Un représentant de commerce fait du porte à porte dans le désert de Californie. Mais toutes les maisons qu’il croise sont vides. Pas âme qui vive, juste une étrange radio locale et une drôle de lumière rouge au ciel. Difficile à résumer, Nemesis (anciennement titré Sam Was Here) vient de sortir en vidéo après une tournée des festivals de films de genre. Entretien avec son réalisateur Christophe Deroo.
Je reste un réalisateur français. Ma culture du cinéma est française, même si j’ai beaucoup été imprégné par le cinéma américain de mon enfance. Mais il y a aussi des réalisateurs français qui m’ont beaucoup inspiré, des gars comme Jacques Deray, Philippe de Broca, Georges Lautner… J’adore aussi Peur sur la Ville d’Henri Verneuil : c’est le premier film que je voyais à Paris et qui me stressait un peu. C’est presque un giallo. Après, c’est vrai que je me reconnais moins dans le cinéma français d’aujourd’hui. On est rentré dans une espèce de schémas qui fait des entrées, soit de la comédie, soit du drame, et je trouve qu’on a du mal à élargir nos horizons, notamment dans le cinéma de genre.
Je n’arrivais à accrocher personne avec ce projet en France. Le plus frustrant, c’est que je ne recevais aucune réponse à toutes mes demandes de financement. J’ai tout essayé et rien n’a fonctionné. Le CNC ne me répondait pas, les régions trouvaient le script trop violent. Je n’avais pas envie d’attendre d’avoir 60 ans pour réaliser mon premier long-métrage. Alors je me suis lancé, sans trop savoir où ça allait me mener. C’est très surprenant pour moi, tout ce qui arrive au film en ce moment. Moi, je voulais juste faire ce film pour montrer aux producteurs ce que j’arrive à bricoler en étant tout seul, pour leur prouver mon sérieux. Donc j’ai produit le film avec mes fonds propres. Le budget de Némésis, c’est la voiture que je ne m’achèterai pas. Finalement, une coprod s’est agrippée au film, voyant notre l’énergie qu’on y mettait, et ils nous ont aidés à trouver une production exécutive sur place, aux États-Unis.
Les acteurs principaux et le décor sont américains, tout le reste est français. L’équipe est 100% française. Le film aurait pu se passer en Europe, dans les montagnes par exemple. Mais c’était plus simple pour moi de tourner aux Etats-Unis, où j’avais déjà fait un court-métrage, car j’avais déjà les contacts, et les moyens de le faire à bas coût. En outre, j’étais persuadé, à tort, qu’on ne trouverait aucun distributeur en France, alors je me suis dit qu’il valait mieux tourner en anglais, pour qu’il se vende plus facilement à l’international. Mais si j’avais pu tourner en France, je l’aurais fait. J’ai l’impression qu’il y a une réelle envie de films de genre en France, il y a un public qui aime ça – il suffit de voir les recettes de films de genre étrangers. Mais c’est difficile de convaincre des producteurs qu’on n’est pas plus stupide que les autres, et que nous aussi, on peut y arriver. En plus, on a un vrai potentiel d’histoires en France, avec La Mare au Diable de George Sand, ou avec toutes les légendes horrifiques celtes et bretonnes.
J’avais envie de donner un côté un peu suranné au film. Dans cette histoire, il y a une certaine critique des médias, et d’internet, et si je l’avais placé dans une période parfaitement contemporaine, ça aurait fait pamphlet. Le recul rendait le discours plus efficace, moins empreint de jugements. L’idée du film n’est pas de juger, mais d’inviter à réfléchir à certains phénomènes, afin que le spectateur se dise : « Tiens, ça fait un peu écho à ce qu’on peut vivre aujourd’hui… ». En même temps, les années 1990, c’est les balbutiements d’une technologie qui fait notre présent aujourd’hui. Le personnage principal a un bipper, on sait que c’est ce qui deviendra plus tard le téléphone portable ; et la radio, dans le film, préfigure Internet…
Je pense qu’avec Internet, les gens sont de plus en plus déconnectés d’une certaine réalité. On perd le côté matériel et vrai de l’information. On a toujours l’impression de tout connaître, de tout savoir, alors qu’on ne sait plus rien. Dans Nemesis, le spectateur est comme le personnage principal : il est sincèrement perdu dans ce monde, et il n’y comprend rien. Il n’a aucune conviction sur ce qui est bon ou mauvais, sur ce qui est en train de se passer. Toute l’idée du film était d’inviter le spectateur à réfléchir contre lui-même. A la fin, on peut avoir un avis sur ce qui ce passe, mais le film invite à se poser la question : « Ai-je raison de penser ça ? ». A une époque où les thèses complotistes se répendent comme une trainée de poudre sur Internet, où les mensonges, parce qu’ils sont répétés des milliers de fois, deviennent pour certains des vérités, c’est important de réapprendre ce qui est vrai et pourquoi c’est vrai. Quand tu lis des articles complotistes, ça va souvent très loin, sur des dizaines de pages. Mais si tu remontes le fil, tout ça part d’un prétexte de départ qui est faux. Et ce n’est pas parce que tu as écrit dix pages sur un truc faux que ça deviendra vrai.
