Charlotte Gainsbourg (#1/2)

Le murmure et la violence

A l’affiche du duo de Samba d’Olivier Nakache et Éric Toledano le 15 octobre, elle était le mois dernier l’un des palpitants 3 Cœurs de Benoît Jacquot, et elle sera la mère fantasque de L’Incomprise d’Asia Argento en novembre. En attendant le prochain Wim Wenders, Every Thing Will Be Fine. Une riche actu qui vient marquer ses trente ans de cinéma. Trois décennies qui ont installé sa présence comme une évidence. De sa voix d’enfant murmurante est née une actrice en plein accomplissement.


 

Vous fêtez trente ans de cinéma cette année, depuis la petite Charlotte que vous incarniez dans Paroles et musique d’Elie Chouraqui. Quel regard portez-vous sur votre parcours ?

Je n’ai pas de regard, mais ce qui est drôle, c’est que vient de sortir 3 Cœurs de Benoît Jacquot que j’ai tourné avec Catherine Deneuve, qui incarne à nouveau ma mère, avec trente ans d’écart.

En plus de ce lien, 3 Cœurs vous lie par la fiction à Chiara Mastroianni, sa fille. Benoît Jacquot a eu la bonne idée de vous réunir et de vous faire sœurs de fiction…

Humainement, et par nos liens familiaux – mes parents et Catherine sont liés –, cela m’a semblé très évident quand il m’en a parlé. J’avais l’impression qu’il n’y avait pas mieux pour moi comme sœur de cinéma. C’est une actrice que j’aime beaucoup. J’avais peur, davantage par rapport à l’histoire qu’on racontait et qu’on jouait, d’être moins crédible qu’elles deux. Une inhibition par rapport à leur vraie filiation.

Je n’ai jamais aussi bien mangé que sur ce tournage ! En général, quand il y a des scènes de bouffe, on est obligé de manger des trucs dégueulasses.

Charlotte Gainsbourg
J’ai lu que le personnage de mère nourricière de Catherine Deneuve se prolongeait hors caméra sur le plateau…

Je n’ai jamais aussi bien mangé que sur ce tournage ! En général, quand il y a des scènes de bouffe, on est obligé de manger des trucs dégueulasses. C’est froid, il faut se forcer. Là, l’accessoiriste était tellement sympathique et avait tellement envie de nous faire plaisir ! C’était un chef. Il allait chercher ses légumes bio et la viande je ne sais pas où. Tout pour faire plaisir à mon avis plus à Catherine qu’à nous ! Il fallait que ce soit du haut de gamme et ça l’était. Ça a participé à la gaieté du tournage.

Dans 3 Cœurs, vous avez une sororité avec une actrice qui a des origines italiennes (Chiara Mastroianni). Dans L’Incomprise qui sortira fin novembre, vous jouez devant la caméra d’Asia Argento, qui dit qu’elle se sent « âme sœur » avec vous depuis qu’elle vous a vue dans L’Effrontée, et que vous êtes son actrice idéale pour la remplacer à l’écran…

Ça me frappe vraiment. C’est une fille que j’adore. J’entendais parler d’elle de par sa notoriété, et j’avais l’impression qu’on aurait pu se croiser bien avant. Yvan Attal nous a réunies sur Do Not Disturb, où l’on jouait un couple. C’était très rigolo, évident, facile d’être avec elle. Je trouvais ça très gai. Petit à petit on a commencé à se parler, tout en étant assez timides l’une et l’autre. Jusqu’au jour où elle m’a proposé son film. On a communiqué de manière très régulière, en s’envoyant des déclarations d’amour toutes les deux. Elle m’a envoyé des photos d’elle ado, où je suis moi-même ado en photo sur le mur de sa chambre, parmi plein d’autres. J’ai l’impression d’avoir grandi avec elle et qu’elle a grandi avec moi.

Étonnant de se retrouver à créer une histoire ensemble…

Surtout que dans son film, j’ai l’impression qu’elle aurait pu me jouer. C’était tellement évident, elle avait toutes les armes. J’étais très intimidée par la langue italienne, et par l’emploi du temps, car il a fallu caser le film pendant le tournage de 3 Cœurs. J’ai failli lâcher, parce que je pensais que je n’y arriverais pas. Elle m’a convaincue et pour ce qui est de l’italien, j’ai suivi quelque cours avec un coach. Elle m’a enregistré tout mon dialogue en MP3. J’ai passé l’été à entendre sa voix et à l’entendre jouer le rôle. Ce n’étaient pas juste des phrases dites avec le bon accent. C’étaient des phrases parfaitement bien jouées. C’était plutôt un travail de perroquet d’essayer de reproduire ce qu’elle avait fait. Ce rôle était écrit pour elle, mais elle dit le contraire.

