quelques questions, en prenant comme point de départ un plan iconique, celui de l’entrée dans la ville enneigée dans l’inoubliable Fargo.
Combien il faisait froid ! C’était intense. Nous étions au Minnesota et c’était un hiver avec très peu de neige. Alors, il a fallu que nous allions au Nord pour trouver de la neige et pouvoir tourner quelques-uns de ces plans. Et pour dire la vérité, on a dû ajouter de la neige dans le plan pour pouvoir les faire. Regardez, autour de la statue, on peut voir les raccordements entre la neige naturelle et celle qui a été ajoutée. Et bien sûr, la statue aussi est ajoutée.
Ils storyboardent tous leurs films de façon très méticuleuse. Cette préparation est extrêmement détaillée. Cela ne veut pas dire que, lors du tournage, on ne change pas certaines choses, mais comme ils écrivent tout ensemble, ils se préparent beaucoup. Ils connaissent par cœur leur matériel et sont parfaitement à l’unisson sur ce qu’ils veulent. Ils trouvent le concept dans leur tête et l’écrivent. Alors le film est, avant qu’on commence, déjà tout conçu dans leurs têtes. Et maintenant, j’ai tellement travaillé avec eux que nous n’avons plus vraiment besoin de nous parler. Je lis le script, je pose quelques questions et graduellement, on développe en choisissant les décors et endroits. C’est devenu comme une seconde nature ! Mais ils se dépassent constamment, et moi avec eux. Je crois qu’une grande partie du processus repose simplement sur la confiance. Ils engagent des gens, je pense, en fonction de la confiance qu’ils peuvent leur accorder, afin de les laisser endosser la responsabilité de certains aspects de la production.
Absolument. C’était à Londres, dans un petit café de Notting Hill. Ils cherchaient quelqu’un pour Barton Fink. Je pense qu’ils avaient vu Sid and Nancy et 1984. Je crois qu’ils cherchaient quelqu’un qui ne soit pas dans le syndicat américain, car ils voulaient faire Barton Fink hors des syndicats. C’est en partie pourquoi ils m’ont approché. J’ai été vraiment très chanceux ! Plus tard, ils ont parlé à un réalisateur avec qui j’avais travaillé récemment pour avoir une recommandation et le réalisateur leur a dit : « Je ne recommanderais pas du tout Roger parce qu’il manipule toujours la caméra lui-même, il n’aime pas les zooms et il n’aime pas tourner à plusieurs caméras ». Tout ça est parfaitement vrai ! Il ne s’était pas bien entendu avec moi, ni moi avec lui. Mais Joel a répondu : « Eh bien, pour nous, c’est tout à fait approprié ! ». Bizarrement, sa non-recommandation s’est transformée en la meilleure recommandation possible !
Je ne sais pas, en réalité. Cela dépend de ce que l’on fait. Bien sûr, dans Fargo, on voulait cette idée d’immensité vide. Assez tard dans le processus, je me souviens que nous avons eu une conversation à propos de scènes nocturnes. C’est toujours très dur d’éclairer la nuit. Par exemple, si le réalisateur veut une lumière de lune, on doit en créer une fausse et faire en sorte que ça ressemble à une vraie. Dans le cas de Fargo, ça devenait encore plus dur, parce que l’espace était immense et qu’il fallait donc énormément de lumière pour éclairer une telle échelle de plans. Nous n’avions pas beaucoup d’argent, alors nous nous sommes dit : très bien, toutes les scènes de nuit ne seront éclairées que sommairement, seulement à partir des phares avant ou arrière d’une voiture, et tout ce qui sera au-delà des personnages et de la voiture restera dans le noir. Et là, après une coupe de montage, on passera à une scène de jour et tout sera blanc. L’idée de passer du noir au blanc comme ça nous emballait. Nous n’avions pas l’argent pour faire autrement, mais une fois que nous avons trouvé cette idée de contraste, nous avons avancé. Et c’est pour ça qu’on trouve ces plans d’immensité blanche, avec à peine quelques éléments qui en ressortent. Et nous avons aussi été très chanceux avec l’arrivée du brouillard ! La neige qui était au sol créait cette espèce de brume qui teintait la lumière de façon très belle.
