Dans Même si tu vas sur la lune, le documentaire humaniste et chaleureux de Laurent Rodriguez (lire ici notre chant d’amour), nous le découvrons accueillant les réfugiés inscrits au programme d’apprentissage du français à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qu’il a mis en place. Nous le voyons ensuite recevoir Sara, Ghaith, Hasan, Khairy, les protagonistes du film d’origine syrienne, dans sa maison à la campagne et favoriser un espace-temps où la parole de chacun peut circuler librement et trouver une écoute attentive. La personnalité généreuse et éclairée d’Emmanuel Charrier y est pour beaucoup dans la réussite de ce film, qui parvient à nous faire comprendre ce qu’être exilé en terre étrangère signifie.
Une collègue de français langue étrangère qui travaillait avec moi pour le programme des étudiants réfugiés depuis octobre 2015 m’a parlé de Laurent qu’elle connaissait et nous nous sommes rencontrés en janvier 2016. Il m’a expliqué son projet de film documentaire lié à son histoire personnelle, qu’il voulait donner une voix aux Syriens qui arrivaient en France et qui étaient inscrits dans notre programme de français. J’ai demandé les autorisations pour qu’il puisse filmer et rencontrer les étudiants du programme, et, il a commencé à tourner en septembre 2016. Dès le départ, j’ai trouvé son projet très intéressant, car je pensais qu’il était nécessaire de donner de la visibilité aux personnes exilées. Cela me semblait quelque chose de nouveau et essentiel : filmer des étudiants en exil dans leur apprentissage du français à l’université et les faire raconter leur parcours d’exil et leur histoire de leur point de vue à eux. On s’est rapidement très bien entendus tous les deux, j’ai donc tout de suite adhéré à son projet de documentaire en lui accordant toute ma confiance.
Je suis en poste à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 2009. À la rentrée 2015, j’étais responsable, avec une autre collègue, de l’enseignement du FLE (français langue étrangère) pour les étudiants étrangers et la Présidence de l’université m’a demandé si je voulais m’occuper de mettre en place un programme d’apprentissage du français réservé aux exilés de Syrie qui étaient arrivés en France durant l’été. À cette époque, aucun autre programme similaire n’existait à l’université. Depuis, j’ai créé deux autres diplômes Passerelle débutant et intermédiaire, et nous accueillons aujourd’hui cinquante-quatre étudiants exilés de différents pays (Afghanistan, Syrie, Ukraine, Tchad, Soudan, Éthiopie, etc.) pour leur reprise d’études. L’université est également membre du réseau MEnS (Migrants dans l’enseignement supérieur) depuis 2020, qui est une association d’une cinquantaine d’universités et d’associations en France proposant des diplômes similaires. Il y a une véritable mobilisation des universités depuis quelques années, il faut s’en réjouir même si évidemment on pourrait toujours faire mieux. Nous ne disposons malheureusement pas toujours de moyens pérennes, ainsi devons-nous trouver des financements ou convaincre les présidences du bien-fondé de ces diplômes et de l’accueil des étudiants exilés. À l’université Paris 1, je dois dire que la Présidence a toujours été à l’écoute et désireuse de soutenir le programme, j’ai donc eu beaucoup de chance.
L’université doit être un lieu d’accueil, de formation et de recherche pour toutes celles et tous ceux qui le souhaitent, jeunes ou moins jeunes, et, bien sûr, les personnes exilées sont concernées. La plupart des jeunes exilés qui arrivent en France sont des étudiants. Leurs écoles ou leurs universités ont souvent été détruites ou les enseignements interdits dans leurs pays pour des raisons politiques ou religieuses. Il est, par conséquent, important que ces personnes soient accueillies et qu’on leur propose une formation de français pendant une année ou deux pour pouvoir ensuite les aider à reprendre leurs études en France.
J’aime mon métier. Enseigner et transmettre. Je n’ai pas grandi dans ce milieu. Mes parents ont travaillé à l’usine très tôt à l’âge de 14 ans. Chez moi, il n’y avait pas beaucoup de livres et j’habitais dans un tout petit village du Maine-et-Loire loin de la ville, de ses bibliothèques et de ses cinémas. L’école a été mon oxygène et l’accès à la culture et au savoir m’a permis de connaître et comprendre le monde, d’apprendre des langues étrangères, de rêver et de grandir. J’ai eu la chance de rencontrer des enseignants bienveillants et passionnés. Naturellement, c’est ce métier que j’ai choisi et je ne regrette pas ce choix.
Quand on est arraché de son pays, de sa culture à cause de la guerre, séparé de sa famille, de ses amis ; quand on est chassé de chez soi, menacé de mort par les autorités en raison de son orientation sexuelle ou de ses positions et combats politiques et quand on arrive à s’échapper et que l’on se retrouve dans un pays dans lequel on ne comprend ni la langue ni la culture sans personne à qui se confier, c’est terrible et terrifiant. Alors, quand il s’est agi de monter un programme pour accueillir des étudiants exilés à l’université, cela a été comme une évidence, un devoir. Toutes ces personnes que j’ai rencontrées depuis bientôt dix ans ont un courage inouï et elles ont bouleversé mon métier d’enseignant. Mon engagement est né avec et grâce à elles.
