La note juste

Conversation avec Emmanuelle Bercot, réalisatrice, scénariste, actrice

Elle est la deuxième réalisatrice de l’histoire à ouvrir le Festival de Cannes. La Tête haute lance le bal de la Croisette le 13 mai et sort sur les écrans français le même jour. Un geste fort pour celle qui, débordante de vitalité, retrouve Catherine Deneuve et révèle le jeune Rod Paradot, pour le parcours intense, chaotique et lumineux d’un garçon instable. Un quatrième long-métrage pour le cinéma, et l’occasion d’un passage en revue de son travail en quelques mots-clés.


 

L’ÉNERGIE

« C’est tout à fait instinctif, mais cela vient de moi ! J’ai beaucoup de vitalité et j’essaie d’en transmettre dans mes films, dans ce que je raconte, et aux acteurs. Je ne leur demande pas simplement de produire de l’énergie, mais je la partage avec eux. C’est une façon d’être présente sur le plateau, de leur parler, de donner un rythme aux choses, une intensité. Je fais souvent corps avec eux, j’ai besoin de les toucher, de leur communiquer un fluide ! Il y a quelque chose d’un peu ésotérique là-dedans. »

LE BON INTERPRÈTE

« La Tête haute est un cas particulier. J’ai l’habitude de choisir des adolescents très proches des personnages que j’ai écrits, et de leur demander d’être eux-mêmes devant la caméra. Je sais donc assez vite, comme une révélation, que ce sera lui et personne d’autre. Ici, je ne trouvais pas l’acteur pour Malony. J’ai dû me libérer d’exigences que j’avais, pour aller un peu ailleurs, ce qui m’a mené vers Rod, avec un visage, une gueule de cinéma, une cinégénie et une grande qualité : sa jeunesse. Je ne voulais pas changer d’acteur entre les 13 et les 18 ans du personnage. Rod m’a paru crédible à ces différents âges, ce qui a été décisif. Mais je le trouvais très loin de Malony, dans son tempérament, sa façon d’être. Pas du tout délinquant, extrêmement bien élevé, poli, très affectueux, affable. J’avais très peur qu’il n’ait pas la violence nécessaire en lui. Je lui ai donc fait passer des essais pendant des mois avant de le choisir. Le gros du travail s’est fait sur le plateau. Il a fallu que je le pousse très loin. Il était partant, mais n’a absolument pas pris la mesure de ce que ça représentait comme somme de travail et exigence. Il a été très déstabilisé les premiers jours, quand il a vu ce que j’attendais de lui. Après, il s’y est fait. Je ne suis pas devenue moins exigeante, au contraire. Mais il a commencé à se roder. »

L’ENFANT SAUVAGE

« Ce sont des termes d’avocat, que j’ai beaucoup entendus ! J’ai fait un gros travail d’enquête, sur le terrain. J’ai passé des journées dans des centres comme celui du film. En l’occurrence, j’ai assisté à une scène comme celle de la lettre de motivation. Quand je suis témoin de moments très forts, ce qui me frappe tout de suite, ce sont les corps dans l’espace. Je me souviens de ce gamin qui sortait de la classe, qui rentrait, qui tournait comme un lion dans le jardin, qui revenait, qui s’asseyait, qui poussait la table. Je n’ai pas tout noté en détails, j’ai réinventé des choses, mais je suis partie du souvenir très fort du corps de ce gamin, « incontenable ». »

DENEUVE IMMOBILE

« Deneuve c’est le sphinx ! Après cette expérience formidable d’Elle s’en va, où je la filmais en totale liberté, j’étais un peu inquiète de devoir la cadrer tout le temps assise. Je me disais que ça allait presque abîmer notre expérience précédente. Évidemment, ce n’était que des projections, et j’ai trouvé autant de liberté et d’amusement à la filmer derrière son bureau qu’en pleine nature. Je ne pense pas qu’elle ait pris autant de plaisir – je le dis, car je crois qu’elle le dit elle-même –, car elle était tout le temps assise dans le même décor. Elle s’est retrouvée à tourner toutes ses scènes en bloc, alors qu’elles sont disséminées dans l’histoire. Un travail très intense avec des tartines de texte, des termes très techniques, donc un tournage beaucoup moins agréable. Mais je crois qu’elle est contente du résultat. C’est la première fois qu’elle joue une juge. Elle aussi a fait un travail d’observation, d’imprégnation, au tribunal pour enfants de Paris. Pour un acteur, c’est assez jubilatoire de s’inspirer du réel pour créer un personnage. »

