A Bucarest, Lary retrouve sa mère et le reste de sa famille pour célébrer les funérailles du patriarche. Cette réunion entraine rapidement discussions et dissensions, parfois violentes, au sein de la cellule familiale. Premier film de Cristi Puiu présenté en Compétition à Cannes, Sieranevada double son portrait d’une famille explosive d’une observation des contradictions de la Roumanie d’aujourd’hui. Rencontre avec son créateur, qui revient avec nous sur l’histoire de son film et sur sa conception du cinéma.
Oui, c’est une volonté, mais elle était aussi dictée par le sujet. La proposition de départ, était de faire se rencontrer des gens différents et différentes perspectives sur le monde, plusieurs fictions. Je ne fais que confirmer ce que d’autre plus intelligents que moi ont dit auparavant. Chacun vit sa propre fiction, par rapport à l’Histoire et à nos histoires. Ce n’est pas parce qu’on est idiot, mais parce que le cerveau fonctionne comme ça. Est-ce d’ailleurs, le cerveau, le foie, le pancréas ? Le « capitaine du navire » a pour principale fonction de tenir en vie l’organisme. Pour ce faire, afin que l’individu ne tombe pas en dépression, il produit une fiction valable. J’ai constaté ce phénomène quand j’ai voulu retranscrire, quelques années après ce qui s’est passé lors de l’enterrement de mon père en 2007. Quand, pour enrichir mes souvenirs avec ceux de ma famille, j’ai posé des questions à ma mère, à mon frère. Et je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait autant de différences de points de vue.
J’ai, nous avons tous entendu, à un moment ou à un autre, un discours conspirationniste. Je suis allé sur internet et j’ai vu beaucoup de films sur le sujet, pour essayer de comprendre. Et là, on choisit une fiction, puisqu’il n’y a finalement que des fictions, en tout cas des vérités partielles, sur le marché, qu’on choisisse l’officielle ou la conspirationniste. Pour le 11 septembre, ça a été tellement discuté, que ça a pris la dimension des questionnements concernant le big-bang. Il faut assumer, et personne ne le fait, qu’on détient seulement quelques pièces d’un puzzle infini. On veut croire qu’on sait, et que les choix que l’ont fait sont les bons. On va souvent choisir le groupe dans lequel on se projette. Moi, je suis un cinéaste, j’aime penser que je suis un auteur. Et je vais me présenter comme appartenant à ce groupe-là et défendre les positions qui lui correspondent. Ce qu’on échange ce sont des fictions et des images fabriquées de nous-mêmes. L’affirmation d’une vérité unique est toujours trompeuse et la fiction qu’on se construit peut être vue comme un médicament pour notre bon fonctionnement. Et pourtant, l’intelligence, c’est le questionnement, la remise en question même si ça peut engendrer des déceptions. Tout ceci est une matière explosive. Ça me fait penser à cette émission de la BBC, The Pleasure of Finding Things Out, consacrée à Richard Feynman (prix Nobel de physique en 1965, esprit anticonformiste, qui fut notamment un des participants au projet Manhattan). Voir ce savant reconnu remettre constamment ses certitudes et celles des autres en question avait quelque chose de très stimulant.
Je ne sais pas. Je ne me pose pas de questions sur ça, je me laisse aller. La durée des films est la conséquence d’un besoin de témoigner de quelque chose. Ce besoin est mon moteur. Pour moi, la plus haute position d’un artiste, ou si c’est trop pompeux, d’un fabricant d’objets artistiques, est celle de témoin de son temps. Il y a des auteurs comme Cassavetes ou Depardon qui ont changé ma vie. Ce qui compte pour moi, c’est le geste artistique devenu document. Le style, c’est ce qui différencie l’artiste du scientifique, mais la recherche de la vérité là dans les deux cas. Pour moi, les temps, morts d’Aurora, tellement critiqués, font partie de cette recherche. Comme le premier long plan de Sieranevada, tourné dans une rue de Bucarest.
J’ai fait travailler les acteurs, mais tout ce qui se passe autour, c’est la vie. Cette mise en place de l’histoire, avant le générique, était importante à mes yeux. Ensuite, je passe par des jump cuts pour avancer dans l’histoire. Mélanger la création et la vie a été le moteur du film. Certains éléments du scénario, comme l’histoire du costume qui doit être transmis, ont été intégrés pendant le tournage, et découlaient de l’histoire.
C’est le bénéfice du numérique, on filmait tout. Là où c’était le plus difficile, c’était pour Jean-Paul Bernard, le preneur de son, qui a été génial. Tout était en son direct, champs et hors-champs. Je n’ai jamais connu un ingénieur du son comme lui. On s’est connu sur un atelier à Toulouse (qui a donné le film Trois Exercices d’interprétation). Et il suivait des improvisations de 20 minutes avec sa perche : incroyable ! C’étaient plutôt les contraintes liées au son qui pouvaient ralentir notre travail.
On répétait et on filmait, et il fallait surtout que la caméra ne soit pas dans une position idéale, comme à la télévision, où on doit tout voir. Le hors-champs était très important. C’est une façon de restituer la vie, surtout dans une histoire où chaque protagoniste ne possède qu’une partie de la vérité. La mise en scène devait refléter ça.
Oui, mais uniquement en sortie de secours. Ce que j’attends des acteurs, ce n’est pas de les voir fabriquer des choses. Je ne pense pas qu’on doive parler de métier mais de mission. Dans la vie on construit des images de nous-mêmes. Notre comportement est réglé par la préservation de cette image. Qui suis-je ? Je change selon mes interlocuteurs. Pirandello l’a bien raconté dans Un, personne et cent-mille. C’est la première référence que je donne aux acteurs. Je pense que les acteurs ont pour mission de dire la vérité. Pour cela, il leur faut mettre dehors leur ego, il leur faut se battre avec ce démon. Les grandes performances sont l’expression de ce conflit qui se joue sous nous yeux. Je suis le premier à applaudir les acteurs quand ils ne font rien pour sauver la face. Il ne faut rien avoir à perdre dans ce cas-là. L’acteur doit rester dans le présent, ne pas regarder sa performance, oublier le qu’en dira-t-on. C’est un geste de générosité. Il y a un proverbe roumain qui dit : « être généreux, ce n’est pas donner ce qu’on a mais ce qu’on est ». Et je trouve que l’acteur est dans la meilleure position pour ça. Quand l’acteur est juste, il se passe quelque chose entre lui et le spectateur. Ça te nourrit pendant un moment.
J’ai un scénario que j’ai soumis au CNC il y a longtemps, c’est un film d’époque, pour lequel il faudrait un budget de trois millions d’euros. Mais on a reçu tellement peu, que je pense rendre l’avance. L’histoire se déroule en 1944, vers la fin de la guerre, entre le 23 août et le 12 septembre. Entre le moment où la Roumanie demande l’armistice aux russes et celui où les russes signent le traité. Pendant ce temps-là, la Roumanie a été considéré comme un pays ennemi. L’armée rouge a arrêté plusieurs dizaines de milliers d’hommes envoyés en Sibérie. Il y a eu des pillages… c’est un film qui couterait cher.