Les Italiens aiment vous filmer ! Les Taviani (Le Soleil même la nuit), Franco Zeffirelli (Jane Eyre), Emanuele Crialese (Golden Door), aujourd’hui Asia Argento…

C’est dingue ! J’ai vraiment beaucoup de chance. Je n’ai pas une filiation particulière avec l’Italie, bien que j’y aille en touriste depuis que je suis toute petite. Venise a toujours été un lieu de prédilection pour moi, et j’y ai tourné Anna Oz d’Eric Rochant. A part la France, l’Angleterre et un petit peu les États-Unis, s’il y a un autre pays proche de moi, c’est l’Italie.

Intéressant, car on n’imagine pas forcément la latinité chez vous…

Non, je n’en ai pas. Les Italiens ont mal réagi à Antichrist de Lars Von Trier, parce que c’est justement un pays latin. C’était choquant, mais depuis, je pense qu’ils ont beaucoup apprécié Nymphomaniac, ce que j’ai trouvé étonnant !

Dans les trois films que vous interprétez et qui sortent sur trois mois, vous incarnez une sœur qui tombe amoureuse et dont l’amour fait basculer son personnage et les autres (3 Cœurs), une femme esseulée qui tombe amoureuse et que l’amour bouleverse (Samba), et une mère qui se consacre à ses amours et laisse sa fille cadette abandonnée à elle-même (L’Incomprise). Le point commun est le sentiment. Vous incarnez souvent le sentiment, l’amour, le cœur qui bat…

Mais donnez-moi un exemple d’une actrice qui ne fait pas ça…

J’ai l’impression que chez vous, c’est souvent au cœur des projets, des personnages, et que chez d’autres, entrent en compte un parcours de vie, un point de vue historique, un environnement social marqué. Comme si, chez vous, le sentiment était le nerf de la fiction.

Peut-être. J’ai aussi fait Every Thing Will Be Fine avec Wim Wenders au même moment. L’histoire de la perte d’un enfant. Les quatre films étaient groupés. Mais j’ai l’impression que toutes les histoires ne sont que des sentiments. Jouer, ce n’est que des sentiments. Bien sûr qu’il y a des parcours historiques, des « biopics », mais là aussi on se raccroche à des sentiments. Pas forcément amoureux. Je pense que c’est plus banal que ça.

Je serais moyennement à l’aise dans une énorme comédie, très burlesque, si ce n’était que de la technique de rire, que d’autres font très bien, alors que j’arrive ici à me débattre avec justement des émotions.

Charlotte Gainsbourg
Ce qui est fort dans Samba, c’est l’alliance de l’émotion brute et de la fantaisie. Alice est un personnage cassé, qui sort d’un « burn out », avec un poids de souffrance, mais elle a une gaucherie dans les gestes, les postures. La fantaisie vous va bien, on l’a déjà appréciée dans La Bûche, Prête-moi ta main ou Jacky au royaume des filles.

J’adore le ton du film et je me sens à l’aise dans ce qui peut basculer dans le drame comme dans la comédie. Je serais moyennement à l’aise dans une énorme comédie, très burlesque, si ce n’était que de la technique de rire, que d’autres font très bien, alors que j’arrive ici à me débattre avec justement des émotions. J’adore les comédies, mais il faut un talent que je n’ai pas. Il faut que je m’appuie sur des situations, sur quelque chose d’extérieur à moi et qui est drôle. Après, je me laisse guider. Quand je joue avec Alain Chabat ou Omar Sy, ce sont eux qui me tirent vers la comédie.

C’est très subtil, car dans une même scène ou situation de Samba, on passe de la gravité à l’humour, et cela dès la rencontre au centre de rétention.

C’était un souci des metteurs en scène qui avaient constamment envie qu’on bascule. Ils mettaient beaucoup d’effort dans les différences de ton, les ruptures. Au moment du tournage, on pouvait aller loin dans le comique pour nous amuser, mais ils n’en ont gardé qu’une partie. Ce qui les intéressait n’était pas d’aller dans une franche comédie, mais de faire des hauts et des bas. Ça allait bien avec mon personnage qui n’est que hauts et bas, et un peu insaisissable, maladroit. J’espérais pouvoir surprendre par des répliques qui tombent à l’eau et accentuer cette face d’Alice. La première fois que j’ai rencontré Éric et Olivier, ils m’ont raconté l’histoire, avant de l’écrire. Puis ils m’ont envoyé la première version du scénario, qui était davantage une adaptation du livre. Le personnage d’Alice existait un peu en demi-teintes. Elle n’était pas très marquée par le « burn out ». J’espérais noircir le trait pour me donner des choses à faire. J’avais besoin qu’elle soit un tout petit peu plus exagérée.

C’est la première fois qu’on vous offre à jouer ce type de ruptures dans un même personnage ?

Je ne l’ai pas ressenti avant. Mais ce n’est pas comme si je l’avais jouée en me disant : « Là il y a une rupture, là il y en a une autre ». J’ai vu les scènes en me les expliquant de manière très carrée et raisonnée. Je ne m’en rends pas compte parce que c’est ce que je joue. J’essayais d’aller dans cette direction et ce n’était pas forcément chaotique dans le jeu.

