Il était, cette année, l’un des invités du festival Premiers Plans d’Angers qui lui consacrait une rétrospective, tandis que la scène du Théâtre Le Quai accueillait son spectacle Le Cas Jekyll, trois soirs durant. Dans la ville d’Angers, le comédien Denis Podalydès a déambulé seul, à pied. De l’hôtel d’Anjou à sa loge au bord de la Maine, du Centre des congrès aux cinémas Variétés et Les 400 Coups, il a investi ces lieux de sa présence discrète et chaleureuse.
Lorsque j’arrive dans un lieu, je prends mes repères. En arrivant, j’ai toujours besoin de passer par l’hôtel, par ma chambre, d’y poser quelques affaires, d’y établir le lieu du sommeil. J’adore l’hôtel. Je regarde toujours quelle est l’orientation de la lumière, comment se ferment les volets. J’aime regarder la télévision, s’il y en a une, au moment de m’endormir, ce que je ne fais jamais chez moi. J’ai certaines habitudes propres à l’hôtel. J’aime bien les hôtels anciens. L’hôtel d’Anjou à Angers, je le trouve très touchant. Ma chambre y est petite, mais elle a quelque chose d’extrêmement chaleureux. Puis, le plus vite possible, j’essaie de me promener à pied, sans être conduit à droite, à gauche. Comme sur les tournages, j’aime être seul. J’aime me promener librement dans une ville. La deuxième chose que je fais lorsque j’arrive dans une ville, c’est de consulter le plan, de repérer les différents lieux. À Angers : le centre des Congrès, le cinéma Variété, le cinéma Les 400 Coups, l’hôtel, le théâtre.
Non, pas du tout. C’est pour cela que j’ai besoin d’un plan et de repères. Puis, je me laisse conduire au premier rendez-vous, parce que je suis en retard. Je suis très souvent en retard. J’ai du mal à quitter la chambre. Très souvent, je pars à l’heure où je devrais être arrivé. C’est un problème. Il y a donc un moment où je me presse, alors que j’étais tout tranquille, j’accélère et cette accélération me réveille. Lorsque j’arrive au premier rendez-vous, je me laisse me perdre un peu. Je n’identifie pas encore les lieux et les personnes. C’est un moment d’hébétude : je vois des visages, j’entends des noms, des fonctions, des métiers. Je fais semblant de m’y retrouver, mais je ne retiens rien du tout. Je laisse faire, car sur plusieurs jours, il y a le temps de reconnaître les gens et c’est comme cela que je me laisse complètement porter. Les choses prennent ou ne prennent pas. Ça peut être soudain un lieu un peu antipathique : un lieu trop laid, trop bruyant, des gens trop pressés, des gens qui forcent l’intimité, la bonne humeur, trop de rires, trop de blagues, ça m’empêche un peu, ça m’écarte. Puis souvent, dans ce trouble-là, il y a un petit lien qui se crée, soit avec un endroit ou une personne. Angers, par exemple, est un lieu où je reviens. Et cette année, la particularité est que je jouais au théâtre. Alors, au milieu du festival, soudain, tout s’arrête. J’ai aimé ces allers-retours, des répétitions – car je n’avais pas joué la pièce depuis un an –, de la salle de spectacle à la salle de cinéma, à la rue, à l’hôtel. J’ai eu le sentiment de faire mon métier à plein : je jouais au théâtre et je parlais de cinéma.
À Angers, la salle du théâtre du Quai était très grande. C’est lors des répétitions que je mesure l’acoustique, l’espace. Je répète tout le spectacle. C’est là que j’allonge le pas, que j’accélère ou pas. Je me règle.
Oui, ce n’est plus du tout la même chose. Surtout sur ce spectacle-là qui est une adresse constante au public, puisque c’est une conférence scientifique du Docteur Jekyll qui raconte à son ami Utterson – qui est donc le public – comment il en est arrivé là. C’est donc un dialogue constant, et je tiens compte des réactions. Si le public, comme le premier soir des représentations, tousse beaucoup, ça me trouble, ça peut m’énerver. Curieusement, je suis très paranoïaque sur ce spectacle. Quand on joue en solo, lorsqu’on n’a pas le bénéfice du partenaire, on est beaucoup plus paranoïaque. Toutes les réactions sont donc très intensifiées. Les réactions de bonheur sont gigantesques. C’est un plaisir démiurgique, on a l’impression d’être le maître du monde, et les impressions mauvaises sont effroyables. Je deviens fou de rage, paranoïaque, haineux. C’est très étrange. J’ai fait un autre solo avant celui-là, où je ne bougeais pas pendant 55 minutes, le contraire du Cas Jekyll, et j’avais mentalement les mêmes réactions terriblement fortes.
