Dans Braguino (voir notre critique dans ce numéro), le cinéaste et plasticien Clément Cogitore se rend en Sibérie orientale pour filmer une communauté de vieux-croyants, qu’une journaliste russe lui a fait découvrir. Les Braguine vivent en autarcie, loin de toute civilisation. Au cœur de leur village, une île où les enfants passent leurs journées à jouer quand leurs parents sont à la chasse. Et une barrière : de l’autre côté vit une branche ennemie de leur famille, les Kiline, en rupture avec leur mode de vie utopique. Le réalisateur de Ni le ciel ni la terre filme cette terre et ce conflit dans un documentaire de 50 minutes aux images et aux sons d’une grande puissance évocatrice.
Vaste programme ! Quelle que soit la situation que j’attrape, que ce soient deux collectionneurs dans un appartement dans Bielutine, des soldats en Afghanistan dans Ni le ciel ni la terre ou des scientifiques au cercle polaire dans mon installation L’Intervalle de résonance, c’est vrai que j’aime revenir à des fondamentaux, j’essaie de démêler des strates pour arriver à des nœuds originels, comme la question de la communauté, par exemple. Et peut-être qu’à toute origine, en effet, il s’agit de séparer la lumière de l’obscurité et la terre de l’eau, ce qui s’applique assez bien visuellement à Braguino.
On a apporté un dispositif de lumière fait de panneaux LED très souples qui balayent les enfants endormis, l’eau, la forêt, la brume. Cela provoque un regard intrusif et brutal, celui du visiteur qui violente cette obscurité. C’est une métaphore de mon regard, du nôtre en général et de celui de notre civilisation. Ce regard essaye de comprendre, mais il est aussi symptomatique de la marche du monde.
J’ai senti très vite que dans cette petite humanité-là, passé le folklore de l’autarcie dans la forêt et de la vie sauvage, passé la banalité de certaines choses comme un conflit de voisinage, la vie quotidienne, il y avait des éléments fondamentaux de récit mythologique. Quand on est aux limites de la civilisation, comme là-bas, ils émergent plus facilement.
Une rencontre modifie inévitablement les paramètres de chacun, comme une rencontre amoureuse. Forcément, en arrivant, je modifie leur perception, leur regard, je déclenche des choses chez eux et eux chez moi. C’est ce pôle d’attraction qu’est la caméra qui fait ce magnétisme, l’attirance qui se joue en moi pour ce qui est en train de se passer là, sans verser dans la complaisance et la fascination. Et de leur côté, c’est la curiosité pour l’étranger que je suis, ma langue, mon regard et la technologie que j’apporte avec moi. Ce qui m’intéresse dans ces moments-là, et ce que raconte aussi, d’une certaine manière, Ni le ciel ni la terre, c’est à quel moment on arrive à un dénominateur commun, à quel moment deux endroits du monde et deux types de civilisation se rejoignent. Qu’est-ce qui nous rassemble ? Le dénominateur commun est toujours existentiel et mythologique.
L’enfance, où qu’elle soit, échappe au discours. On s’attache beaucoup plus vite à un enfant en termes de codes qu’à un personnage adulte qui nous est étranger. L’enfance suscite plus d’empathie immédiate, car il n’est pas enfermé dans un modèle de civilisation ou de culture. Ces enfants étaient dès le début au cœur du projet, je savais que je voulais construire le film de leur point de vue. C’est aussi pour cela que j’ai laissé passer quatre ans entre mes deux voyages pour leur laisser le temps de grandir, car la première fois que je me suis rendu à Braguino, ils étaient trop jeunes et trop impressionnés par la caméra et par moi. Pour eux, je suis une curiosité, une créature étrange, parce qu’ils n’ont jamais vu d’autres êtres humains que les membres de leur famille. Je m’en sers aussi quand je les filme, dès l’ouverture du film : leurs regards caméra sont chargés, ils sont dirigés vers nous en tant que personnes.