L’HUMOUR

« Le personnage de la mère de Malony était extrêmement écrit. C’était presque mon préféré, parce que je savais que le rire pouvait venir à travers elle. J’ai volontairement poussé le trait, même si, dans les bureaux des juges, j’ai vu bien pire et too much qu’elle. Elle me paraît juste. Il y a des femmes, des mères qui sont comme ça. J’ai aussi choisi Sara Forestier, car je sais qu’elle est capable de composition, et Séverine demande une complète composition. Sara propose énormément. Il fallait que je la cadre pour ne pas partir dans tous les sens. Toute la gestuelle vient d’elle, cette façon d’agripper l’avocat, ce sont des surprises pour les metteurs en scène. C’est magnifique. »

LE CONTRÔLE

« Je suis une obsessionnelle et je suis sur-exigeante. Je ne suis jamais contente. Donc, tant que je n’ai pas ce que je vise, ça ne va pas. En revanche, tout l’inattendu et tout ce qui est amené par les comédiens, qui est mieux que ce que j’aurais imaginé, qui vient compléter tout ça, je prends. Ce n’est pas une dualité, c’est une complémentarité. »

L’IMAGE

« C’est principalement un film de bureau, termes de ma coscénariste Marcia Romano, qui m’a incitée à m’axer dessus, en ne sortant pas du système éducatif. Un choix qui a été assez radical, dans le sens où on ne montre jamais les délits de Malony, ni en bande, ni en train de fumer du shit. Un épisode se passe dans la nature. Il fallait apporter du souffle et de la lumière. C’était amusant de mettre ce jeune et les autres, citadins, au milieu de ces décors et de regarder ce contraste. C’est pour ça qu’on a voulu rendre ces moments verdoyants, lumineux, face à l’âpreté ambiante. Pour le reste, on était assez contraints par les décors réels du tournage, comme le bureau de la juge, qui n’est pas grand. Les émotions qui traversent les personnages, juge, éducateur ou enfant délinquant, sont tellement subtiles, que je souhaitais être assez près d’eux pour lire les moindres frémissements. Beaucoup de choses passent par l’échange de regards, notamment entre les personnages de Benoît Magimel et Catherine Deneuve. Ce sont des choses que j’ai observées en assistant à des audiences. C’est tout un théâtre. »

LA MUSIQUE

« Avant le tournage, j’ai toujours en tête des musiques que j’écoute souvent, parfois même en écrivant. C’est le cas du Schubert, et du titre de Die Antwoord qu’on entend dans la boîte de nuit. Le travail musical est énormément pris en charge par mon monteur (Julien Leloup), qui commence à monter pendant que je tourne, et qui pose les musiques avant que j’arrive. C’est un très grand mélomane et je lui dois la plupart des choix musicaux. J’ai toujours aimé mélanger les genres et prendre des morceaux préexistants. J’aime les contrastes. J’avais ici envie de travailler avec un compositeur, pour quelques passages précis. Eric Neveux est intervenu après. Il a écouté l’ambiance musicale du film et s’est glissé dedans de manière très subtile. Avec un récit sur la délinquance, on pouvait s’attendre à mettre du rap tout du long. Je n’en ai mis qu’un seul morceau, et on ne voit jamais les gamins écouter ou chanter du rap. J’ai essayé d’évacuer tous les clichés sur ces jeunes, de leur couleur de peau à leurs habitudes ou leur toxicomanie. »

L’ÉCRITURE

« Je suis assez maniaque et besogneuse. J’ai pas mal de rituels et de discipline. Maintenant que j’écris tout le temps avec quelqu’un, il y a des périodes de travail à deux, d’échange, de discussions sans fin, de prises de notes, d’élaboration de la narration. Moment fondamental, car même si on n’écrit pas, on fait la liste des scènes les unes après les autres. Puis il y a la phase solitaire où j’écris, je dialogue, je mets en forme ce qui s’appelle un scénario, sur un ordinateur, après avoir pris mes notes à la main. J’ai beaucoup plus de facilité aujourd’hui à écrire directement mes dialogues sur clavier. Ces phases solitaires, où je m’astreins à des horaires de travail, sont très strictes. S’il n’en sort rien de bien, si rien ne vient, je reste quand même devant ma feuille. L’importance du lieu où on écrit, pour que les choses se passent mieux, est vraie ! J’écris assez souvent dans les cafés. C’est un cliché, mais ça permet d’être au milieu
de la vie et de rester dans l’observation, avec l’esprit qui divague, tout en étant concentré sur ce qu’on fait. Il y a toujours des choses à choper à droite à gauche. Il y a aussi une phase de travail très intense, pour laquelle j’aime partir, pour ne pas avoir affaire à un autre être humain pendant un bout de temps. C’est une concentration maximale où je n’ai pas d’autre charge dans ma vie que de travailler. Je suis incapable d’écrire concrètement avec quelqu’un pour mes films. Je l’ai fait avec Maïwenn pour Polisse, parce que c’était sa façon de faire à elle. Je me suis mise à disposition de sa méthode. Ça m’allait très bien avec elle, car tout se passe dans l’instant, tout est vivant, en mouvement, et peut changer tout le temps. Pour mes films, c’est beaucoup plus scolaire. »

