Dans Ouvert la nuit, Édouard Baer est Luigi, un directeur de troupe qui doit, le temps d’une nuit, trouver de l’argent pour sauver son théâtre. Cet homme libre et fantasque prendra les chemins de traverse, enjambera les obstacles, croisera la route d’hommes et de femmes, dans un Paris nimbé de lumières nocturnes. Un film joyeux et frémissant, dont Édouard Baer signe le scénario, avec Benoît Graffin, et la réalisation. Conversation à lire, le timbre d’Édouard Baer dans les oreilles…
Oui, la vie de hasard, la vie de café, le fait de se laisser porter et d’aller où le vent nous mène, c’est quelque chose que j’aime bien. Luigi, mon personnage, plus que la vie de hasard, c’est une vie de risque qu’il mène. Ce qui me fait penser à cette phrase de René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » J’aime l’idée que Luigi traverse la rue et se dirige vers des gens qui ne lui ressemblent pas. C’est aussi pour cela qu’il emmène le personnage joué par Sabrina Ouazani avec lui : elle est insolente, différente de lui, il se dit qu’il va trouver des aspérités, que ça va être étonnant. J’aimerais bien être comme ça, prendre le trottoir qu’on ne connaît pas, monter dans un train qui part sans connaître sa destination.
J’aime l’idée du « film en direct ». L’avantage du théâtre est qu’on peut tout changer le soir même en fonction de ce que l’on sent, du public, de l’énergie. Il n’y a évidemment pas ça au cinéma. J’aime l’idée d’un film qui surprend, où l’on ne sache pas ce qui va arriver au personnage, car il n’y a pas de code, dans le sens où le genre n’est pas défini, ce n’est pas un film d’action, ni une comédie stricto sensu. On suit la logique de Luigi qui aime se laisser porter, qui préfère les détours, alors qu’il a une mission importante à mener. L’enjeu est qu’il trouve de l’argent pour sauver son théâtre, mais c’est à sa façon à lui. Ce n’est pas non plus de l’absurde ou du surréalisme, c’est une façon d’être.
Il s’agit de trouver comment rendre les scènes les plus vivantes possible. Si on filme juste les déambulations dans Paris, il faut être un maître, comme dans La grande bellezza de Paolo Sorrentino ou Le Feu follet de Louis Malle. Là, il s’agissait de réfléchir à comment rendre compte du caractère imprévisible des situations, sans être nécessairement à l’épaule. Ce qui était pas mal, c’est que la caméra soit parfois un peu en retard sur l’action. Parfois, ce n’est que quelques images. Ce petit retard crée une petite bizarrerie intéressante. Et quand on décide qu’on est en plan-séquence, dans le rythme normal de la vie, il faut que les acteurs se sentent très libres physiquement et puissent bouger dans le cadre aisément. Il faut qu’on suive le rythme propre à Luigi, ses accélérations, ses ralentissements.
Oui, très peu. Je m’étais dit que Luigi s’asseyait peu, qu’il était tout le temps en mouvement, en anticipation ou en fuite. Je m’étais dit aussi qu’il n’était pas dans la manipulation latine, dans l’étreinte, les embrassades. S’il passait par ça, ça le rendrait un peu dégoûtant. Quand on est dans le verbe, on est peu dans le corps, je trouve. Luigi a besoin du regard de l’autre surtout. Quand il essaie d’embrasser, c’est un malentendu total et il s’en prend une ! Et puis, c’est aussi un goût que je n’ai pas. Je préfère que les choses soient dans les yeux. Une poignée de mains, c’est magnifique. La bise, c’est aussi une façon d’éviter le regard de l’autre.
Oui, c’est, pour moi, un maître du scénario de comédie. Il a travaillé avec Pierre Salvadori, notamment, et a écrit La Fille de Monaco, réalisé par Anne Fontaine, dont le scénario est remarquable, je trouve. Il sait écrire des histoires avec des sous-histoires, avec des personnages très humains, avec un rythme particulier. J’avais besoin de créer le souffle d’une histoire d’une heure et demie, pour faire vivre les moments à l’intérieur, pour les accélérer ou les ralentir.
Oui. Benoît Graffin est venu en accoucheur. Mes dernières expériences d’auteur sont des expériences de spectacles où les moments sont bons, mais où le fil était un peu lâche. On s’en sortait par l’énergie du théâtre, mais les histoires étaient des prétextes. Là, je voulais qu’on croie en l’histoire, je ne voulais pas que ce soit désinvolte. Il y avait un enjeu : une mission – Luigi doit trouver de l’argent en une nuit pour sauver son théâtre – et des détours, car Luigi s’égare en chemin, comme s’il voulait sortir du film.