Non, il y a des repères de civilisation assez forts qu’on repère immédiatement, car leur père Sacha va une fois par an à la ville et leur rapporte des vêtements, notamment. Les petites filles portent d’improbables robes roses en polyester satiné, qui évoquent les contes de fées. L’île sur laquelle les enfants jouent est une île sur laquelle les parents les déposent le matin, car ils vont chasser et pêcher. Dans la taïga, le compteur tourne : avant l’hiver, il faut avoir amassé suffisamment de bois, de gibier, de légumes pour tenir. Les enfants sont donc entourés de chiens-loups sur cette île pour les protéger des ours. Ils sont là comme dans une espèce de récréation permanente qui, à première vue, a tout de l’enfance idyllique, mais très vite, cela ressemble à une enfance perdue dans l’ennui. Cette île devient donc une prison : c’est le double visage de l’utopie, qui est aussi un endroit dont on ne peut s’échapper.
C’est ce qui fait toute la cruauté de l’histoire qui est racontée. C’est à la fois la possibilité d’une utopie, la construction d’un monde et en même temps sa prochaine disparition. C’est une question existentielle : pourquoi les communautés qui ne cherchent ni à conquérir ni à s’étendre, et qui ne se protègent pas, sont-elles vouées à disparaître de la surface de la terre ? C’est le rapport entre ce petit endroit et la marche du monde qui m’intéresse. Braguino est un endroit condamné. C’est l’énigme irrésolue de la construction des mondes : comment les mondes s’ouvrent et se partagent ? Les règles du projet de Sacha consistent à ne prendre dans la forêt et à la ville que ce dont on a besoin. Quand on tue un ours, tout ou presque est utilisé. C’est dans cet équilibre-là que la survie est possible. L’argent n’a pas de valeur à Braguino, il est immédiatement converti en choses utiles.
Eux prennent tout ce qu’ils peuvent. Ça n’en fait pas des criminels, mais cela modifie l’équilibre, car il y a moins de gibier et cela met en danger la communauté. Ils ne croient pas aux mêmes règles que Sacha. Là où cela devient une tragédie, c’est quand, de l’autre côté de la barrière, c’est la porte ouverte à ce qu’il y a de pire dans la civilisation qui arrive : la violence, la corruption. C’est le Far West sibérien qui s’écrit partout dans le vaste monde, que ce soit en Amazonie, au Groenland ou ailleurs, où le monde est transformé en marchandise. Les Kiline ouvrent inconsciemment la porte à cela, mais je suis convaincu qu’ils ne sont pas fondamentalement mauvais, du peu que j’en ai vu. Je pense qu’ils sont beaucoup plus proches de moi que Sacha Braguine ne l’est. Ils ne voient pas de mal dans le fait de posséder et d’être intéressés par l’argent, mais dans la taïga, ces questions se posent de manière beaucoup plus brutale quand il s’agit de survie. La pensée de Sacha a des allures de pensée mystique indigène, alors qu’elle n’est faite que de bon sens. La question en sous-main est celle de la perpétuation de l’espèce humaine à l’échelon planétaire. Sacha est dans cette problématique-là. Il y a quelque chose de vertigineux à survoler cet espace-là, à voir cette forêt qui part en fumée, car des hectares entiers sont détruits par des incendies criminels et par le réchauffement climatique. Braguino est donc condamné à disparaître.
Dans ce genre de situation, j’ai juste à capter les choses et à sentir qu’elles font sens. Dans cette scène, sans paroles, on est au cœur de ce que je veux raconter.
Il y a une part de chance et de hasard qui est ultra-déterminante, et il ne m’est jamais paru aussi fortement que l’accident soit déterminant dans le fait qu’il y ait un film ou qu’il n’y en ait pas. C’est un cadeau du ciel.
C’est plus facile à dire qu’à y croire vraiment ! J’ai d’abord passé mon temps à attendre que les choses se passent et elles ne se passaient pas. Je n’ai confiance globalement en pas grand-chose et je pense qu’il y a toujours plus de chance que ça échoue. Et bien sûr, il est hors de question, d’un point de vue déontologique, de provoquer les choses, surtout dans une situation de conflit comme dans ce cas-là. Il est donc plus facile de parler de confiance une fois que le film est terminé !
