Après qu’il a écrit sur la pop musique, les séries télévisées, les poètes, la bande dessinée, Pacôme Thiellement entre dans la salle du temple obscur, au cinéma, avec ses fantômes et ses âmes cachées. L’essayiste à l’érudition folle et joyeuse livre dans Cinema Hermetica (Super 8 éditions) l’exégèse exaltante de ses films cultes, fantastiques ou d’inquiétante étrangeté : Nosferatu ; Nosferatu, fantôme de la nuit ; Freaks ; Le Locataire ; Possession ; Suspiria ; Céline et Julie vont en bateau ; M. Arkadin ; Chinatown ; Opening Night ; Nymphomaniac et Shining. À la lumière de ces objets sacrés, d’un cinéma rituel qui fait signe et sens, une vision éclairée des temps modernes, entre carnaval et apocalypse.
On n’a pas attendu la fin du XIXème et le début du XXème siècle pour mettre des divinités dans les images en mouvement. Au IIIème siècle après J.C., le Corpus Hermeticum, l’ensemble des textes que l’on a attribués à Hermès Trismégiste, renvoie à un temps de la relation de l’homme à la divinité. Les Égyptiens faisaient parler leurs images. Dieu a créé l’homme pour que l’homme crée les dieux… C’est d’une perpétuation de la capacité des hommes à faire parler des images, donc à investir de divinités des objets dont il est question dans Cinema Hermetica. C’est le cinéma perçu dans une histoire des images qui parlent. Cette capacité d’investir de divinités des images ne dit pas l’orientation qu’elles vont prendre : on peut investir des images de très mauvais dieux !
J’essaie de produire une exégèse, qui est l’interprétation des textes sacrés. Le sacré n’est pas limité à des formes données comme religieuses, il se vérifie à partir de ses effets, la transformation de l’être, qu’elle soit bonne ou mauvaise, car on vérifie après le caractère bénéfique ou maléfique d’une œuvre. Il s’agit de raconter ce que l’on a trouvé de mystérieux en le désoccultant. Je vois certaines œuvres profanes comme prophétiques : on ne les verrait plus si elles ne disaient pas quelque chose de notre époque, si elles n’étaient pas des œuvres du jour, elles nous sembleraient comme des objets de musée ou d’archive.
Je n’écris que sur ce que j’aime, parce que je suis à la bonne place. La meilleure place pour évaluer la grandeur et la beauté d’une œuvre, c’est de l’aimer. Sinon, j’aurais eu bien du mal à produire de la pensée, j’aurais été dans la critique. Le critique évalue la qualité d’une œuvre, ce n’est pas ce que je fais. Mon job n’est pas d’apprécier la place d’une œuvre dans l’histoire de son art. Je m’intéresse à sa place dans l’histoire des réceptions religieuses ou sacrées ou mystiques.
À chaque fois que je regarde un film, j’essaie de le regarder avec d’autres yeux. J’essaie de voir ce que je n’avais pas vu et de le voir autrement. Je le revois seul, puis avec quelqu’un dont la seule présence change la manière de regarder, car par porosité, on sent le regard de l’autre et cela modifie son propre regard. Souvent, les durées indiquent des choses. Je me suis rendu compte ainsi combien l’œuvre de Lars Von Trier était chiffrée. On a tendance à voir Nymphomaniac comme le film de Joe, émanation féminine du réalisateur et de ses obsessions, mais il vient aussi marquer ses obsessions profanes, comme la mathématique, dans le personnage de Seligman. La durée des plans est incroyablement calculée… ce n’est plus Nymphomaniac mais Mathomaniac !! Parmi les contemporains, avec David Lynch, c’est le cinéaste qui me paraît le plus inépuisable.
C’est une phrase qui m’obsède. À un moment, il faut voir un film en se vidant des images que l’on a déjà. Il est intéressant aussi de s’éloigner de l’écran ou de dormir devant un film. Je me suis souvent endormi devant des films que j’aime et j’ai fait des rêves très bizarres ! Ce n’est plus le film, ce sont ses effets. Avant, quand on ne pouvait pas voir les films chez soi, on se trompait en en reparlant, les souvenirs s’estompaient. Ce serait intéressant de faire une anthologie de souvenirs de scènes qui, en réalité, n’existent pas. Se souvenir et oublier.
Je vois beaucoup de films et je suis un obsessionnel, mais je ne suis pas un historien du cinéma. Je n’ai pas vu tous les classiques du cinéma et ne les verrai peut-être jamais. Je ne suis pas un encyclopédiste et quel que soit le domaine, j’ai des failles énormes et cela ne m’intéresse pas de les combler trop vite. On rencontre les œuvres quand on les rencontre. C’est là que ça devient sacré : ce comment où les œuvres font corps avec nous-mêmes.
C’est un livre avec une collection de films. Si on refait à chaque fois le même parcours, c’est pénible pour l’auteur et le lecteur. C’est intéressant d’ouvrir un chapitre sans savoir comment l’auteur va s’y prendre pour parler d’un film. Par moments, je commence par une introduction très loin du film, parfois je suis près, je mets des éléments sur le réalisateur ou pas. Sur Kubrick il n’y a quasiment rien de sa biographie. Ce sont des films si différents que je ne pouvais pas systématiser leur approche. C’est une petite narration à chaque fois. Le livre est rempli des films qui ont un rapport avec leur double, d’où le continuum avec Artaud. Dans tout le livre, il y a des doubles et des ombres.
Cela tient à mes lectures de René Guénon. Mais Orson Welles fait la même critique de la modernité. Cela m’intéresse que l’on considère les œuvres en allant chercher des choses très anciennes et en même temps très récentes. Dans les deux sens du temps. C’est comme un exercice d’éveil pour moi.
J’ai lu le travail de Claude Gaignebet, ethnologue folkloriste qui a fait tout un travail sur la manière dont les folklores du monde entier et les œuvres qui s’en inspirent renvoient aux images de l’Âge d’or : le Carnaval, comme première religion, comme premier souvenir de cet Âge d’or. Mais les rites et les coutumes ont progressivement disparu, les fêtes populaires comme carnaval, temps de renversement, se sont réduits comme peau de chagrin et à la place, on a les divertissements.
La ritualisation est toujours là, mais la communauté s’est éloignée. L’homme qui regarde les séries TV est encore en contact avec l’humanité, mais plus de manière directe : c’est le développement de la solitude. Il est inéluctable que la disparition du carnavalesque laisse place à la catastrophe, parce que c’est la conséquence d’un déséquilibre trop grand. La fin du carnavalesque serait tragique, ce serait l’Apocalypse. Tout ce qui faisait carnaval, donc diversité, est amené à disparaître ; on va vers une homogénéisation, une uniformisation par la marchandise. Cela produit une monstruosité incontrôlable de faire disparaître la faculté de métamorphose des hommes.
Le cinéma remplit pendant un moment ce renversement, mais cela ne suffira pas. Il le fait dans une certaine mesure, relative. La majorité des séries télé actuelles est plus intéressante que la majorité des films actuels. Depuis Twin Peaks, la question de la dernière guerre du monde se pose en permanence dans les séries télé. Elles le font moins pour nous prévenir que pour nous préparer. L’œuvre d’art ne remplit pas pleinement une fonction carnavalesque, elle nous prépare plutôt aux temps apocalyptiques auxquels il va falloir faire face et survivre.