En quête d’Alice
L’histoire, miroir de notre temps, révèle nos passions comme nos oublis. Lorsqu’elle s’applique au cinéma, le vertige est intense. Combien de cinéastes et de films perdus, lorsqu’ils n’ont pas tout simplement été détruits. Toute histoire légitime témoigne aussi des rapports de pouvoir qui sont en jeu. Le chantier est vaste, l’enjeu relève de la démocratie comme de l’égalité. Nous avons besoin de réinterroger nos mémoires comme de continuer à nous poser des questions sur le récit qui nous est transmis. Il n’y a pas une seule histoire du cinéma, mais une pluralité, qui englobe aussi et beaucoup la question du genre. Si Frères Lumière il y a, alors nous pouvons légitimement considérer qu’il y a aussi de très nombreuses sœurs partout dans le monde.
En ce qui concerne notre propre récit national, le paradoxe veut que ce soit souvent des Américains, passionnés par notre chère France, qui s’attachent à renouer les fils de nos mémoires occultées. Souvenons-nous de Martin Scorsese qui, avec Hugo Cabret, rendit un vibrant hommage à Georges Méliès. C’est au tour d’une autre pionnière du cinéma, Alice Guy-Blaché, d’être honorée par la documentariste Pamela B Green dans son film Be Natural, l’histoire inédite d’Alice Guy-Blaché. Première femme réalisatrice, elle fut tout à la fois scénariste, productrice et directrice de studios de l’histoire du 7e art. Née en 1873 à Saint Mandé dans le Val-de-Marne, elle est décédée en 1968 dans le New Jersey au États-Unis dans l’indifférence la plus totale, seulement citée çà et là dans les revues spécialisées.
Le titre du film reprend l’injonction Be Natural qu’avait affichée Alice Guy sur un grand panneau placé au-dessus des plateaux de tournage de son studio Solax Film Co de Ford Lee dans le New Jersey : « Soyez naturels ! » Les comédiens devaient savoir jouer avec sobriété, alors que le jeu était le plus souvent exagérément appuyé.
Présenté pour la première fois en France lors de la 71e édition du Festival de Cannes en 2018, Be Natural, l’histoire inédite d’Alice Guy-Blaché devait initialement sortir en salle le 18 mars 2020. De passage à Paris, la cinéaste Pamela B. Green nous a raconté la fabrique du film, une traversée à travers le temps et l’espace qui a duré plus de huit ans. Tout à la fois enquête cinématographique et journal de bord d’une cinéphile américaine francophile, ce film est un véritable plaidoyer pour une légitime reconnaissance à celle qui fut la première femme cinéaste.
Je pense sincèrement qu’elle m’a appelée ! En 2009, alors que je suis chez moi à regarder la télévision, je découvre un documentaire qui s’intitule Reel Models : The First Women of Film. Ce film, réalisé par Susan Kock et produit par Barbara Streisand, raconte l’histoire des pionnières du cinéma. Je n’avais aucun savoir sur ce sujet. Comme tout le monde, je connaissais les films de Chaplin et le travail des frères Lumière, mais rien de plus. Si le documentaire de Susan Kock m’a autant marquée, c’est que toutes les intervenantes du film évoquaient une même femme : Alice Guy-Blaché. Le témoignage de Shirley Mac Laine fut pour ma part décisif. Je n’en revenais pas de ce que j’entendais. Je commence alors à faire des recherches pour savoir qui était cette cinéaste. J’étais bluffée par elle ! Elle avait écrit, réalisé plus de mille films, produit, construit et dirigé un studio. Elle a déniché et lancé la carrière de nombreux cinéastes, comme Louis Feuillade par exemple. Et le pire, c’est que cette femme extraordinaire a totalement disparu de l’histoire du cinéma. Commence alors pour moi une drôle de traversée. En effet, à chaque fois que, dans le cadre de mes recherches, je contactais des gens, je me heurtais à leur incrédulité. Personne ne me croyait ! Cette résistance m’a encore plus donné le désir de creuser et de surtout ne rien lâcher. Internet fut d’un grand secours, car c’est ainsi que j’ai déniché le livre de Joan Simon, qui a écrit sur Alice. De même, après avoir trouvé les mémoires d’Alice Guy, j’ai pu rentrer en contact avec Anthony Slide, son biographe et éditeur. J’ai aussi eu l’appui de Robert Redford. Je le connaissais, car dans le passé j’avais travaillé avec lui sur deux films. La deuxième fois fut sur The Conspirator ; je comprenais alors que je n’aurais sûrement plus la possibilité de me retrouver face à lui. Je me devais de lui poser la question : avait-il connu Alice Guy ? Il me regarde alors avec un air qui me fait penser que je suis un peu dérangée. Je persiste en lui expliquant qui était cette femme, à savoir LA première réalisatrice. Je me souviens encore de son expression, il était estomaqué. Ce premier moment de stupeur passé, je trouve quelques jours plus tard un message de Robert sur mon répondeur. Il veut comprendre. Il me raconte que, jeune homme, il avait vécu à Paris, et que jamais il n’avait entendu parler d’elle. Je lui explique alors que mon projet est de la réhabiliter. Je m’engage dans cette aventure, finançant moi-même toutes mes recherches et mes voyages, notamment en France. J’étais devenue comme folle, je travaillais tout le temps, dès quatre heures du matin jusqu’à tard la nuit. J’étais en quête d’Alice.