Le juste, ce n’est pas l’image, c’est la voix. J’ai été frappé par le livre de Denis Podalydès, Voix off. Je suis très sensible aux voix, aux accents, au phrasé, au timbre. J’aime bien les gens qui ont des voix exagérées. C’est à l’oreille qu’on sait si une scène est bien jouée ou non. À la caméra, on voit s’il y a de la vie dans les corps, mais pas si c’est juste ou non. Beaucoup de metteurs en scène ferment les yeux et écoutent la scène au casque. Je trouve ça juste de faire ainsi. La voix, ça ne triche pas, elle trahit les grandes émotions, comme la colère, l’amour ou la peur de l’amour.
Je peux me supporter à l’image, mais je ne supporte pas ma voix. Pendant que je parle, oui, mais quand je me réentends, ça n’est pas possible !
Non ! Je m’aperçois que parfois ma voix me lâche. Dans les situations de timidité, elle part dans les aigus. Dans les situations d’autorité, je vais dans les graves. Elle m’échappe. Je m’aperçois d’une perte de confiance sur la voix et ça peut être grotesque à réécouter. Et je ne sais pas comment la travailler.
Il est assez mutique dans le film. Il a une présence physique stupéfiante. Sa gueule laisse sans voix. On sentait chez lui une puissance, à la Depardieu, qui n’a pas été tellement exploitée au cinéma.
Ça m’est venu comme ça. Quand je suis dans ce personnage-là d’histrion, le cerveau se libère et une « benoîtpoelvoordisation » des choses opère. Dans certaines scènes, je savais que je pouvais lâcher les chevaux. Dans la scène que vous évoquez, je savais que la caméra me suivait, on avait mis en place le chemin et les rendez-vous avec les gens à certains endroits. Là, j’étais en liberté et c’était de l’impro.
Oui, bien sûr. La nuit se suffit à elle-même. Le rythme est autre. Ce n’est plus la vie minutée, sauf pour les professionnels de la nuit. Et la nuit, il y a le besoin des autres, ce qui induit la séduction, la provocation. Et puis il y a l’idée de s’amuser. Luigi provoque les situations. Il a un refus de la vie normale et des phrases codifiées par les règles sociales. Il a le goût de l’accident, de la vie, de la poésie, de l’étrangeté.
On peut basculer dans l’étrange facilement avec des choses de la vie de tous les jours. Surtout la nuit. Il y a parfois des failles stupéfiantes dans l’espace-temps. Et puis il y a les fantômes de la nuit, les ombres, bien sûr. C’est cette idée à la Modiano qui consiste à trouver du mystère là où apparemment il n’y en a pas. Le film joue avec ça. Les sons, les sonneries, les pas dans une rue déserte, les feuillages, le vent, les lumières qui clignotent, le bleu des écrans, tout ça devient mystérieux. La lumière écrasante la journée emporte ce mystère. On sait où vont les gens, à quoi servent les magasins, tout a une fonction dans les villes, le jour. La nuit, c’est tout autre. Qu’est-ce qui pousse les gens à sortir la nuit ?
Edward Hopper, bien sûr. Mais aussi des chansons comme Les Passants de Brassens. Il y a aussi du Sempé dans mes références. J’adore les nuits des films fantasmées dans What’s New, Pussycat ?, Comment voler un million de dollars ? Les couleurs très saturées qui rendent les choses joyeuses, mais presque inquiétantes du Color by Deluxe. Il y a ça aussi chez Modiano quand la gaieté exagérée crée de l’inquiétude.
Oui, j’aime bien « surcaster » en personnalités les petits rôles. J’aime l’idée qu’on ait envie de suivre les seconds rôles. Dans certains films de Jean-Paul Rappeneau, j’ai envie de partir avec les seconds rôles que l’on croise. Je n’aime pas l’idée que l’on puisse imaginer, quand la scène est coupée, que les acteurs quittent le plateau et vont se faire démaquiller, j’aime qu’ils continuent d’exister. Ça tient à la personnalité des gens et à leur costume. Dans la séquence chez la milliardaire dans mon film, j’aime les deux serveurs indiens au début. Ce sont de vrais maîtres d’hôtel. Je trouve qu’il faut être précis dans l’écriture des personnages dits secondaires.
Oui, c’était un dénicheur de talents, un enthousiaste. Il a découvert Jamel, des journalistes, comme Vandel ou Taddeï. C’était un type très curieux, qui donnait leur chance à des gens et tirait d’eux le meilleur. Il leur donnait le « plein emploi d’eux-mêmes », comme il disait. Il partait du principe que votre personnalité pouvait devenir votre métier. Il a transformé le destin de plein de gens en leur donnant confiance. Il tenait Actuel et Nova dans un mélange d’affection, de paternalisme, de mauvaise foi et de désordre.
Oui, beaucoup.