Pierre Niney est un garçon rapide et souple. Son regard aiguisé, son écoute alerte, sa vitalité rayonnante font de lui l’une des étoiles de la Comédie-Française dont il est pensionnaire, et un Yves Saint Laurent sidérant d’exactitude dans le « biopic » de Jalil Lespert (en salles le 8 janvier). Conversation-fleuve autour de la rêverie, du travail conscient et inconscient, du timing des choses et de la magie.
Une grande place. Je viens d’une famille très « onirique ». Il y a toujours eu une place pour le rêve et la fantaisie dans mon éducation. J’en ai donc le goût aujourd’hui. Enfant, l’un de mes livres de chevet était Little Nemo, sur les cauchemars et les rêves. Je nourris donc une vraie fascination pour ça, comme pour les films de Terry Gilliam. La rêverie en règle générale est donc quelque chose qui me plaît, et le fait de rêver au rôle sur lequel je travaille en est naturellement la suite logique. Pour Saint Laurent, j’en ai beaucoup rêvé pendant la préparation, au moment où je travaillais le dessin et les tissus avec un styliste. Pendant le tournage, je faisais beaucoup de cauchemars : je refaisais les scènes qu’on venait de tourner. Donc, oui, j’aime beaucoup cette idée de rêve, sur le plan personnel et artistique. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai été tant déçu par Inception, par exemple. J’adorais l’idée du film, celle de décortiquer le rêve, de le mettre en abîme. La déception pour moi est justement que dans les rêves, les mecs se courent après avec des flingues, en costard cravate et en bagnole. C’est là où Gilliam ou Gondry dans ses bons jours auraient sans doute cherché ce qui fait qu’un film d’action dans un rêve n’est pas vraiment un film d’action, que le flingue ne marche pas, que la voiture est une banane avec des roues ou un bateau, bref, le travail sur le niveau d’inconsistance d’un rêve aurait été plus intéressant.
Comme je ne suis pas du tout dans la forme mystique du travail, je le vois plutôt dans l’autre sens : comment aller habiter le personnage, plutôt que comment se laisser habiter par lui. Moi, je crois beaucoup au travail et à la construction par couches successives, et c’est quelque chose qui ne peut se faire qu’avec le temps. Je n’aurais pas pu jouer Saint Laurent avec un mois de préparation, ça aurait été impossible. J’ai eu besoin de ces quatre-cinq mois. Parce que le travail dans le temps, c’est un truc imbattable : il y a des choses qui travaillent en toi toutes seules, quand tu dors, quand tu ne fais rien, quand tu as écouté parler de Saint Laurent par ses proches pendant des heures. On en retire des choses, mais il y en a aussi qui travaillent malgré soi et ce n’est que trois mois plus tard que tu t’en rends compte, ou pas !
Le vrai mystère pour moi, c’est l’endroit de la rencontre. On me propose ce rôle à l’âge de 24 ans. Moi, ça me fascine.
Je ne crois pas au destin, mais en même temps, je me dis qu’il se passe quelque chose.
Oui, c’est tous les jours le genre de truc qui me fait douter. Je ne crois pas au destin, mais en même temps, je me dis qu’il se passe quelque chose. C’est assez émouvant. Et c’est super étrange de se dire que ce mec était un être humain, que je ne l’aurai jamais rencontré et que je vais passer ma vie avec lui. Parce que, quoi qu’il arrive à ce film, pour moi, c’est un rôle très important. J’ai passé huit-neuf mois à l’étudier, à le jouer, à essayer de le comprendre, donc maintenant, il fait partie de ma vie. Et lui ne me connaît pas. Ça me dépasse. Et ça, je l’ai vraiment réalisé quand on a tourné la dernière séquence du film, le défilé des ballets russes. Je me suis retrouvé en coulisses à attendre de venir saluer, avec la vraie musique du défilé, au même hôtel, au milieu des vraies robes que Saint Laurent a créées et touchées, avec l’empressement dans les coulisses, les figurants qui attendent de me voir faire le salut final. C’est le jour où Pierre Bergé a décidé de venir sur le plateau. Et quand la musique de la Callas part, tu entres en scène et là, il y a un truc qui se passe et qui te dépasse. À cet instant, je représente quelque chose que je ne maîtrise pas. C’est aussi pour cela que Pierre Bergé a craqué à cet instant. Ce qu’il ressent doit être énorme, toutes ces touches de temporalité qui se mettent entre lui et ce qu’il voit là. La seule chose que je comprenais à ce moment-là, c’est que ça me dépassait et c’était vraiment fascinant. L’autre instant du même ordre, c’est lorsqu’on a fait les premiers essais photos du film. J’étais en costume, au bureau de Saint Laurent, avec la canne que Dior lui a léguée et avec ses crayons. Et à ce moment-là, Moujik, son dernier chien qui est encore vivant, a débarqué. Ça faisait des années qu’il n’était pas entré dans ce bureau. Quand il m’a vu avec les lunettes, la perruque et tout, il a couru et il est venu se coucher sous mes pieds. Depuis la mort de Saint Laurent, ce chien n’était pas entré dans ce bureau. Il avait la mémoire physique du truc ! Là, alors que mon travail de préparation n’était pas encore fait, j’ai compris que j’allais, pour la première fois, habiter quelque chose qui a existé et qui a laissé des traces.