Dans une scène de fête à l’association, vous vous mettez à danser avec Tahar Rahim sur le tube brésilien Take It Easy My Brother Charlie de Jorge Ben. On vous a peu vue danser à l’écran…

J’avais un trac énorme, parce que je ne suis pas du tout physique dans ce sens-là. Pas du tout à l’aise avec la danse. L’expression corporelle, ce n’est pas du tout mon truc ! Il a fallu que je prenne des cours avec Tahar. C’était très marrant et j’adore ça. Mais je ne peux pas improviser et me dire : « Je me mets à danser ». Je suis beaucoup trop consciente de moi. J’ai énormément de progrès à faire. Mais pour cette scène, j’ai beaucoup travaillé et je me suis amusée.

Ça veut dire que par le passé, vous avez pu être réticente à des scènes de danse ?

Ah oui. Il y a toujours des trucs horribles dans les films, c’est quand on tourne des scènes de danse ou de fête, parce que, quand il y a un dialogue en plein milieu, il n’y a pas de musique. Le son est coupé pour pouvoir entendre les personnages. On se sent tellement con à danser sans musique, en ayant l’air de s’amuser énormément ! Ça me met toujours très mal à l’aise. J’en ai une hantise.

On a souvent l’impression en regardant des scènes de danse ou de boîte de nuit que les acteurs bougent sur une musique différente de celle qu’on entend…

Oui, d’autant plus qu’on a souvent les droits musicaux après le tournage !

Mais on ne ressent pas ça dans la scène de Samba…

Non, parce qu’on a travaillé sur la musique et c’est beaucoup plus facile.

Vous avez cité Lars Von Trier, avec qui vous avez tourné trois films marquants et rapprochés dans le temps (Antichrist, Melancholia, Nymphomaniac). On sent que c’est une rencontre importante dans votre parcours. Quel regard portez-vous sur lui et que vous-a-t-il apporté ?

Je pense qu’il m’a donné confiance en moi. Sans passer par une maîtrise du jeu. Il m’a demandé tellement d’efforts sur d’autres choses. Le fait d’avoir à explorer des scènes, des sentiments, et de plonger vraiment dedans. Ce n’était plus du jeu, même si c’en est aussi. Je ne me prends pas au sérieux plus que ça, mais sur le moment, il faut y croire un petit peu, donc ça a pu être très intense. Cette intensité-là m’a enlevé une certaine inhibition sur ses tournages. J’ai tellement aimé ce travail-là. Je sais que sur d’autres films, j’ai cherché à plonger de la même manière. Mais il n’y a pas un avant et un après. Ce serait trop…

J’ai toujours eu énormément de plaisir avec des scènes de violence, et je me souviens que j’en avais déjà conscience sur La Petite voleuse de Claude Miller.

Charlotte Gainsbourg
...Schématique ?

Oui. Il a une telle manière de travailler, tellement rare, avec une caméra très mobile. On est tout le temps très déstabilisé, avec jamais deux fois la même prise. C’est comme s’il cherchait à vous surprendre constamment, ce qui fait qu’on n’a pas de réflexion. J’ai toujours eu énormément de plaisir avec des scènes de violence, et je me souviens que j’en avais déjà conscience sur La Petite Voleuse de Claude Miller. C’étaient des scènes où, comme c’était physique, on n’avait plus le temps de penser. Il y avait quelque chose qui vous dépassait. Forcément, il est question de lâcher, de ne plus être sur ses gardes et de faire énormément confiance. J’ai réalisé que c’est ça que j’aimais. La perte de contrôle. Ça ne s’est pas forcément reproduit avec d’autres metteurs en scène. Mais j’ai mis le doigt sur ce que j’aimais dans le jeu. Je ne suis pas quelqu’un qui aime forcément construire un personnage. Il y a des acteurs qui adorent les rôles de composition. J’adore si c’est un peu extérieur à moi, mais il faut qu’il y ait beaucoup de moi. Il faut que ce soit ancré dans quelque chose qui me touche de près et que j’ai à l’intérieur. Évidemment que je fais semblant, mais je ne peux pas l’assumer. J’ai besoin que ça me coûte un peu et que ce soit un peu vrai (rires).

Cette expérience avec Lars Von Trier vous a rendue plus exigeante ? Vous regardez différemment ce qu’on vous propose, votre collaboration avec les réalisateurs ?

Je ne sais pas, mais en tout cas j’ai vraiment envie de rencontrer une personne. Le scénario compte, mais pas tant que ça. Parce que je ne me fais pas tant que ça confiance pour l’analyse de la qualité d’un scénario. Soit j’aime, soit je n’aime pas, mais je me sens un peu bête. Je ne saurais pas s’il manque quelque chose dans le démarrage. C’est juste instinctif. C’est un peu stupide de se dire qu’au bout de trente ans, on en est encore là ! J’ai trois enfants, et pour me faire sortir de chez moi, il faut que ça vaille le coup. Ce sont les metteurs en scène qui donnent le ton d’un tournage, et je n’ai pas envie d’un tournage pénible. J’ai envie de continuer à aimer ce que je fais.