Il est sans doute l’un des acteurs les plus occupés de France. Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, joue, au théâtre et au cinéma, met en scène, et écrit des textes à la prosodie dix-huitièmiste délectable (Scènes de la vie d’acteur, Voix off, La Peur Matamore, Fuir Pénélope). En ce mois de septembre 2021, il fait partie du jury du 47e Festival du cinéma américain de Deauville. Autour de l’horizon, de l’acte de regarder un film, de s’en forger un avis ; de la rêverie, des voix remarquables et des instants de grâce, conversation, entre deux séances en bord de mer, avec un comédien à l’esprit affûté, au phrasé musical et au timbre de velours.
Je remarque qu’à Paris, j’ai toujours cherché à habiter aux derniers étages, là où, de la fenêtre, l’horizon est le plus dégagé. Et finalement, je crois que dans tous les appartements où j’ai vécu, j’ai eu un horizon de toits. J’ai besoin de ça quand je suis en ville. Être encaissé, au premier étage, quand l’horizon est fermé, peut me rendre claustrophobe. Il n’y a qu’au théâtre où j’admets les horizons fictifs, les toiles peintes, les lignes dessinées. J’associe l’horizon à la respiration, à quelque chose de physique.
C’est la première chose que je fais en me levant ici le matin : je regarde les Planches, le sable fin, dont j’aime beaucoup la couleur, puis la mer et le ciel. Cette ligne d’horizon est très stratifiée et me fait énormément de bien : elle m’éclaircit l’esprit. J’aimais beaucoup cette idée kantienne que l’idéal de la raison fonctionne comme un horizon, c’est-à-dire qu’on ne l’atteint jamais. L’intelligible est un point de fuite qu’on ne peut atteindre, mais qui sert à orienter la pensée, à créer une direction de regard qui permet que le monde entier se structure à partir de lui. Mon rapport à l’horizon marin est donc profondément rationnel. Après, un horizon purement marin, perçu depuis la mer, peut susciter une angoisse. Une angoisse du vide, à perte de vue. Quand cet « à perte de vue » n’est pas structuré par un paysage, alors cette chose même qui me faisait échapper à la claustrophobie peut m’angoisser, car trop grand, trop vaste.
J’aime beaucoup cette salle. On n’y est pas trop serré, nos jambes peuvent s’étendre, il y a quelque chose d’infiniment confortable et, chose qui me plaît, la salle comporte une scène. J’apprécie que le premier rang de spectateurs ne tape pas sur l’écran. L’écran est situé après la scène, ce qui crée une profondeur de champ dans la salle même. Et bien sûr, l’écran vient creuser cette profondeur de champ. Quand la séance commence, un horizon s’ouvre, qui est celui du film.
Cette salle bleu clair m’évoque aussi ces anciennes grandes salles de province qu’on trouvait, parfois, à Paris. Hier, je repensais aux publicités pour les boutiques de la ville qui figuraient sur les écrans autrefois, comme j’en voyais dans le Sud-Ouest. Il y avait aussi, avant le film, les publicités pour les pizzerias locales, souvent très laides, qui étaient un peu le péage obligé avant de voir le film. On attendait que le film débute en mangeant une glace et en assistant à ce folklore, le regard cherchant à rêver déjà avec ce qu’il pouvait. Puis, quand le film commençait, on était libéré de tout cela. J’adorais cette plongée dans le noir. À cet instant, la salle n’était plus la salle de La Rochelle ou d’Oléron, le film prenait le pas sur tout.
Où je peux, car j’arrive souvent en retard. Je n’aime pas être trop près. J’avais un copain cinéphile quand j’avais 20 ans, qui voulait qu’on s’installe au pied de l’écran. C’était peu confortable, je me sentais avalé par le film. Maintenant, j’aime me mettre au centre. Avec les années, je vais moins souvent en salle. Cela me fait beaucoup de bien de voir deux-trois films par jour en ce moment.
Ce qui mobilise le regard, c’est d’être assis entre jurés, au centre de la salle, au milieu du public. J’ai été deux fois dans un jury auparavant et nous voyions les films seuls. Cela est très différent : ici, nous respirons avec les autres spectateurs, dans des salles pleines. Pendant le film, je me demande ce que pensent les camarades à côté de moi. L’expérience est tout autre que celle, qui génère en moi un trac infini, de voir un film dans lequel je joue, et notamment un film de mon frère, dans une salle pleine. Ou quand je découvre un spectacle que j’ai monté dans une salle remplie. Là, le trac vient du fait que je ne me regarde plus moi-même, mais je regarde à travers l’attention des autres. C’est l’attention de toute la salle qui me fait juger ce que je vois : mon regard est totalement transformé. C’est parfois terrible, car je réalise qu’une scène ne fonctionne pas, qu’une chose drôle ne fait pas rire ou, au contraire, que les gens rient là où l’on ne s’y attendait pas. C’est l’expérience qui me donne l’impression d’être supprimé, de ne pas avoir de jugement personnel ; tout passe à travers la salle. J’ai vécu des expériences très douloureuses comme cela, et d’autres très heureuses. Je me rends compte à quel point je suis poreux aux attentions qui m’entourent. Je n’arrive jamais à m’enfermer en moi-même.
