Les mythologies et l'intime

Conversation avec Jean Dujardin, Gilles Lellouche, acteurs, et Cédric Jimenez, réalisateur

Dans un Marseille chromé aux reflets seventies, Cédric Jimenez envisage Jean Dujardin et Gilles Lellouche dans les rôles du juge Michel et de Gaëtan Zampa, figure emblématique de la French Connection. La French, en salles depuis le 3 décembre, réactive une période trouble, qui vit un homme de loi déterminé et endurant mettre sa vie en péril pour démanteler le milieu phocéen. On y détale, menotte, menace, intrigue, mais on y pleure, chuchote et s’écroule aussi, lors de séquences où le spectaculaire cède le pas à des instants domestiques. Conversation chorale à lire, les timbres de voix de Jean Dujardin et Gilles Lellouche en tête, histoire de donner le la…


 

Il y a, dans la rencontre de vos voix, une certaine harmonie, une fréquence assez similaire. Est-ce une chose avec laquelle vous aimez jouer, lorsque vous êtes face à face au cinéma ? En outre, dans La French, Gilles, votre voix est très douce dans vos premières scènes, loin de l’imagerie du truand « gouailleur »...

JEAN DUJARDIN : Est-ce vraiment la tessiture qui nous rassemble ? N’est-ce pas surtout le débit ?

GILLES LELLOUCHE : Le débit, c’est vraiment ce qu’on a en commun. On parle vite tous les deux. Quant à la douceur de ma voix au début du film, je pense que c’est plus inconscient que conscient, mais j’ai fait très attention à graduer les choses, car j’avais très peur de la caricature du voyou. J’en ai un peu marre de voir que dans les polars français, les acteurs portent tous des vestes en cuir, des moustaches et parlent tous de la même façon. Je voulais m’éloigner du rendez-vous du gangster, de cette sur-virilité, et je voulais tout miser sur ce qu’était le personnage de Zampa humainement, en famille, avec ses amis. Il est donc possible, excepté certaines scènes d’autorité évidentes, que j’aie été vers quelque chose de plus « féminin », de plus doux.

CÉDRIC JIMENEZ : Les deux personnages ont en commun de devoir contrôler la situation tout le temps. Je n’avais jamais pensé à la question de la voix, mais le fait qu’ils soient dans la nécessité de maîtriser les choses a peut-être eu un impact sur leur voix.

J.D. : Moi, j’ai essayé de ne pas trop y penser. J’ai le souvenir d’avoir voulu déshabiller les choses, de faire simple. J’ai l’impression que l’autorité passe par des choses très nettes, tranchées. Moi, j’ai beaucoup travaillé ma voix sur la comédie, sur Brice de Nice ou OSS, donc il ne fallait surtout pas que je tombe là-dedans.

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© Pascal Bastien
Quel travail aviez-vous fait pour ces films ?

J.D. : Mes références en comédie, ce sont les voix de doublage. J’adore ça. On a été biberonnés à ça avec le cinéma du dimanche soir. Les voix françaises de Bruce Willis, de Clint Eastwood, celle Jacques Frantz qui faisait De Niro… La voix d’OSS, c’était celle de la voix qui doublait Sean Connery dans les années 1950, avec celle de Newman dans L’Arnaque. Donc j’allais chercher un rire dans L’Arnaque, qui devenait le rire d’OSS. La voix est placée beaucoup plus bas. Parce que, à l’époque, on doublait les voix sans bande rythmo, on doublait avec le texte seul, donc on se lançait avec des petites béquilles de jeu. Je suis très friand de ça. La voix de Kevin Kline aussi m’intéresse énormément dans Un poisson nommé Wanda, c’est une voix de comédie extraordinaire. Mais dans La French, je suis sur ma voix. Il fallait que je sois près de l’os. Je n’ai pas senti de composition sur ce film.

C.J. : C’est vrai que dans la première scène où l’on voit le juge avec une jeune toxicomane, il est à la fois dans quelque chose d’autoritaire et de très rassurant. Ça place certainement le juge et son comportement dans quelque chose de très maîtrisé sans que ça n’en ait l’air.

J.D. : C’est l’enjeu qui m’emmène à cette voix. Quand je gueule, c’est parce qu’il me faut réveiller cette fille, mais ce n’est pas réfléchi.

Jean Dujardin
© Pascal Bastien
Vous vous tenez très droits tous les deux dans ce film. Vos silhouettes sont très dessinées. Est-ce dû à la charge héroïque de vos personnages ?...

