Il y a comme ça des cinéastes avec lesquels on se sent un lien, une histoire commune. De ses premiers courts-métrages et son premier long, Je suis un autarcique, à Mia madre, sublime évocation de la mort d’une mère pour ses deux grands enfants, en passant par Bianca, La messe est finie, Journal intime, La Chambre du fils, Le Caïman, Nanni Moretti est de ceux-là. Rencontre avec un homme remarquable.
IL EST CORDIAL, CONCENTRÉ, DISTANT. Il ne vous regarde pas. Parfois, il ferme les yeux, extrêmement attentif aux questions, très précis dans ses réponses, qu’il fait en italien, ce qui ne l’empêche pas de reprendre et corriger la version française de son traducteur, si un détail lui semble manquer. Il y a tant de chaleur, de rire et d’émotion dans Mia madre, comme dans les précédents – douze longs-métrages et autant de courts –, qu’on est surpris de rencontrer un homme aussi réservé. On l’a sans doute trop longtemps confondu avec l’extraverti acariâtre, exigeant et rigolo qu’il interprète avec verve depuis ses débuts, mais il a tout fait pour ça. Nanni Moretti s’est fabriqué au fil des films un personnage qui est lui et pas lui. Un jeune homme qu’on a vu grandir et vieillir, et qui partageait avec nous sa vision du monde. Ses sentiments, ses convictions, ses colères, ses désirs, ses inquiétudes, sa dérision aussi. Si on met bout à bout les courts et longs-métrages qu’il a réalisés et interprétés et ceux de Danielle Luchetti (Le Porteur de serviette) ou Mimo Calopresti (La seconda volta) qu’il a produits et interprétés, on obtient quarante ans de la vie d’un homme, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Et aussi quarante ans de la mutation sociétale d’un pays, l’Italie, si loin si proche de nous. Alors, on comprend qu’expliquer, digresser, n’est pas forcément sa passion première, car son désir de créer, de dire et de faire s’est toujours incarné via le cinéma.
Ce scénario, cette histoire ne demandaient pas d’exhibitionnisme. Je n’avais pas besoin de montrer mes muscles, de faire preuve de mes forces dans la réalisation. C’est un film qui met en son centre des personnes, leur humanité, leurs émotions, les relations entre elles… Comme c’est toujours le cas chez moi, car c’est ma manière de communiquer à travers le cinéma ; ce n’est pas seulement un film comique, ce n’est pas seulement un film tragique.
Si, à la fin du film, comme ça m’est arrivé à Cannes lors de la présentation en compétition ou en Italie où le film est sorti, je vois les spectateurs avec les yeux brillants et qui, en même temps, me disent : « J’ai beaucoup ri », pour moi, c’est réussi. Car c’est exactement ce que je recherche. Je voulais raconter une perte, mais sans sadisme à l’égard du spectateur. Je ne voulais pas de complaisance de ma part pour montrer la maladie et la fin de cette femme. L’important, c’est le ton et le point de vue du réalisateur.
Tout se referme sur le gros plan final de Margherita. Elle repense à sa mère qui, à la demande de Margherita : « À quoi penses-tu ? », répond : « À demain ». Elle a d’abord un sourire de grande tendresse et d’amour et puis, dans le même cadrage, soudain, une expression de panique, car elle se retrouve seule, sans racines, et c’est cette expérience de la perte que raconte le film.
Je n’y avais pas pensé, mais ces deux films, effectivement, se terminent avec un gros plan et un double sens.
Je ne voulais pas traiter de la politique dans Mia madre, il n’y a ni programme télévisé ou radiophonique, ni gros titre de journal qui fasse référence à l’actualité. Mais Margherita, elle, tourne un film sur la réalité et l’actualité. Je ne voulais pas qu’elle réalise un film « à la Nanni Moretti » sur sa vie privée, car sa vie privée fait partie du sujet de Mia madre. Je voulais que Margherita, personne peu sûre d’elle et pleine de doutes, fasse au contraire un film plein de certitudes, bien structuré, solide. Un film avec les patrons d’un côté et les travailleurs de l’autre.
Il y a deux raisons : cette histoire nécessitait de se concentrer sur elle-même, donc il n’y avait pas d’espace pour autre chose. Y compris pas d’espace pour la vie d’avant : je ne raconte pas quand, comment et depuis combien de temps est mort le père de Margherita ; on ne connaît rien de la vie privée de Giovanni, on n’a pas de détail sur son travail, on sait juste qu’il a pris une disponibilité et envisage de ne pas retravailler ; on ne sait pas quand Margherita et son mari se sont séparés ni pourquoi. Je veux laisser le spectateur libre d’imaginer, je ne voulais pas des dialogues comme des didascalies pour expliquer, expliquer, expliquer… L’autre raison, c’est que moi, personnellement, j’ai un rapport très intermittent à la politique. En ce moment, c’est vrai, je n’ai pas de certitudes à exposer et je suis plutôt dans la confusion. Par rapport à des périodes précédentes de ma vie, je suis beaucoup moins présent dans la vie publique et je n’ai pas envie de dire des choses générales ou banales.
Ce n’est sans doute pas un hasard si je choisis des personnages comme ça, mais en même temps il y a une certaine inconscience de ma part. Disons que ça m’est naturel… Souvent, pour ne pas dire toujours, mes films partent d’un sentiment personnel ou d’une difficulté que je traverse. Ce n’est donc pas étonnant qu’il y ait des constances des personnages d’un film à l’autre.