J’avais vu un documentaire sur le harcèlement, dans lequel un homme, accusé par tout son entourage d’être pédophile, finissait par se suicider. Il ne savait pas pourquoi il subissait ce harcèlement, et ceux qui harcelait ne savait pas pourquoi ils le faisaient. Il y a un côté cauchemardesque à cette situation, parce que quand tu te réveilles après un cauchemar, tu te sens mal et tu ne sais pas vraiment pourquoi. Certaines personnes sont déçues, à la fin du film, de ne pas avoir d’explication. Mais l’explication, c’est un état d’éveil, et à la fin du film, on est encore dans le cauchemar…
Oui, c’est une grosse influence pour moi. Dans ses films, il y a certes une histoire et une œuvre qu’on peut recevoir de manière intellectuelle, mais ce qui prime, c’est la sensation. De manière intellectuelle, je ne comprends pas Lost Highway. Mais ça ne m’empêche pas de le revoir des dizaines de fois, car j’ai un fort rapport émotif avec le film. C’est peut-être parce que je viens des arts plastiques, mais j’ai été tétanisé par certains tableaux de manière purement sensationnelle, sans qu’il n’y ait quoi que ce soit à comprendre ou expliquer. Et je trouve dommage que certaines personnes se désintéressent de ce qu’ils ne comprennent pas.
Oui, c’est comme si on avait décidé de donner des limites à l’esprit humain : « Ce que je ne connais pas n’existe pas ». Moi, c’est justement ce que je ne connais pas qui me fascine. Je suis un grand amateur d’astrophysique, et en astrophysique, on sait qu’on vit dans un monde dont on ne connait que 20% des tenants et des aboutissants. Et c’est ça justement qui fait travailler l’imaginaire, et c’est cet imaginaire des scientifiques, qui ont des théories d’abord spéculatives avant d’être vérifiées, qui fait avancer la connaissance. Mais même au niveau de la relation entre les gens, de la manière dont l’autre va réagir, on peut faire autant de psychologie qu’on veut, on ne comprend rien et on est toujours surpris. Bien sûr, croire qu’on connaît tout, c’est une position rassurante… J’avais assisté à une conférence d’un mathématicien, et c’était aussi fascinant qu’incompréhensible. Sa conclusion m’a marqué : « Si vous avez tout compris, c’est que je n’ai pas été assez clair ». C’est quand on ne comprend pas qu’on réfléchit, et tout l’objectif du film était justement d’apprendre à réfléchir, à questionner ce qu’on voit.
Evidemment. D’autant plus qu’on est dans une culture du pitch. Pour convaincre des financeurs, on m’a demandé de faire des « elevator pitch », ces résumés de films aussi courts qu’un trajet en ascenseur. Je peux te faire un elevator pitch de Mulholland Drive : « C’est une fille qui veut absolument devenir comédienne, mais elle va tomber dans la frustration en découvrant ce milieu ». Ça ne va donner envie à personne. Mais pourtant, factuellement, c’est ça, Mulholland Drive. Sauf que David Lynch va ouvrir un univers de sensations difficile à expliquer. Il en va de même pour Suspiria de Dario Argento : la scène d’ouverture, c’est juste une fille qui sort d’un aéroport. Et il ne se passe rien d’autre. Mais la manière dont Argento filme ça te donne déjà l’impression que quelque chose de bizarre se passe. Et c’est pareil pour Alien : le huitième passager. Le film était révolutionnaire quand il est sorti. Pourtant, c’est juste l’histoire de l’équipage d’une mission spatiale qui découvre qu’ils ont emmené un monstre avec eux. Pas sûr que Ridley Scott aurait trouvé de l’argent avec un elevator pitch pareil…
En ce moment, je suis en pourparlers pour un film sur le vodou tourné à la Réunion. Mais mon gros projet, c’est de faire une adaptation de Lovecraft. C’est toujours cette idée de mystère qui me fascine. Dans les histoires de Lovecraft, si tu vois le monstre, soit tu meurs, soit tu deviens fou, tellement c’est inconcevable. C’est la difficulté quand il s’agit d’adapter Lovecraft : il faut en montrer le moins possible. Il y a un vrai potentiel horrifique, et je trouve qu’à l’heure actuelle, les films d’horreur ne me font plus peur, parce qu’on montre tout et on explique tout. J’avais adoré le début de Don’t Breath, mais le film m’a perdu quand on comprend pourquoi les personnages agissent comme ça. Du coup, la tension retombe, et on n’a plus peur. A l’inverse, Le Projet Blair Witch est très efficace parce que dès qu’il se passe un truc, c’est la fin du film. Et on te laisse comme ça, sans explication. Demain, un gars t’appelle et te dis qu’il veut te tuer parce que tu as piqué son job, et un autre gars t’appelle te disant juste qu’il veut te tuer, mais sans autre explication. Duquel des deux tu auras le plus peur ?