Sur le papier, le film

Entretien avec François Dupeyron, réalisateur, scénariste, écrivain

C’était un cinéaste d’une infinie délicatesse et d’une très grande sensibilité. François Dupeyron, le réalisateur de Drôle d’endroit pour une rencontre, C’est quoi la vie ? ou Ibrahim ou les fleurs du Coran s’est éteint aujourd’hui à l’âge de 65 ans. Son dernier film, Mon âme par toi guérie, produit par Paulo Branco, nous avait bouleversés. Nous l’avions rencontré à l’occasion de sa sortie, en septembre 2013. Voici notre dernier échange.


Mon âme par toi guérie est traversé par une énergie, une vibration remarquables. Dans quel contexte a débuté son écriture ?

Initialement, j’avais l’idée d’un type qui avait un don. D’habitude, je mets environ quinze jours pour écrire un scénario, trois semaines grand maximum, sinon après je m’essouffle. Je me lance dans l’écriture corps et âme. Là, au début du processus, pendant 3 jours, je n’avais rien fait, et je disais non à toutes les idées qui me venaient. Je bloquais, j’étais un peu déprimé. Je cherchais à écrire des scènes, alors que ce qu’il faut, c’est rêver quelqu’un et le faire vivre. Puis j’ai écrit une page que je trouvais pas mal. Et je me suis dit que j’allais écrire un roman sans me censurer, en accueillant toutes mes idées, même les plus bizarres. J’ai écrit ce roman comme ça.

Sans structure globale, sans destination préconçue ?

Je ne savais pas du tout où j’allais. Je savais juste que mon personnage avait un don dans les mains. On m’avait parlé d’un guérisseur qui vivait dans un camping. Il avait un père et sa mère venait de mourir. J’ai gardé ces idées sans chercher à en savoir plus. Je suis donc parti ainsi, en me disant que j’allais également parler de choses personnelles que j’ai vécues, un peu bizarres, mais que seul moi pourrais détecter, comme un testament. Forcément, dans ce jeu-là, une grosse part d’inconscient ressort. Quand on écrit une histoire, c’est une autre qui se raconte. On le sait depuis Freud, mais aujourd’hui, on a tendance à l’oublier. Quand on déplore le formatage de nos jours, c’est ce dont il est question : on gomme ce qui se raconte malgré nous. Et la force, l’énergie du film dont vous parlez, elle vient de là, de cet arrière-plan très puissant.

Vous semblez laisser advenir les choses ?

Oui, comme ce que font les acteurs. Je n’ai jamais fait de psychanalyse, mais c’est ce qui s’y joue. En peinture aussi, chez les modernes. Aujourd’hui, les séries, c’est strictement le contraire, même si à l’origine, il y a un type qui a une idée, avant qu’un groupe de scénaristes ne s’en emparent. Ce qui m’intéresse, c’est que c’est toujours autre chose qui se raconte.

Dans quel cadre écrivez-vous ?

Chez moi. Je suis seul avec cette chose-là qui me submerge. Je commence le matin à 8h, après mon déjeuner. J’ai un peu noté mes rêves, j’ai écrit dessus. Puis, je me mets à travailler. Vers 17-18 heures, je suis généralement fatigué. Je prends un petit coup de rhum – très peu, juste pour prendre du sucre (il faut bien doser, sinon après je suis naze !). Puis je travaille jusqu’à 21 heures environ.

Travaillez-vous dans le silence ?

Oui, quand j’écris un roman. Pour le scénario, j’écris en musique.

Quel genre de musique écoutez-vous en écrivant ?

Ça varie. Pour le dernier scénario que j’ai écrit, j’ai écouté les Pink Floyd. Pour Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, j’écoutais Leonard Cohen. Pour Mon âme par toi guérie, j’ai écouté Noir Désir à un moment. Et pour mon premier film, en 1985, c’était Youssou N’Dour en vinyle. Pour écrire une scène, il me faut une ou deux heures – au-delà, c’est qu’il y a un problème. Un mot me vient, un bout de dialogue, un sentiment. J’écoute une musique. Après une pause, il suffit que je remette la même musique et mécaniquement, je suis dans la même humeur, je peux donc continuer la scène, comme ça. C’est fatigant, surtout au bout de 8 heures d’écoute. Ah oui… j’ai beaucoup écouté Tina Turner et James Brown aussi.

En matière d’énergie et de vibrations, vous étiez servi !

