Claire Denis filme à mains nues, le corps serré, surexposé. Elle en fouille les entrailles, à vif, dans l’exaltation de sa puissance et de sa souffrance. La voici avec Les Salauds, polar familial hanté, qui relit Faulkner. Avec nous, elle marche, au bord du gouffre, traverse le jardin du Luxembourg et défie le vertige.
Ce qui s’est passé, c’est que mon producteur, Vincent Maraval, m’a suggéré de « plonger » dans un projet sans avoir la garantie de son financement. D’habitude, on prépare un environnement financier à un film, et là, Vincent m’a proposé de produire ce film « à l’arrache ». Ce qui me donnait une responsabilité énorme ! Il fallait donc que je prévoie « petit », à Paris. Il me suggérait aussi de faire quelque chose de plus ramassé que d’habitude.
Je l’ai interprété comme ceci : « concentre-toi sur le narratif ». A ce moment-là, Vincent Lindon, que ce contexte motivait, a proposé de s’engager sans salaire. On avait souvent parlé de retravailler ensemble. Dix ans s’étaient écoulés depuis Vendredi soir et j’avais la sensation que son personnage devait être confronté à un obstacle, à quelque chose d’insignifiant au départ qui devient une tragédie progressivement. J’ai donc réfléchi à un film noir, et je me suis souvenu de la trilogie qu’avait faite Kurosawa à la fin des années 1950 avec Toshirô Mifune qui incarne un personnage massif et sûr de lui. On sait en le voyant que c’est un héros, car un acteur n’arrive jamais vierge.
Vincent Lindon, aujourd’hui, a endossé pas mal de rôles de héros et il me fallait trouver une faille. On le voit arriver dans le film, costaud, armé, et la destinée, la tragédie va faire vaciller les choses. C’est à ce moment que j’ai repensé à Sanctuaire de Faulkner, comme le fond absolu d’une tragédie. Je me suis toujours souvenu du dernier chapitre qui se passe dans le Jardin du Luxembourg. Le père, un homme aisé, a emmené sa fille à Paris pour lui faire changer d’air, mais il n’arrive pas à lui parler de cette chose horrible qui lui est arrivée.
Il m’est arrivé, à cause de ce livre, d’écouter un orchestre jouer au Luxembourg l’été et de fondre en larmes. Ce jardin est particulier pour moi. Je l’ai connu enfant. Mon grand-père m’y emmenait. Même une marche triomphale jouée là-bas est déchirante pour moi.
Non, je ne peux pas travailler dehors. Mais je travaille en marchant, en ruminant. Dehors, je peux bouquiner, rêvasser ou marcher.
Oui, même si Justine n’est pas Temple, parce que c’est encore une autre histoire. Mais j’ai voulu que Lola lise Sanctuaire, parce que, comme Temple, son personnage ne se plaint pas. Je comprends bien Temple, parce que quand on est vaincu comme ça et qu’on est une jeune fille, on a l’impression qu’on l’a bien cherché ou que c’était inévitable ou inexorable, comme on dirait dans un roman de Faulkner.
Oui. Pourquoi le personnage de Marco interprété par Vincent Lindon met autant de temps à comprendre que quelque chose de complexe, d’invisible se trame ? Tout cela a fait un mélange. Je me suis dit que si je voulais essayer de faire une histoire noire et que l’action se situe au moment où les choses basculent, il fallait que Jean-Paul Fargeau, mon coscénariste, et moi, on travaille différemment qu’à l’ordinaire. Au lieu de travailler en boucle, il fallait que chaque jour, on écrive une scène, sans y revenir ensuite et en arrivant jusqu’au bout ainsi.
Oui, d’habitude, je travaille en boucle, en recyclant les choses. J’ai toujours l’impression d’être un satellite qui tourne autour de la terre, qui retrouve en chemin un vieux spoutnik et qui l’embarque ! C’est une façon de procrastiner et de rester dans un état non cristallisé pendant longtemps. Là, je me disais que si on solidifiait une étape avant d’en ajouter une autre, ça allait changer quelque chose et ça allait prendre plus vite, comme un mur qu’on monte. Je me disais que ça allait me donner une énergie différente.
Quand on est adolescent, Faulkner apparaît comme un compagnon romanesque. Quand on y revient avec l’âge, une autre dimension apparaît. C’est un choix de vision du monde. Un monde dans lequel il y a de l’irrémédiable. Il n’y a pas de pardon chrétien. Faulkner est chrétien, mais de tendance protestante. Moi, je me sens toujours en accord avec mes personnages, même quand ce sont des salauds, parce que je n’aime pas avoir un jugement moral sur eux. J’ai compris que Faulkner était obligé de décrire des personnages qui commettent des choses très violentes et qui ont l’air d’avancer dans la vie sans précaution pour autrui, comme des bêtes. Et je me suis demandé si on n’était pas tous un peu comme ça : même sous des dehors civilisés, on a tout de même une façon bestiale d’avancer et de s’approprier la vie. C’est pour cela que je n’aime pas juger mes personnages, parce que j’ai l’impression d’en faire autant, sous une autre forme évidemment.