UN NOM

« Pour moi, ça descend du ciel. Une fois que c’est descendu, je ne change plus. Mais je ne sais pas d’où ça vient. Florence Blaque pour la juge. Yann Le Vigan pour l’éducateur. Malony, c’est ma coscénariste qui l’a trouvé, je ne sais pas d’où, et on ne l’a jamais remis en question. Ce sont des choses que je ne cherche pas à analyser, mais ça ne m’est jamais arrivé de prendre le bottin et d’y chercher des noms. C’est marrant, car Magimel est dingue de l’acteur Robert Le Vigan (vu chez Julien Duvivier, Marcel Carné, Jean Renoir et Jacques Becker), donc il est persuadé que le nom de son personnage est un signe, même inconscient, car je ne m’en souvenais pas ! »

FILMER / JOUER

« Ce sont des choses distinctes pour moi. J’ai fait une fois l’expérience de jouer dans un de mes films, Clément, ce que je ne regrette absolument pas. Je n’ai aucune envie de la renouveler, car je préfère mille fois filmer les autres. Si je dois éventuellement être filmée, que ce soit par quelqu’un d’autre. Ma directrice de casting me dit à chaque projet qu’il faut que je joue un de mes personnages. Je lui réponds que je veux prendre la meilleure personne pour le faire, et que ce n’est pas moi. Si je m’écris un jour un personnage dont je me dis que personne ne le fera mieux que moi, là je le ferai ! Mais je ne pense pas que ça arrivera ! »

LES ACTEURS

« J’ai démarré comme actrice. Même si c’était surtout du théâtre et que ça n’a pas très bien marché au début, j’ai appris. Être actrice me sert depuis que j’ai fait mon premier court-métrage. Tous les metteurs en scène devraient jouer, même en amateur. C’est capital.
Très souvent, les acteurs disent qu’ils aiment être dirigés par des gens qui jouent aussi. C’est bien qu’ils doivent sentir la différence. J’ai très vite senti que la direction d’acteur et le rapport aux acteurs étaient mon point fort, car je n’avais pas peur d’eux. Beaucoup de jeunes metteurs en scène en ont peur et c’est normal. C’est terrifiant. Quand j’écris des dialogues, je les entends. Je me les joue et j’entends la musique, au demi-ton près. Ma part d’actrice intervient dans mon écriture, et je ne lâche pas les acteurs tant que je n’ai pas la note qui sonne pile. Comme un chef d’orchestre, on a des instruments plus ou moins magiques, ou qui font quelques fausses notes, mais qui sont tellement plus vrais que ceux qui font tout bien. Après, on a Catherine Deneuve ! »

DENEUVE / LE BESCO

« Elles s’aiment beaucoup dans la vie et s’admirent. Ce qui paraît évident dans le sens Isild envers Catherine. Mais c’est réciproque. Il y a une filiation dans une forme de blondeur et de beauté, parfaite chez Deneuve, plus étrange chez Isild, qui pour moi a un des plus beaux visages que je connaisse ou que j’ai eu à filmer. Il y a une forme d’anticonformisme et d’authenticité profonde chez ces deux actrices, qui peut être commune. On pourrait projeter Isild dans les films qu’a faits Deneuve jeune fille, Tristana, Les Parapluies de Cherbourg ou Les Demoiselles de Rochefort. J’étais complètement obsédée par Isild dans tous mes premiers films, je ne pouvais pas en faire un sans elle. Heureusement, nos chemins ont divergé depuis, mais j’ai toujours dit que j’aimerais la filmer quand elle serait devenue une femme de trente-cinq ou quarante ans, à l’âge épanoui. A ce moment-là, ça serait bien de les faire se rencontrer. Dans Mon roi de Maïwenn, on a plusieurs scènes ensemble. C’était incroyable, filmées par sa sœur. Moi qui l’ai tellement regardée, me retrouver à jouer avec elle devant une caméra, c’était très étrange et très touchant. »