J.D. : C’est mitchumien ! Ça se joue au niveau du poitrail. C’est quelque chose à quoi je fais attention sur un tournage. Je le dis parfois à mes partenaires : « Fais attention, là, tu es un peu voûté ». Je le disais souvent à Céline Sallette, mais ça faisait aussi partie de son personnage. Ça, ça appartient aussi au cinéma : il ne faut pas se mettre de dos, il faut prendre la caméra, aller la chercher, ce sont de beaux rôles, on est dans l’héroïsme, il faut l’assumer, sans frimer, évidemment. La frime, c’est le plus grand piège.

Jean Dujardin
© Pascal Bastien
Vous avez sans doute des modèles en tête, des héros qui vous habitent...

G.L. : Pour ce film, Jean et moi, on a plutôt regardé des films de Sautet que ceux de Scorsese, pour avoir un référent des hommes des années 1970. Mais ces personnages sont aussi proches de mon père, qui est un homme des années 1970, avec la calvitie, la Gitane, la CX, la cravate en laine… Ces hommes se tenaient droit. Et quand on voit Montand ou Piccoli, ils se tenaient droit. Le fait de faire appel à des films de ces années-là m’a beaucoup aidé.

Gilles Lellouche
© Pascal Bastien

J.D. : C’est sûr.

C.J. : C’est vrai que, dans ces années-là, la solidité d’un homme, sa stature, étaient hyper importantes.

J.D. : C’est la vraie virilité à l’ancienne : l’économie des mots, l’assurance qu’on peut avoir.

Avec un sujet comme la French Connection, des mythologies d’envergure vous guettent : Marseille, la pègre, les 70’s...

J.D. : Oui, mais on a une histoire et c’est elle qui trace la route. On s’incline devant elle. C’est lorsqu’on n’a pas d’histoire qu’on commence à prendre des pauses. Gilles, comme moi, on jouait l’enjeu de nos scènes tout le temps. On était dans nos colères, nos doutes, nos joies.

C.J. : Quand on raconte des personnages aussi forts, inscrits dans des années aussi marquées, il ne faut pas tomber dans la caricature, mais il ne faut pas mentir non plus. Ces hommes-là étaient comme ça.

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© Pascal Bastien
Votre partition place au même niveau l’action et la sphère intime des personnages...

C.J. : Moi, je me suis intéressé aux personnages, à leur fonction que les gens connaissent déjà et à la part humaine. L’intimité était très importante. Que ce soit pour le juge ou pour Zampa. Découvrir Zampa en famille avec sa femme et ses enfants est surprenant au regard de son CV de brute épaisse ! Le juge aussi avait ses démons et sans eux, il n’aurait pas pu se mettre autant en danger. Il était très important pour moi de comprendre leur  complexité à chacun.

Cédric Jimenez
© Pascal Bastien
Vos visages et leur relief, à chacun, sont très présents à l’écran...

J.D. : Il y avait une symétrie entre nos âges et les personnages : ces rôles nous sont arrivés au bon moment.

G.L. : Il y avait une grande part de féminité dans ces personnages que Cédric a écrits avec sa femme, Audrey Diwan. Ces personnages sont multi-facettes. L’important, c’est la croisée des chemins. Pour plein de raisons différentes, par nos trajectoires respectives, Jean et moi sommes capables d’incarner ces personnages aujourd’hui. On était tous d’accord sur la façon dont ce film devait être fait, avec cette caméra portée très proche de nous. Et c’est ce climat de confiance absolue qui a permis de lâcher la pause, d’être dans l’histoire. Dans la scène où je dis adieu à ma femme et mes enfants à la fin du film, il y a un plan où j’ai une tête totalement déformée. Et de façon coquette et idiote, j’ai dit à Cédric que je n’aimais pas trop ce plan. Cédric m’a répondu que j’avais tort, que ce plan n’était peut-être pas valorisant, mais que mon personnage était démoli à ce moment-là. Il avait évidemment raison : dans la peine et la douleur, tout s’affaisse. Ce lâcher-prise, je l’ai eu face à Cédric, mais aussi face à toute l’équipe, grâce à la confiance qui s’était installée. Moi, il me faut toujours une ou deux semaines avant de me lâcher sur un tournage, parce que j’ai besoin de savoir qui est qui et je suis poreux à tous les regards qu’on peut me donner, les bons comme les mauvais. Je voudrais que tout le monde m’aime sur un tournage. Il suffit d’une personne qui me regarde mal sur un plateau pour que je ne me sente pas bien et je n’arrive pas à me lâcher complètement. Mais là, il y a eu un état de grâce évident, tout le monde était heureux de faire ce film.

Gilles Lellouche
© Pascal Bastien
Arrivez-vous à vous surprendre dans le jeu, l’un face à l’autre ?