Je ne me dis pas que j’explore, mais que les choses viennent. Je me dis que j’avance avec mon personnage, avec Marco, qui ne peut même pas imaginer ce qui s’est passé. Il faut qu’il arrive loin dans l’histoire pour qu’il réalise qu’il vit dans un monde protégé en étant dans la marine, tandis que sa sœur et son beau-frère sont dans le quotidien, où les factures arrivent et où les conneries sont faites. Dans la marine, le bateau repart.
Oui, j’ai toujours aimé cette idée. Les couvents m’intriguaient aussi beaucoup quand j’étais petite. Je me disais toujours que les femmes n’avaient eu que la religion pour avoir un monde à elle, alors que les hommes en avaient inventé plusieurs : l’armée, la marine, etc, et que c’était une façon de vivre qui dédouanait énormément.
Les personnages qui se pensent à l’abri m’intéressent. Galoup était un peu comme ça dans Beau travail. Cette espèce de perfection de la masculinité, tout d’un coup, ne tient pas la route devant un obstacle inimaginable. Je me suis rendu compte que pour beaucoup de gens, raconter cette histoire relève de la folie. On m’a reproché de ne pas avoir fait d’analyse de ce phénomène social qu’est l’inceste.
Que je n’aurais sans doute pas eu envie de faire. Il y avait dans 35 Rhums une espèce de perfection des relations père-fille, mais qui a été vécu comme quelque chose d’exotique, car ils n’avaient pas la peau blanche et ils se situaient dans le milieu ouvrier. Mais là où l’action a pour cadre le milieu de la bourgeoisie, tout d’un coup, il n’y a plus aucun exotisme. Les gens de couleur sont extérieurs au drame : ils sont flics ou médecins. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les gens pensent que je suis timbrée d’avoir abordé ce sujet comme ça !
Il m’en reste aussi. Des vibrations assez déchirantes, d’ailleurs.
Oui. Si j’étais imitatrice, je pourrais imiter les voix de Béatrice Dalle, d’Isaac de Bankolé, de Michel Subor, de Denis Lavant… Isabelle Huppert aussi ; elle a une voix très particulière, comme si elle pouvait défaillir et repartir. Le travail qu’elle a fait avec sa voix relève de la bravoure. En allant au théâtre, elle a donné à sa voix des possibilités invraisemblables. Et quand on tourne avec elle, on s’en rend compte.
Non, j’aime entendre avec mes oreilles et je n’aime pas regarder sur un écran, mais avec mes yeux. Si je suis appareillée, j’ai l’impression d’être séparée de mes acteurs. Il faut que je ne sois pas loin d’eux pour entendre, et au plus près du point de vue d’Agnès Godard, ma chef-opératrice, pour que je puisse imaginer ce qu’elle voit des acteurs. Vous parliez de vibrations, eh bien, c’est quand je suis dedans que je vibre.
Ah… ça me donne la chair de poule, ce que vous me dites. Ce film me marque encore. La rencontre avec ces deux-là a été très anodine au début, puis elle s’est affirmée. Ils m’ont invitée à Harvard où Lucien enseignait et où Verena était élève, avant de devenir sa coréalisatrice. On a sympathisé. Leviathan n’était même pas en projet. Puis, quand j’ai vu les premières images, j’ai eu l’impression d’être dedans. Pourtant, nous sommes très différents, mais quelque chose de mystérieux nous réunit. Peut-être sommes-nous liés par l’idée de risquer quelque chose. Et quand j’ai appris, au cours d’un débat public, qu’ils avaient failli mourir en faisant ce film, ça m’a bouleversée.
Non. Quoique… je sais que quand je suis en tournage et dans des situations périlleuses, je ressens quelque chose de particulier, comme si j’étais immunisée contre la peur. J’ai le vertige d’ordinaire, mais sur un tournage, la concentration se porte ailleurs et la panique ne me saisit pas. Alors que je me suis déjà retrouvée en balade, à quatre pattes, en appelant au secours. Sur un tournage, je peux monter sur une grue ou sur un toit et je n’y pense même pas, ça ne se présente pas dans ma configuration mentale dans ces moments-là.
Par Anne-Claire Cieutat et Jo Fishley