C’est elle ! Ce n’est pas moi. En même temps, lorsque je découvre le documentaire Le Jardin oublié, où Alice Guy-Blaché est filmée, je me retrouve frustrée et en colère. Je n’aimais pas du tout comment elle était mise en scène, je ne la retrouvais pas, elle était comme dépossédée. Je sentais que je devais réparer cette injustice et que la meilleure manière de le faire était de réaliser un documentaire où elle serait pleinement au centre. Je dois ajouter que ma meilleure amie se trouve être ma grand-mère. J’admire énormément les personnes d’un certain âge qui ont un fort caractère, comme Alice et ma grand-mère ! Sur ce sentiment d’injustice, moteur de mon engagement pour faire ce film, je dois dire que, dès le départ, j’étais sidérée de voir combien Alice vibrait d’une intense créativité, largement au-dessus de la moyenne de ce que tout le cinéma comptait. Tout le monde semble vraiment petit face à elle. Une femme extraordinaire, qui a réalisé des choses incroyables. Elle a changé le cinéma. Et c’est comme si elle n’avait jamais existé !
Je me souviens d’un moment précis : après avoir lu ses mémoires, j’ai regardé une photo d’elle ; son visage est présent, je lui parle. Je lui fais une promesse, celle de tout faire pour lui rendre justice, tout en ajoutant que je ne savais pas quoi exactement ! Le temps vient où c’est parti, je vais faire un film. Et malgré ma détermination, malgré l’appui de Robert Redford, j’avais tout de même peur. Je me lançais dans l’inconnu. L’aide de Joan Simon a aussi été déterminante. Elle est venue me voir à Los Angeles, nous étions dans mon bureau, elle m’écoute parler et me dit alors : « Mais Pamela, c’est toi qui dois faire le film ! » Puis Jodie Foster me donne son accord pour raconter le film. Chaque personne que je rencontrais me faisait confiance. Je ne pouvais qu’avancer.
C’est Joan Simon qui m’a donné ce conseil. Jodie Foster parle un français impeccable et c’était très important pour le film d’avoir une cinéaste qui comprenne bien la langue. Elle accepte de participer au film, alors qu’elle ne connaissait absolument pas Alice Guy-Blaché ! Je pense que c’est aussi pour cette raison qu’elle a donné son accord, pour réparer une grave erreur de l’histoire.
Lorsqu’elle est partie de France en 1907, le pays l’a oubliée. Pour moi, c’est aussi clair et net que ça. Et n’oublions pas que c’était une femme, pas une actrice aussi célèbre que Mary Pickford, par exemple, mais une femme derrière la caméra. Même si quelques historiens du cinéma ont écrit sur elle, cela restait peu accessible et dans un cercle académique assez restreint. Le temps du cinéma était pour les hommes et c’est encore le cas aujourd’hui, non ? L’histoire d’Alice est une histoire universelle, celle de l’effacement des femmes. Il faut redire combien le cinéma n’a pas seulement et uniquement été inventé par des hommes, mais aussi par des femmes, ensemble et au même moment. Que ce soit aux États-Unis, en France, ou partout dans le monde. Quelques mois avant de mourir, en 2013, ma grand-mère m’a dit : « Pamela, imagine le nombre d’Alice Guy qu’il y a dans le monde… » Je lui ai répondu sans hésiter : « Oui, je peux l’imaginer sans problème ! »
Je pensais que ce seraient les archives cinématographiques, mais non, ce fut plutôt sa famille américaine, ceux de New Jersey. La descendance est plutôt assez incroyable, non ? Mais pour revenir au cinéma, il y a cette découverte faite deux semaines avant Cannes 2018, des plans du film sur la vie de Jésus-Christ réalisé à Fontainebleau en 1898, un an avant son départ pour les États-Unis. J’ai pu en utiliser certains pour le film. Cette découverte permet de changer l’histoire du cinéma, même modestement, mais cela reste tout de même capital. Chaque nouveauté nous éclaire autant sur le passé que sur notre présent. L’histoire du cinéma sans Alice Guy-Blaché est une histoire fausse et incomplète. Elle a énormément influencé des cinéastes qui ont, à leur tour, marqué d’autres artistes. C’est très important pour moi de le montrer aussi ici. Comment elle fut et reste la première.
Actuellement, je fais une pause. J’en ai besoin, même si je réfléchis à une suite, car je veux effectivement continuer et aller encore plus loin dans la narration.
Je pense qu’en toute femme cinéaste, il y a aussi un peu d’Alice Guy-Blaché. Des femmes déterminées et passionnées, qui travaillent dur pour réaliser leurs films.