Oui, d’autant que j’écoute fort et au casque. Phénomène intéressant : je suis dans l’humeur, rempli de cette énergie, et je pense qu’une bonne part de mon esprit est occupée à chasser la musique, car je me concentre sur quelque chose. J’écoute une musique très présente et quelque chose en moi doit le chasser pour penser à mes personnages. Donc, tout ce qui est occupé à chasser me libère. Cette explication ne vient pas de moi, je l’ai lue dans une interview de Glenn Gould. A la fin de sa vie, il travaillait beaucoup les partitions, et non pas le piano. Il expliquait qu’il avait travaillé sa partition et il savait à quels endroits précis il achoppait. Il se mettait au piano et constatait qu’il coinçait toujours au même endroit. Il allumait une radio et une télé, avec du volume sonore, il se remettait au piano et ça passait ! Il reprenait le passage et ça passait à chaque fois. Il expliquait alors que c’était son esprit qui le faisait bloquer. Il occupait donc son esprit à autre chose pour libérer ses doigts. Je fais donc la même chose, mais c’est très fatigant, car ça demande beaucoup de concentration. Je dois donc beaucoup à Tina Turner et à Glenn Gould ! Et d’une manière générale à Michael Jackson et aux Bee Gees aussi.

L’énergie, encore et toujours !

Oui, et il faut que ce soit un peu frais aussi.

Jamais rien de mélancolique ?

Dans les musiques, non. Quoique… De temps en temps, avec Furtwängler, pour certains morceaux classiques.

Ces rythmes n’influent-ils pas la pulsation organique de votre film ?

Non, je ne crois pas.

Comment appréhendez-vous le retour aux sons du quotidien quand vous posez votre casque, après ces heures d’écriture en musique ?

Je suis fatigué. Je dors ! J’ai une petite idée de ce que va faire mon personnage ensuite et pendant que je dors, ça travaille. J’avance dans l’écriture comme cela. Et sur ma feuille, je mets la date. Un film, c’est en gros 45-50 petites étapes dans la structure. Je les note, avec un petit système de tirets et de croix, et le fait de visualiser que j’avance dans le scénario de cette façon me file la pêche. Ça se structure tout seul ainsi.

Ecrivez-vous à la main ou à l’ordinateur ?

A la main. Longtemps, j’ai écrit au crayon. Maintenant, j’écris avec n’importe quel stylo. Je recopie ensuite à l’ordinateur. J’aime écrire à la main. C’est toute une histoire en fait. A l’école, j’étais nul en français. Puis il m’est arrivé une histoire curieuse : c’était mon premier travail, j’avais 25 ans, j’étais dans une production, sous l’aile d’un producteur que j’aimais beaucoup. Un jour, son fils a eu un accident de plongée sous-marine et s’est noyé. Son fils s’appelait François, comme moi. J’ai été bouleversé par cet accident. Le père a enterré son fils, et a rapporté, un jour, des cahiers de son fils. J’ai feuilleté ces cahiers et suis tombé sur la dernière page et le dernier mot du dernier cahier. C’était émouvant de voir les derniers mots de quelqu’un. Ce bouleversement m’a tenu longtemps. Et à cette période-là, j’ai dû pondre une lettre administrative et je n’y parvenais pas. J’ai repensé à ces derniers mots dont le style était télégraphique et je me suis dit que je pouvais y arriver. Je me suis imposé d’écrire 10 lignes par jour, sur ce que je faisais. J’ai un peu souffert au début et depuis je n’ai pas arrêté. A l’époque, je réalisais des films industriels. Ce producteur m’a fait écrire. Puis, quand je me suis mis à écrire des dialogues pour un court-métrage, je me suis rendu compte que ça me venait facilement. Plus tard, j’ai commencé à lire Freud et c’est là que j’ai commencé à noter mes rêves. J’ai essayé de les interpréter. Puis, je me suis mis à lire Jung. Je remplissais mes cahiers de récits de mes rêves. Et je continue aujourd’hui encore.

Toujours à la main ?

Oui, j’aime écrire à la main, je vois la scène, je vois le mouvement. C’est physique, ça se sent. Et j’adore écrire au stylo à plume, même si je peux écrire avec n’importe quoi.

Aucun fétichisme en matière de stylo ? Alain Resnais, lui, aime les Sheaffer par exemple.

Ah oui, Sheaffer, c’était bien. Moi, non. J’ai deux vieux Montblanc que ma femme m’a offerts il y a 30 ans. Ils sont légers, super. Les derniers modèles sont beaucoup trop chers et moins bien.

Où écrivez-vous ?

Je n’ai pas de bureau. J’écris n’importe où, sur la table de la cuisine, sur n’importe quel bout de table, mais pas dans les cafés. Et j’écris sur n’importe quel support, sur des enveloppes, même sur d’anciens scénarios ou des pages déjà écrites : j’écris dans les trous. Aucun risque d’avoir peur de la page blanche dans ce cas !

Vous autorisez-vous des promenades quand vous écrivez ?

Oui, je sors un peu. Je travaille, je déjeune, sans trop manger pour ne pas être fatigué, puis après déjeuner, je vais marcher une heure, une heure et demie ou je fais du vélo. L’idée est de bouger le corps. Quand j’écris et que je ne trouve pas, souvent, je m’endors, dans ce cas, je fais une sieste de 15-20 minutes et ça se débloque ensuite. J’avance, ainsi.