Oui, tout à fait. Je dois dire que pour moi, cinématographiquement parlant, Fargo se distingue des autres films des deux frères. Nous voulions qu’il soit réaliste, presque documentaire dans un sens, qu’il soit porté par un style où primait l’observation. Dans Barton Fink ou Hudsucker Proxy (Le Grand Saut), la caméra apparaît bien davantage comme un personnage, elle est beaucoup plus impliquée dans l’action, elle accentue ce qui se passe. Elle décrit. Dans Fargo, on observe beaucoup plus. La caméra regarde, de façon beaucoup plus naturaliste. Moi, j’aime jouer avec la façon dont on photographie un film parce que chaque film demande une qualité différente. Et Fargo demandait cela.
Pour Fargo, je ne sais pas. En fait, probablement à tort, je me souviens que nous avions beaucoup parlé de la façon dont Ken Loach tourne ses films avec son directeur photo Chris Menges, leur usage des longues focales et leur aspect plus documentaire. Je ne me souviens pas d’autres références que nous avons pu avoir. De façon générale, toutes sortes de choses m’inspirent. Les photographies, bien sûr. Mais aussi la musique. Ça me plonge dans un état émotionnel qui peut faire résonner plusieurs choses dans ma tête. J’aime la country américaine classique, par exemple, Hank Williams et Townes Van Zandt. J’aime aussi B.B. King et Muddy Waters. Les premiers groupes rock anglais, The Animals, The Kinks… Tout un mix ! Pour reparler de Williams, il y a pour moi une expressivité visuelle folle dans ses chansons.
En général, j’aime les films sombres et tristes ! Récemment, pour des raisons évidentes, j’ai beaucoup revu Blade Runner, je l’aime beaucoup. J’aime les films qui posent des questions, qui vous confrontent à vous-mêmes, à votre propre humanité. Mais j’aime aussi les westerns de Sergio Leone, les films de Peckinpah. Je crois qu’un de mes réalisateurs préférés de tous les temps est Jean-Pierre Melville. J’aime aussi Mizoguchi, les films néo-réalistes italiens, les premiers Visconti, Vittorio De Sica, Rossellini. Je pense qu’Antonioni était un dieu. L’Avventura est un des plus grands films jamais faits, et même si je ne le comprends pas encore tout à fait, il m’affecte à chaque fois que je le vois ! Pour moi, c’est du cinéma pur, parce que ce n’est pas littéral. Certains plans, dans ce film, sont absolument bouleversants, mais je n’arrive pas à savoir pourquoi. Ça touche quelque chose, ça connecte quelque chose. C’est un vrai film, c’est ce que les films font ! Ça crée une réponse émotionnelle en vous qu’on ne peut pas expliquer en mots.
Il y a deux photographes contemporains que j’adore : Alex Webb et James Nachtwey. Je n’arrive pas à comprendre comment ils font ce qu’ils font ! C’est tellement brillant. Eux sont mes dieux ! Avant que je commence moi-même à travailler, j’allais au cinéma voir un film s’il avait été photographié par Conrad Hall. Quand j’ai déménagé aux États-Unis, j’ai eu la chance immense de pouvoir devenir un de ses amis. C’est un privilège. C’est un des directeurs photo les plus extraordinaires qui soient. Il y en a beaucoup d’autres ! Kazuo Miyagawa, le directeur photo de Mizoguchi et Kurosawa, Ozzy Morris que j’ai aussi rencontré. Et bien sûr Vadim Yusov. J’adore les films de Tarkovski, même si, là encore, je ne les comprends pas tout à fait. Vous regardez Le Miroir et c’est une réalisation absolument incroyable tout en étant incroyablement émouvante, même si je ne sais pas expliquer pourquoi. Un de mes films favoris de tous les temps est L’Enfance d’Ivan.