Ah oui, oui, oui. D’ailleurs, j’ai été élève de Bouquet au Conservatoire et il parlait de ça, comme d’une stratégie avec le public. Il avait même comparé une fois la construction d’une scène comique à un hold-up. Il disait : j’entre dans la tête du spectateur par là, par une phrase anodine, par exemple, je fais comme si ce que je disais n’avait pas d’importance, je prends un petit temps, je passe là, puis paf ! je fais exploser le rire ! Comme s’il avait préparé son entrée dans une banque et l’explosion du coffre. Sa façon de décrire les choses était tellement précise et concertée que c’en était vertigineux. Je me demandais comment un acteur pouvait penser autant son plan de bataille et être aussi sûr de son fait. Il y avait une dimension ironique, ludique, là-dedans. Ce sont des métaphores que l’on met sur les choses pour les rendre plus acceptables, agréables, vivables. Mais dans un monologue, puisqu’on n’a pas le 4e mur, ni la complicité d’un partenaire, c’est forcément le public, le partenaire. On est obligé de le laisser respirer, surtout lorsqu’on lui donne une série d’informations denses, comme dans le texte du Cas Jekyll de Stevenson, adapté par Christine Montalbetti. Ça oblige l’acteur à être le plus intelligible possible et le plus hiérarchique possible dans la donnée des informations. Il faut savoir où concentrer le tir, où laisser libre cours à la fantaisie, où être purement gestuel. Ça s’est fait avec le temps, ça. J’avoue qu’au début, quand on répète, ce sont des suppositions et l’on ne sait pas très bien comment ça va se passer.
J’ai toujours eu le sentiment que les acteurs n’écoutent pas, parce qu’on pense à ce qu’on va faire ou à ce qu’on a fait. Et j’ai remarqué que neuf fois sur dix, ça nous déconnectait et de la représentation et de ce qu’on a à faire. Au théâtre, la difficulté n’est pas de faire, mais de refaire, rejouer, de repasser par le même chemin qu’on a pris. La seule manière de renouveler, c’est d’écouter les autres et de les écouter comme on écoute quelqu’un pour la première fois. L’écoute, ce n’est pas simplement l’oreille, c’est le regard aussi. Quantité de petits signes passent par le regard, le visage, la voix, et c’est la totalité de la personne, de ce qui en émane dont on doit s’imprégner. Et j’ai remarqué que cette écoute absolue, sans penser à son costume, à sa coiffure ou à un postiche qui se décolle, permet de vous renouveler entièrement. Alors c’est risqué, car souvent, lorsqu’on a le trac, qu’on n’est pas tout à fait sûr de sa mémoire, on est presque obligé de se redire la prochaine réplique – surtout dans un texte en vers. Il faut aussi renoncer à cela et se laisser surprendre par sa propre mémoire, car généralement le texte revient. Car souvent le trou de mémoire est dû soit à trop de confiance, soit au volontarisme de la mémoire. Alors que dans l’écoute et la disponibilité absolue, ça vient tout seul.
Ouh là… Quand j’étais enfant, ma mère était même inquiète, parce qu’une maîtresse avait dit que j’étais trop rêveur. Ma mère voyait ça comme une qualité, mais la maîtresse trouvait que ça prenait des proportions inquiétantes et pouvait être le symptôme d’autre chose. Ma mère étant elle-même une grande rêveuse, ça ne l’a pas inquiétée bien longtemps. C’est une capacité d’abstraction qui frise une capacité d’absence totale au monde présent. Je m’embarque souvent là-dedans.
Le temps du train est un temps que j’adore, notamment pour écrire. J’ai de merveilleuses heures d’écriture dans les trains, dans les avions aussi. Je regrette que les vols soient trop courts en France. Le temps des voyages est un temps où vous n’êtes pas du tout susceptible d’être dérangé ou de déranger quelqu’un. Finalement, lorsque je suis chez moi, à mon bureau, ça ne vient pas. Sauf lorsque je suis pressé par le temps, par une commande. Coincé, j’arrive à délivrer la chose. Je suis obligé de me sur-concentrer, c’est douloureux, mais c’est souvent comme ça que j’arrive à finir les choses. Le temps agréable, c’est le temps du voyage. Un temps de parenthèse, où les autres savent où vous êtes et ce que vous faites. Comme pour un tournage. C’est un temps de travail où je suis aussi parfaitement libre dans les moments de vacance qui s’éternisent souvent entre deux séquences.
J’adore ça. Ce sont des temps très riches. Je ne me plains jamais quand les gens prennent du retard. Ça m’inquiète juste lorsque je joue le soir au théâtre et que je suis limité par les horaires. Là, il n’y a plus de rêveries, plus rien, juste l’angoisse d’être à l’heure, au théâtre.
J’y ai une loge personnelle, avec beaucoup de livres, des brochures, du papier à lettres, des crayons. C’est un complément de ma bibliothèque. Il y a des livres que je suis en train de lire, des livres d’art, parce que je n’arrive plus à les mettre chez moi. C’est une extension de chez moi, de mon bureau. La loge est mon bureau de travail. J’ai un petit bureau que j’aime énormément dans ma loge. Il m’a été offert.
C’est un petit bureau en bois, un peu Second Empire, ancien, avec une très jolie chaise que j’aime beaucoup. Il n’est pas très grand, environ 1m20 sur 50cm, avec une plaque en verre dessus. J’adore les bureaux et je suis très attaché aux miens. C’est un lieu essentiel pour moi, le bureau. Dans les hôtels, c’est aussi ce que je regarde : sa taille, son emplacement par rapport au lit.
J’aime beaucoup celui de Roland Barthes dont j’ai une photo dans ma loge. Ses livres étaient accessibles à bout de bras. Cette image est une image de plénitude pour moi.