C’est le terme exact. Ça réactive au sens physique, dans la mémoire des gens qui l’ont connu, dans les espaces où tu vas… Comme c’est un homme qui a énormément marqué les gens, ça jetait un trouble. L’une de ses mannequins dont il était très proche et qui a été notre conseillère sur les défilés avait du mal à me regarder dans les yeux et à me parler.
La voix, oui, a été le premier travail. Je n’ai pas eu peur de le faire, parce que je la trouvais tellement fascinante et révélatrice du personnage que je ne voulais pas passer à côté. J’ai vraiment utilisé la méthode de l’éponge, techniquement et inconsciemment. Pour que ça entre par tous les pores, je me la suis mise en boucle dans mon iPod, pendant cinq mois. Je l’écoutais sans arrêt, en scooter, dans le métro, en marchant, en travaillant, en lisant le scénario. Je m’enregistrais, je comparais : lui, moi… Sur le tournage, je l’avais tout le temps aussi dans les oreilles. Le premier jour de tournage, on a tourné la scène de rencontre entre Saint Laurent et Pierre Bergé au restaurant, ce jour-là m’a servi de référence. Je voulais qu’il y ait une évolution dans la voix qui s’est usée avec le temps, les médicaments, elle est devenue plus rauque, plus fêlée, je veillais à son évolution. Je m’étais donc enregistré pour avoir cette référence dans la tête à tout moment. J’allais au combo souvent pour réécouter les prises. Je réécoutais la voix juste avant les prises, car c’était mon point de repère. C’est même devenu un genre de TOC au bout d’un moment, car je parlais comme Saint Laurent en dehors des prises ou le week-end. C’était devenu quelque chose de rassurant, de l’ordre de la superstition probablement, comme au théâtre, lorsqu’on touche les accessoires du décor pour s’approprier l’espace. Je ne suis pas superstitieux dans ma vie privée, mais dans mon métier, oui. Je me fiche des chats noirs, des échelles et des 666. Je ne crois pas en Dieu, mais ça ne m’empêche pas d’avoir des rituels dans mon travail.
Les trois choses importantes pour moi étaient le volume, l’élocution et le choix des mots. Pour moi, il y avait une forme de poésie dans la façon dont Saint Laurent parlait et ça passait par le choix des mots. Sur le volume, il y a une phrase que j’adore dans le scénario et qui résumait bien le personnage et la façon dont il a utilisé sa timidité comme une arme. Pierre Bergé, lui, dit qu’il parle très bas au moment de leur rencontre et Saint Laurent lui répond : « C’est pour obliger l’autre à écouter ». Bien sûr, ce n’était pas qu’une stratégie, c’était aussi sa nature qui voulait ça.
Pour moi, il y avait une forme de poésie dans la façon dont Saint Laurent parlait et ça passait par le choix des mots.
J’en écoute pas mal sur les tournages. Je fais toujours une playlist en fonction des films. Là, en l’occurrence, il y avait My Funny Valentine de Chet Baker, If I Ruled the World de Frank Sinatra, Retrograd de James Blake, Questions & Anwers d’Ibrahim Maalouf, la Callas, et les Nocturnes de Chopin.
Saint Laurent était beaucoup moins rapide que moi. Je parle vite. Lui est posé, prend son temps. C’est frappant dans les interviews. Betty Catroux [l’une des muses et modèles d’Yves Saint Laurent, ndlr] me disait que lorsqu’il entrait dans une pièce, il se passait vraiment quelque chose en terme d’énergie. Les regards se tournaient, même de la part de gens qui ne savaient pas qui il était, alors que lui était très discret. Il avait son propre tempo qu’il imposait, presque malgré lui. C’était un gros travail de trouver cette vitesse qui ne correspond donc pas à la mienne. Il fallait que je calme le jeu.
Il ne fallait pas perdre de vue qu’on faisait un film et tout ce qui était vrai n’était pas forcément intéressant pour le film.