J’adore le film noir, oui. C’est un genre très large aussi. Blade Runner en fait partie, et c’est ce qui fait sa force, je pense. Ce que j’aime aussi, ce sont les séries B, cheap, du film noir. Pour moi, Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse) est un film fantastique ! J’aime aussi beaucoup Sweet Smell of Success (Le Grand Chantage), ce film d’Alexander Mackendrick avec Burt Lancaster et Tony Curtis qui parle d’Hollywood, des agents, des salles de cinéma et qui, pour moi, est un vrai film noir. Mais c’est drôle, quand je pense au film noir, ce n’est pas la lumière qui me vient en tête, mais plus la dimension existentielle de ces films : ça m’attire plus que la façon dont ils ont été tournés ou éclairés !
Pas du tout. C’est pareil quand je lis un script. Je le lis comme je lirais un livre. Je veux sentir une connexion avec les personnages et l’histoire. L’aspect photographique ne vient que beaucoup plus tard. Je ne fais pas un film parce que je me dis : « Oh, ça va être intéressant visuellement ». Je préfère faire un film qui va être intéressant, même si c’est juste deux personnages qui parlent assis autour d’une table ! C’est ce qui m’allume.
Bien sûr, tout le monde est différent, mais notre relation est assez similaire à celle que j’ai avec les Coen. Eux storyboardent tout. Denis lui, storyboarde certaines séquences, mais le reste, nous le faisons le jour même, avec les acteurs. C’est, en ce sens, peut-être un processus plus organique avec lui. Mais ils se ressemblent tous les trois. Leur travail est très varié. Chaque film des Coen est différent du précédent et je dirais la même chose de Denis. Il a fait un film avec un poisson qui parle (Maelström), puis Sicario ! Ce ne sont pas des formules. Vous savez, j’ai travaillé avec Tim Robbins sur The Shawshank Redemption (Les Evadés) et Hudsucker (Le Grand Saut) et après le premier, il m’a dit : « Je vais réaliser ce film, mais ça se passe en prison et je ne veux pas que ça ressemble à Shawshank. Je veux que la photographie soit naturaliste. Ça ne t’intéressera probablement pas ». Et je lui ai dit : « Ça ne m’intéresserait pas si tu m’avais dit : »Je vais faire ce film et je veux que ça ressemble à Shawshank Redemption » ! » Je n’aime pas les formules. Pourquoi vouloir refaire la même chose ? Je suis déjà allé à un rendez-vous où le réalisateur disait : « J’ai adoré Shawshank et je veux que mon film lui ressemble ». J’ai répondu : « Alors, il faudrait travailler avec quelqu’un d’autre. Je ne peux pas refaire la même chose ». Pour moi, l’excitation vient de ce qu’on peut découvrir le look de chaque film de façon amusante à chaque fois. On travaille avec le réalisateur, mais dans les faits, le film a son propre look, vous ne faites que le sortir, le révéler. C’est là quelque part sur la page, il faut juste le trouver. Joel et Ethan écrivent tout, conçoivent tout depuis le début et l’aspect visuel est presque déjà inclus. Denis, lui, travaille à partir de scripts déjà écrits et il s’agit donc de trouver le look. Honnêtement, à chaque fois que j’entame un film, je suis nerveux parce que je ne me souviens pas de ce que j’ai déjà fait et j’ai peur de refaire. Parfois, je retourne voir les schémas et diagrammes d’installations de lumière qu’on avait pu faire. Si on me demande comment j’ai éclairé telle ou telle scène, il faut que je retourne voir mes notes ! Je ne m’en souviens pas.
Je crois qu’un des problèmes aujourd’hui, c’est que beaucoup de films ne sont beaux que pour être beaux. Or, une belle lumière, ce n’est pas qu’elle est belle en elle-même, c’est qu’elle est la bonne pour cette scène. Ça peut être une lumière qui vient du dessus, très crue, mais elle sera belle parce qu’elle exprimera bien ce que la scène signifie. Beaucoup vont choisir de filmer le début ou la fin de la journée en lumière faible, parce que c’est plus séduisant à l’image, mais est-ce plus vrai ? Parfois, c’est mieux de choisir le soleil bien haut de midi parce que ça correspond mieux, ça dit plus la vérité de telle scène ou telle histoire. Il n’y a pas de belle lumière, en fait. Il n’y a que la lumière qui fonctionne bien pour la scène.