J.D. : J’ai une grande confiance en Gilles. Je sais qu’il va éviter de faire le « De Niro de Melun », comme il dit, d’être dans la posture. Mais il m’a tout de même surpris. Sa gestion, son métier, c’est-à-dire sa façon de gérer le temps, le mot, de mettre du charme quand il faut, de trouver l’équilibre.

G.L. : On a beaucoup de choses en commun, dont le rythme, mais on est aussi très différents. Il y a des choses dont est capable Jean que je serais incapable de faire moi-même.

Jean Dujardin
© Pascal Bastien
Par exemple ?

G.L. : Par exemple, j’ai revu OSS, et je me suis dit qu’il était le seul à pouvoir faire ça. Dans The Artist, ce visage aussi mobile, c’est assez unique aussi. Et dans La French, Jean m’a agréablement surpris dans la scène de la cabine téléphonique où il craque, par son lâcher-prise, par sa prise de risque. Il fait du grand écart, c’est un funambule et c’est la quintessence de ce métier.

Gilles Lellouche
© Pascal Bastien
Dans quelle mesure est-ce une « prise de risque » ? Que risquez-vous fondamentalement ?

J.D. : Je ne vois pas de prise de risque. Au moment où je joue cette scène où je craque, je sais que Cédric est derrière, qu’il va m’en demander douze. Et puis, géographiquement, je suis protégé par la cabine. J’ai ce cocon. Je vois rarement la prise de risque au cinéma. Je n’utiliserais pas ce mot-là.

G.L. : Ce n’est pas dans les scènes en soi, c’est plus sur le choix du film.

C.J. : Dans cette scène éprouvante de la cabine où Jean se lâche, je suis au service de ce qui se passe, je suis avec lui, mais il se dirige tout seul, d’une certaine manière.

J.D. : C’est là qu’on se rend compte qu’on dispose d’un outil formidable. Il y a même de toutes petites techniques. En passant chez les Américains, j’ai vu quelques trucs, notamment chez John Goodman. Lui commence à jouer 5 minutes avant la prise. Je me disais : « Tiens, c’est bizarre, il joue déjà, lui ! ». Ce que je comprends, parce qu’il aime bien jouer, tout simplement. Il n’attend pas forcément le moteur, il se fait plaisir, il se met en scène seul avant la prise. Ça m’a intrigué, j’ai observé ses trucs : sa façon de se faire mouiller les yeux, de se surventiler, de se mettre en apnée, en pression, comme ça :

Jean Dujardin
© Pascal Bastien

Que ce soit pour de la colère ou de la peine, c’est un outil formidable. À « Moteur ! », t’es déjà chargé et ça part ! Et je me suis dit : « Tiens, je vais tenter le truc ». Et c’est ce que j’ai fait pour la scène dans la cabine téléphonique où je devais tout lâcher. C’est là qu’on se rend compte que notre corps est un outil formidable et que notre métier est génial pour ça. Parce qu’on peut dominer ses émotions. Alors qu’avant, je passais par des choses beaucoup plus psychologiques, même un peu feintes. Elles ne me correspondaient pas encore. Et c’est ce que j’aime dans ce métier, c’est qu’on avance au fur et à mesure qu’on vieillit. Il n’y a que le temps et les films qui nous aident à progresser.

Y a-t-il des choses de vous-mêmes que vous avez découvertes, intimement, en jouant ?

G.L. : Bien sûr, il y a de la découverte de soi dans ce métier. Par exemple, la première fois qu’on pleure vraiment au cinéma, quand on est vraiment dans la situation et dans le personnage, quand ça part et qu’on est capable de le refaire cinq, six fois, là, c’est étonnant.

J.D. : C’est d’une impudeur…

G.L. : Oui, c’est d’une impudeur sans nom !

J.D. : On est en train de dire à l’équipe : « Aimez-moi, je vous en supplie, aimez-moi ! Je suis tout seul, là ! ».

G.L. : Ça, les colères, quand on vit la scène, c’est extraordinaire. Marion Cotillard me disait un jour : « Après une bonne scène, on a le visage épanoui. Et quand on sait qu’on n’a pas donné le meilleur, ça se voit aussi ». C’est impressionnant, parce que ça permet de pousser les limites encore et encore. Et moi qui suis colérique, je m’aperçois que je le suis de moins en moins, parce que j’ai la chance au cinéma de pouvoir jouer de grandes colères. Donc il semblerait que ça régule quelque chose. Il y a une aventure avec soi-même quand on tourne un film. Et je pense que plus on avance, plus on a envie d’aller vers des choses extrêmes, des choses flippantes, on a envie d’avoir le trac, et non d’être pantouflard dans le même rôle, toujours et encore. C’est le péril des sentiments qui nous excite.