C’est un cinéaste dont j’admire énormément le travail, en particulier ses documentaires et ses premières fictions. Il fait des films à la première personne, où lui-même est à l’image et j’adore entendre sa voix. Il y a aussi quelque chose de très puissant dans son cinéma : la plupart de ses films commencent dans l’humilité la plus totale, on assiste presque à un produit télévisuel tourné trop vite, avec des entretiens face caméra comme pour un journal télévisé, et dans ce degré zéro du documentaire, il va ouvrir des brèches vertigineuses, d’une force qui s’apparente pour moi à un tremblement de terre. C’est d’autant plus saisissant que la forme qu’il emploie ne dit pas : « Attention, cinéma ! ».
Je n’y avais jamais pensé, mais c’est vrai que ces deux plans se font écho. C’est vrai aussi qu’un hélicoptère est quelque chose d’ultra-cinégénique. De fait, là, c’était le seul moyen de transport pour arriver à Braguino. Cela donne un horizon, c’est du cinéma qui rentre dans la caméra. Comme la forêt et le fleuve. Je sais là que le western, l’aventure va s’engouffrer dans la caméra. Ensuite, mon travail consiste à organiser ces images, à leur donner un sens, à ce qu’elles n’écrasent pas les personnages, que ça apporte du souffle. C’était la même chose pour Ni le ciel ni la terre avec le paysage et la montagne, il ne fallait pas que ce soit un pur film de tableaux.
Je décris ce film comme un conte cruel. Pour moi, un conte raconte comment les êtres humains s’accommodent des monstres et de la magie. La magie, il n’y a peut-être que moi qui en vois là-dedans, car j’ai tendance à injecter du fantastique dans tout ce que je fabrique, mais les monstres sont très présents. Petit à petit, on comprend que l’ours qu’on voit au début n’est pas le vrai monstre, car le combat avec l’ours est ritualisé, mais la vraie forme monstrueuse qui menace de pulvériser cet endroit, c’est le pire de la civilisation qui arrive à toute vitesse. Là, on comprend que le rapport de forces est perdu d’avance.
C’est une idée qui m’obsède, celle du temps qui passe, qui s’enregistre et qui n’est plus. La photographie, elle, témoigne de ce qui a eu lieu de manière encore plus manifeste. Je pense, en effet, avoir filmé un monde qui va très vite disparaître.
C’est un peu comme les peintres qui faisaient des variations autour d’un même sujet. Ce sont deux expériences. Le film est un récit porté par des personnages. Et l’exposition est plus une expérience qui est traversée de récit. Il y a des choses qui se recoupent. Il y a des redites, car il y a au centre un même corpus d’images, mais c’est aussi une manière d’organiser la matière différemment, qui offre une perception différente. Notamment la fin n’est pas la même que celle du film. Je projette des images du film dans les mains des enfants. C’est une échappée picturale. Et dans l’expo, les photographies sont comme des stations et témoignent de ce qui a eu lieu. Comme si j’avais photographié de manière anthropologique l’île aux enfants : on y voit une aile d’oiseau qui sert de balayette, l’île vue d’hélicoptère… Les vidéos donnent l’impression de partager leur présent, et les photographies donnent le sentiment qu’on est 100 ans plus tard, elles ont un statut d’archives.
Les Indes galantes, c’est le corps et la terre. Ce sont des personnages qui arrivent et qui disent : « Me voici ! ». De manière générale, j’aime les films qui commencent de manière claire. Il y a ça chez Herzog aussi. Dans Ni le ciel ni la terre, j’aime qu’un personnage, par sa présence, son rapport au costume, au paysage, se présente ; j’aime qu’une première scène présente la géographie du film de manière évidente. Un peu comme dans les pièces de Shakespeare où les personnages bondissent sur scène et déclinent leur identité, leurs ambitions et leurs peurs. Dans le Krump, ça se passe de mots, mais à leur manière, ces danseurs se présentent aussi. Le danger de ce type de danse, c’est la démonstration de virtuosité. J’ai demandé aux danseurs de ne pas montrer tout ce qu’ils savaient faire, et de me raconter qui ils sont à travers leur danse.