Ça passe par beaucoup de répétitions, de lectures avec Jalil Lespert et les comédiens. C’est là que tu as du temps et de la liberté pour chercher, avec les autres. Car c’est un contre-rythme à trouver par rapport aux autres, sans plomber non plus l’ambiance du film. Il ne fallait pas perdre de vue qu’on faisait un film et tout ce qui était vrai n’était pas forcément intéressant pour le film.
C’était très important, dans le sens où il y a une vraie évolution et dans le physique et dans la démarche. Je l’ai travaillée de mon côté, comme la voix. Je ne voulais pas travailler avec quelqu’un, je voulais être mon propre coach là-dessus. D’une façon générale, je trouve qu’on ne travaille pas assez la physicalité des rôles en France. C’est un truc qu’on zappe un peu dans les formations d’acteurs. Donc, dès que je peux, je travaille le physique d’un rôle, parce que c’est passionnant et très décomplexant aussi. On est complexés avec nos corps en Europe, alors que c’est la chose la plus décomplexante. Moi, j’ai travaillé sur des pièces de théâtre, dont une en Russie, où ma première rencontre avec les acteurs passait le travail corporel et il n’y a pas meilleur moyen pour rencontrer les gens, casser des barrières et se sentir à l’aise. Beaucoup mieux et plus vite qu’avec le verbe, je trouve. Je fais beaucoup confiance à ça. Ensuite, les démarches de la fin du film, c’était quelque chose d’instinctif, car je n’arrivais pas à les travailler sans le maquillage, les gens autour et l’ambiance. J’avais une idée de ce que je voulais faire après avoir vu les archives, mais je ne pouvais pas reproduire, car ça aurait été du mimétisme et le mimétisme est ridicule. Ça passe donc par mon prisme à moi, parce que c’est moi qui jouais. Le plus dur n’était pas de refaire ce qu’il faisait, mais de trouver l’équilibre entre ce que je prenais de lui et ce que je devais transformer et adapter à moi pour que ça marche.
Chez moi, dans mon salon, mais c’est aussi beaucoup dans ma tête. J’ai beaucoup regardé un très bel album de photos prises par Pierre Boulat. On y voit son déhanché, son maintien, ses positions. J’ai regardé beaucoup de vidéos, d’interviews qu’il a faites. Et c’est beaucoup de projections de ma part. Je crois beaucoup à la rencontre de la technique et du moment présent. C’est ce que je trouve formidable au cinéma : tu as préparé des choses, inévitablement tu as appris et construit des choses pour ton personnage. Ça, c’est 50% du job. Les 50% qui restent, c’est ce qui va se passer sur le plateau, à ce moment-là, avec la personne en face, la météo, l’ambiance du plateau, les indications du réal, etc. J’ai revu des films que j’ai faits quand j’avais 17-18 ans et je me trouve nul, parce que j’étais trop technique et que je faisais trop confiance à ce travail en amont. On voit que je ne réagis pas à ce qu’on me donne en face. Je jouais au ping-pong, mais tout seul, alors que ce qui est drôle, c’est de jouer à deux, de lifter les balles de son partenaire.
Tous les gens que j’ai rencontrés qui ont travaillé avec Saint Laurent m’ont parlé de ses mains.
C’est dément ! C’est ce qui m’a marqué lorsque j’ai vu le film fini. Ce sont des yeux qui racontent l’histoire, leurs rapports à eux deux, c’est vraiment balèze.
Tous les gens que j’ai rencontrés qui ont travaillé avec Saint Laurent m’ont parlé de ses mains. C’est le personnage principal du livre de Pierre Boulat. La façon dont il tenait les tissus entre deux doigts, c’est super beau ! J’adore ! J’adore les mains, les gens qui parlent avec les mains, j’adore !
Oui et ces gestes ont évolué selon les époques. C’est une espèce de tic qu’il avait.
Oui, j’ai été forcé à le voir par mon père qui est prof de cinéma. Sur les mains, c’est dément aussi, ce film.
Quand j’étais petit, j’étais un gros fan de magie ! Je suis nul, mais j’adore ! Je suis fasciné par la magie, les tours de passe-passe. On joue avec des potes à faire des soirées magie. Pas un d’entre nous n’est magicien, mais tout ce qu’on aime, c’est faire de l’esbroufe avec les mains et une carte. J’adore tellement le langage des mains… Et ça révèle vachement la façon dont tu vois le monde. Tu as des gens structurés qui entrecoupent ce qu’ils disent avec leurs mains, d’autres avec qui c’est beaucoup plus flou, d’autres encore qui font avec leurs mains le contraire de leur pensée. Ce sont vraiment des animaux à part, les mains.