Oui. Je pense beaucoup pendant le film. Je formule des phrases. J’ai même l’impression de les écrire. J’anticipe sur ce que dirait untel ou untel. Je fais pareil au théâtre. Je sais si telle scène plairait à mon frère, à ma compagne ou non, par exemple. Des gens comme cela me viennent en tête et encore plus quand je suis juré. Je me demande si je suis convaincu ou non par ce que je vois. Je suis le film très attentivement et tout un discours s’établit en même temps. C’est parfois un peu pénible et je me suggère de me laisser porter par le film. Souvent, je ne sais pas ce que j’en pense. Je mets du temps à savoir. J’ai aussi besoin des mots et du regard des autres pour faire que ce que je pense apparaisse. Parce qu’au fond, ce que je pense moi tout seul ne me suffit pas pour m’intéresser vraiment. Je déteste l’idée d’être le seul à penser telle chose. Je me vois, curieusement, comme appartenant davantage à un public majoritaire que minoritaire. Je m’en suis aperçu il y a peu. J’aimais tant cultiver un point de vue personnel, une pensée originale… En fait, je me rends compte que j’aime m’attarder sur ce qui peut être banal dans ce que je pense. C’est le point de départ d’une réflexion. Ainsi, ce que je pense vraiment émerge très tardivement. Et cela peut avoir été gravement modifié par autrui. On me reprochait, jeune, d’être hyper influençable. Je soutenais un point de vue, puis un autre le lendemain. J’adoptais soudainement celui de mon frère ou de quelqu’un d’autre qui m’avait influencé. Je m’éteignais radicalement devant un avis tranché, que je me mettais à épouser, alors que quelque chose en moi luttait contre. J’ai appris à me défaire de ces influences, à faire en sorte qu’elles ne l’emportent pas ou qu’elles l’emportent, mais au bout d’une vraie réflexion. Ce qui fait que je suis assez lent à élaborer un jugement critique. Cela dépend des domaines, cela dit. En littérature, là, c’est mon domaine : je sais tout de suite si ce que je lis est bien ou pas.
Oui, et je ne peux pas faire autrement. Il peut arriver que mes pensées s’envolent. Quelquefois, je me remets au débit du film, ayant conscience que j’ai trop rêvé. C’est parfois l’ennui qui crée ça. Mais je me ressaisis, espérant qu’il va se passer quelque chose ou que le film va être moins prévisible.
Non. Je suis plutôt avachi dans mon fauteuil. Je me redresse parfois. Je bouge beaucoup, parce j’ai une forme de nervosité. Et cela dépend aussi du film. Mais l’ennui ne me gêne jamais. D’abord, parce que cela incite à la rêverie et que je peux m’évader. Si l’ennui est pesant et que je me sens captif, car je sens que le film me prend pour un imbécile, alors une colère peut m’envahir. Mais quand je sens que le film exprime quelque chose comme il peut, alors je bascule dans un ennui pas désagréable. Dans cet état, je me substitue au réalisateur et me demande ce que j’aurais pu faire pour améliorer telle scène ou telle autre. Souvent, je me focalise sur la musique et me dis que le film aurait gagné à s’en défaire. Je remets ainsi le film en scène, et ma rêverie devient active. Je n’aime pas subir un film.
Ce matin, j’essayais de me souvenir des films que j’avais vus au festival d’Angoulême, dont j’étais le président du jury. Aucun souvenir ! Rien ne revenait à la surface… J’ai parfois peur de tout oublier ou tout mélanger. Pour savoir si j’ai aimé un film, je me force à le raconter à un tiers. Si ça l’intéresse, je réalise que j’ai aimé le film ; et si je ne parviens pas à bien le raconter, c’est que le film ne m’a pas tant plu. Mais ce que vous décrivez ne m’est pas arrivé. Je ne mélange pas les films que je vois là, mais j’ai une faculté d’oubli dont je fais souvent le constat.
Ma mère était prof d’anglais. Ma grand-mère, qui a beaucoup compté dans mon éducation, adorait l’anglais et l’Angleterre. Elle m’a envoyé chez des correspondants britanniques. J’ai donc cultivé une adoration de cette langue. Quand je suis très anxieux, je me mets à parler une espèce de sabir anglais, mais je ne suis pas tout à fait bilingue.
