Olivier Séguret publie Godard Vif, récit personnel et plaisant sur son inclination pour les films de JLG, un ouvrage qui vient clore trente années au service du cinéma pour le journal Libération. Une occasion d’évoquer quelques souvenirs d’une époque révolue.
« Je suis absolument un cinéfils. Je ne prétends à rien, mais je suis le seul que Serge Daney a choisi, formé et embauché : j’avais 21 ans, j’étais étudiant à Censier, et il cherchait quelqu’un. Serge July venait de le voler aux Cahiers du cinéma, avec pour mission de constituer un vrai service cinéma. Très vite, Daney a ressenti le besoin d’avoir une espèce de petit assistant pour ouvrir le courrier, classer les projections, l’accompagner de temps en temps et faire ses premières piges. À l’époque, il n’y avait que Daney et Louella Interim, qui était bourrée de tous les talents qu’on peut imaginer, sauf de celui d’organiser et de tenir le desk. Au bout de quelques semaines, Serge m’a demandé de m’occuper d’une page tous les samedis, des petites annonces cinéphiles, une sélection de choses autour du cinéma, de la Cinémathèque, qu’il s’agisse d’une table ronde, d’un livre, etc. Au milieu, il y avait un « ventre » de un à deux feuillets, où j’ai fait mes premières armes, sans que cela soit un exercice critique, mais davantage pour la petite nécro d’une actrice passée à l’as par exemple… »
« Très vite, j’ai fait des critiques. J’ai vraiment appris sur le tas. J’ai vite compris que j’apprenais beaucoup plus à Libé qu’à la fac de cinéma, même si j’avais de bons profs et que cela se passait bien. Il y a eu un premier festival de Cannes, puis un deuxième. Ensuite, Daney m’a envoyé à Berlin et à mon retour, il m’a annoncé mon embauche. La chose sur laquelle il était le plus exigeant, c’étaient les idées. Il ne supportait pas un article sans idée. Au départ, il m’a proposé de faire trois critiques, dont deux imposées (Wolfen et Key Largo), plus une autre, au choix. J’ai choisi Francisca de Manuel Oliveira. Il m’a dit « Bon, ça va, tu sais écrire » et « Il y a des idées ». Cela me surprenait, je me disais que je n’avais pas tellement d’idées. Mais lui, si. Il disait qu’il y avait trop souvent des papiers sans idées, que c’était du temps perdu. Il était assez avare en compliment. Il pouvait autant être gentil et bienveillant que très sévère sur l’écriture. Les deux ou trois fois où il s’est emporté à propos de mes papiers, c’était au sujet du français, jamais des bagarres sur le fond. Il me disait : « Mais comment tu peux tourner une phrase comme cela ? »
« Ce qui pourrait me qualifier ? Un goût très profond et très puissant des images, le film en faisant partie. À peine arrivé à Libération, je ne connais pas le jeu vidéo, mais je suis déjà passionné par les premières images de synthèse qui commencent à apparaître : Max Headroom sur Channel 4, des incrustations dans la publicité. Je dis à Daney que j’irais bien à Imagina, qui est organisé par l’INA et Philippe Quéau qui, à l’époque, avait écrit un très bon livre (Éloge de la simulation – De la vie des langages à la synthèse des images, Éditions Champ Vallon/INA,1986). Puis, c’est l’explosion du clip et je participe au catalogue d’une exposition à Beaubourg sur ce thème qui est abordé pour la première fois en France. Je crée la chronique du zapping, mot inédit trouvé par une éditrice du journal (Brigitte Ollier, qui est devenue critique photo). Très vite, mon champ n’est pas uniquement le cinéma, mais le cinéma au cœur de plein de satellites. Daney m’a toujours beaucoup encouragé, contrairement à ce que peuvent imaginer les gens. Un de mes grands regrets, c’est ne pas avoir découvert le jeu vidéo plus tôt pour pouvoir en discuter davantage avec lui. Je suis convaincu que mon intérêt l’aurait fasciné. »
« C’est vraiment le cinéaste qui excitait le plus Daney à tous points de vue. Une très belle admiration. Godard était son interlocuteur mental le plus important parmi les cinéastes. J’étais moi-même déjà « godardien ». J’ai pris en pleine poire Sauve qui peut la vie, à 17 ans. Un très grand choc pour moi, mon film préféré de Godard, la révélation de ce que peut être le cinéma. La dimension plastique me bouleverse dans tous les films de Godard. J’ai ressenti une émotion très nouvelle devant un territoire qui s’ouvre. Je comprends, dans ma chair, ce que peut être le cinéma moderne, pourquoi il est moderne. »
« La toute première fois que je rencontre Godard est à son initiative : il demande à voir Lefort et Séguret à Cannes. J’étais timide, orgueilleux à l’époque et toujours très prudent. Je me suis tranquillisé depuis. Ce n’est jamais facile d’aller à la rencontre du « grand homme », alors qu’au fond, il est comme nous tous, avec beaucoup de simplicité. La nature du rapport que j’ai avec lui a beaucoup évolué, depuis quatre ou cinq ans, et m’a permis d’aboutir à ce livre, Godard Vif, qui n’est ni une exégèse, ni une monographie. J’ai un intérêt qui va croissant pour ce cinéaste, et je ne cherche pas à élucider ce mystère pour moi. J’ai toujours été sans calcul. J’ai une admiration sans borne pour lui, mais elle n’est pas du tout encombrante dans ma vie. Je peux facilement dire que je n’aime pas du tout tel film de lui ou reconnaître qu’il a dit des tas de conneries. »
« C’est le bonhomme aussi qui a fini par me toucher énormément, que je trouve grandiose, comme artiste, comme histoire. Je voudrais l’aider à se soulager du poids qu’il est obligé de porter, lui rendre un peu de légèreté. Effectivement, lui écrire une lettre comme il n’en a jamais reçu, parce que ce n’est pas comme ça qu’on lui parle d’habitude. J’en suis amoureux, comme on peut aimer très tendrement un grand-père magnifique. »
« Godard n’a pas peur du doute, qui est une matière dont nous avons besoin pour réfléchir. Au-delà de l’effet de miroir, ma vie ressemble à un film de Jean-Luc Godard. Ce sont les films de Godard qui sont les plus proches de ce que serait l’enregistrement de la vie d’un être humain. C’est l’introduction de mon livre. Et il y a là un véritable nœud, car je signe en décembre pour écrire ce livre, et parallèlement Libé me demande une nécrologie sur Godard que je refuse d’écrire. Il n’y a rien et, en même temps, il y a un nœud, comme un symbole. Et tout va se dénouer. »
« Je n’arrive pas à trouver Godard pessimiste sur le cinéma. Sur le monde, certainement, mais comme tout le monde. Je sens une foi toujours plus ardente dans le cinéma. Il passe son temps à ça, c’est un continuum, sa télé où il passe un DVD, les écrans sur lesquels il va bidouiller trois trucs, les gens avec qui il parle, qui ne sont que des gens de travail ou de relation. Il est à 100% dans le cinéma. Il lit Libération et la presse, regarde tout ce qui l’intéresse. Il va toujours voir. »