S’il n’y avait pas beaucoup de livres chez moi, il y avait une pièce primordiale : la cuisine ! Préparer les repas du week-end et les partager en famille autour d’une table a toujours été dans ma famille un rituel, une fête. La cuisine a toujours été le cœur de la maison quand j’étais jeune où je voyais ma mère, mes tantes et ma grand-mère s’activer tout en discutant et riant. Il n’y a rien de plus chaleureux pour moi que de passer des heures à préparer un bon repas pour ma famille ou des amis et de le partager ensuite autour d’une table. La cuisine est un lieu symbolique chargé de nostalgie et d’amour et la salle à manger presque un cabinet de thérapie où l’on peut se raconter nos vies, rire, chanter ou pleurer autour d’un bon repas. Nous avons acheté la maison de campagne en 2011. Mon conjoint a grandi en cité HLM en région parisienne. Alors que j’avais quitté la campagne pour aller à Paris, lui rêvait d’y avoir un pied-à-terre pour le week-end. Tout de suite, nous y avons invité beaucoup d’amis parisiens pour cuisiner et partager de longs repas dans le salon ou le jardin. La France n’est pas une exception, dans de très nombreux pays, la cuisine et les bons repas en famille ou entre amis sont essentiels. En Syrie, notamment, tout le monde adore cuisiner (et la cuisine syrienne est absolument délicieuse !), alors se retrouver dans cette maison dont le cœur sont la cuisine et la salle à manger, cela a été d’une très grande facilité. Cela a rapidement été comme se retrouver en famille, une évidence pour Sara, Ghaith, Hasan, Khairy et moi. Au début, quand Laurent y a installé sa caméra, c’était forcément étrange, différent. C’était la première fois qu’au bout de la table on y voyait un réalisateur, un chef-opérateur et des assistants tenant en l’air des micros. Mais la magie du repas partagé a opéré et au bout de quelques minutes, nous les avons vraiment oubliés. Bien sûr, c’est aussi grâce à la confiance que nous avons tous à l’égard de Laurent. Son écoute, sa discrétion et sa bienveillance ont été essentielles, et Sara, Ghaith, Hasan et Khairy ont pu se confier naturellement autour de la table. Ces moments du film autour des repas sont particulièrement précieux et émouvants. On peut écouter et dire ce que l’on veut, ce que l’on ressent, ce que l’on aime, ce qui nous fait douter et ce qui nous fait espérer. Il n’y a pas de jugement. On se sent libres.
Je pense que le cinéma peut beaucoup. Aujourd’hui, la société est très individualiste et est malheureusement nourrie par de nombreux discours mensongers et nauséabonds de l’extrême droite, dans les médias ou sur les réseaux sociaux, qui n’a de cesse de répéter que l’Autre ou l’étranger n’est jamais le bienvenu et qui l’accuse de tous les maux. Il y a souvent des reportages sur les personnes exilées à la télévision, mais finalement peu de films de cinéma sur ce sujet. Si des reportages à la télévision peuvent être intéressants, d’autres montrent souvent les exilés dans des situations de misère ou des conditions terribles, rassemblés dans des camps. C’est une triste réalité évidemment, mais ce n’est pas la seule et il faut aussi la soumettre à la contradiction. Par ailleurs, nombre de ces personnes montrées dans de telles conditions auraient pu, par exemple, intégrer un programme de cours de français dans une école ou à l’université, mais il n’y a malheureusement pas suffisamment de places, car pas suffisamment de financements débloqués pour les accueillir. Les autorités et la société détournent souvent leur regard. Le cinéma doit pouvoir s’emparer de la question des personnes exilées, car on ne va pas au cinéma comme on consomme de la télévision. Comme le dit très justement Hasan dans le film : « La société voit les réfugiés comme des gens qui ont toujours moins de quelque chose, moins d’éducation, moins de pouvoir ». Le film de Laurent réfute, à juste titre, cette croyance populaire. Le cinéma a toujours été un vecteur essentiel pour la culture et l’éducation. Il est une ouverture sur le monde et l’occasion de découvertes et de rencontres avec des images et des récits qui doivent bousculer les idées reçues. Il doit pouvoir combattre les stéréotypes et susciter la réflexion. Si le cinéma s’empare encore davantage de ce sujet, alors il y a encore de l’espoir. À ce titre, le film de Laurent peut beaucoup, car son esthétisme et son récit remarquables en font une œuvre empreinte d’humanité. L’autre n’est plus un étranger ou un danger, il est un ami, une sœur, un frère, une jeune femme ou un jeune homme qui a soif d’espoir, de liberté et de vie. C’est ce rôle indispensable, à mon sens, que le cinéma peut jouer dans notre perception de la situation des exilés.