J’ai beaucoup aimé Rebecca Hall dans La Proie d’une ombre. J’ai trouvé Valeria Bruni-Tedeschi bouleversante et géniale dans La Fracture de Catherine Corsini. Elle a des registres vocaux insensés. Peu d’actrices ont un registre vocal aussi large. Dans la puissance, l’extrême faiblesse, dans l’humour ; elle est capable d’être grossière avec une élégance infinie ; elle est capable d’être monstrueuse, méchante, agressive, bête, sublime, douce, amoureuse… Peu d’acteurs et d’actrices ont une telle gamme. Ce film met les acteurs très en valeur. Il y a aussi Pio Marmaï, que j’adore : quelle folle énergie !
J’ai passé un moment merveilleux, un soir, avec Vincent Lindon. Il a quelque chose de John Wayne, quelque chose de sculpté dans la matière même du cinéma. Quelque chose en lui appartient au cinéma. Le regard, la beauté… Je discutais très amicalement avec lui et en moi-même, je pensais : « Quel acteur extraordinaire ! ». Les grands acteurs de cinéma transpirent quelque chose de spécial quand on les voit comme ça. Je comprends les réalisateurs qui disent : « Il est entré dans la pièce et c’était lui, le personnage ! ». Peu de gens peuvent susciter cet effet-là. Quand on voit Vincent Lindon, on a envie de partir dans une histoire avec lui. Il a une voix merveilleusement accrochée. Discuter avec lui fut un très grand moment du festival pour moi.
Et tous les matins en ce moment, je revois Le Parrain commenté par Coppola, sur les conseils d’Arnaud Desplechin et Mathieu Amalric, que j’ai entendus parler de ce DVD avec enthousiasme. Par bribes, j’ai donc dans l’oreille les voix de Brando et Pacino. Ce sont des voix qui m’ont formé et comme j’ai un goût pour l’imitation, je me suis laissé influencer vocalement. Au théâtre comme au cinéma.
Johnny Depp m’a beaucoup ému. J’ai peu vu son visage, je dois dire, car il était caché derrière des lunettes, des mèches sur le devant et un chapeau vissé sur la tête. J’adore cet acteur, et je n’ai pas l’impression qu’il s’aime beaucoup lui-même. Sa voix charrie, accroche, draine, ramasse des choses très souterraines. Il prend à peine la parole, dit « oui » et immédiatement il se passe quelque chose. On sent que quelque chose branle un peu en lui, repose sur un équilibre très précaire ; cet effort de parler en français dans un sens parfois vacillant était très beau.
Il y eut ma rencontre avec Vincent Lindon dont je vous parlais. Et puis il y eut mon arrivée dans ma chambre d’hôtel. J’étais très content. Il y avait une bouteille de champagne qui m’attendait. J’ai hésité à attendre l’arrivée de ma compagne pour l’ouvrir, je l’ai regardée, en avais trop envie, alors « pchhhh », j’en ai bu une petite coupe ! J’en ai fait l’aveu à ma compagne par téléphone peu après. J’en ai bu très peu, mais cela m’a fait un bien certain. J’ai aussi mangé la moitié du cake délicieux qui l’accompagnait. Cela fait partie de cet instant de grâce, justement. Je pense aussi à Proust quand je suis là. On n’est pas au Grand Hôtel de Cabourg, mais on sait qu’il venait aussi à Deauville. Je pense à de grands écrivains qui sont venus sur la côte normande.
C’est une convergence complètement inattendue de faits, de sensations, de pensées, qui, soudain, crée un accord parfait. Un sentiment d’une grande harmonie qui nous fait dire : « Je suis là et j’ai parfaitement raison d’y être ». J’adore cette phrase de Voltaire : « Le paradis est tout entier où je suis ». Mais lui le disait pour tous les moments de sa vie. C’est la phrase d’un homme heureux. Pouvoir dire cela en le pensant raconte une sensation de bonheur immense. Un moment de grâce crée un peu ça : la sensation d’un petit paradis, qui peut être sur 30 cm carrés, grâce à la résonance de petits faits : la lumière du jour, la présence d’une personne, un livre, un déjeuner… Évidemment, le moment de grâce ne peut pas se provoquer. Pourtant, quand on travaille à un film, une pièce, un livre, n’importe quelle œuvre d’art, on travaille à ce que le moment de grâce puisse avoir lieu. C’est là où c’est presque sacrilège, très difficile, voire désespérant : comme on ne peut prévoir ce moment, il y a une contradiction fondamentale majeure dans le travail des artistes, qui œuvrent à quelque chose qui n’aura lieu que lorsqu’une sorte de grâce supérieure viendra enchanter la chose. Vous pouvez préparer le terrain, faire en sorte que plein d’éléments concourent à ça, puis… Parfois cela marche avec trois fois rien, et parfois, au terme d’un énorme labeur. Je pense aux mises en scène infiniment laborieuses de Bergman au théâtre, mais, lorsqu’il reprenait tout, des jours plus tard, tout s’accordait. La grâce, pour résumer, est un accord entre des éléments disparates qui entrent en résonance.