À l’heure où notre monde est menacé de dissociation, voire de désintégration, où des entreprises envisagent sérieusement d’investir l’aberrant terrain des métavers, le nouveau film de Cédric Klapisch arrive à point nommé, comme une invitation vibrante à retrouver nos contours, nos points d’appui, et croire en notre capacité à nous renouveler et à mieux vivre ensemble. La force d’En corps, comme du cinéma de son auteur en général, est de dire des choses essentielles sans esprit de sérieux, et de le faire avec un sens du partage, une énergie et une joie communicatives. Avec simplicité, en somme.
Cédric Klapisch : Forcément, dès qu’on joue sur les mots, on est un peu lacanien. C’est un titre ouvert. Dans En corps, il y a toutes les symboliques et significations qu’on veut.
Oui, et il y a surtout la thématique de la deuxième vie. Ça me fait penser aux jeux vidéo et à cette phrase que prononcent souvent les joueurs : « J’ai encore deux vies ». Je trouvais intéressante cette idée d’un changement de vie dans une trajectoire de danseur, comme c’est le cas de beaucoup de grands sportifs. La retraite, pour l’instant, d’un danseur d’opéra en France est fixée à 42 ans. Cela oblige à se renouveler. Que veut dire, dès lors, avoir « plusieurs vies » ?
C’est mon idée du cinéma d’améliorer le vivre ensemble. C’est vrai qu’il y est question de réconciliation entre les générations, entre les sexes, entre le corps et l’esprit, entre le noble et le vulgaire. Oui, il y est question d’y réconcilier les contraires.
Le simplisme m’intéresse. Je crois que la sophistication d’une pensée ne s’effectue que s’il y a une simplicité. C’est le problème, pour moi, de beaucoup d’intellectuels français, qui pensent que la complexité est un but. Or, le but, c’est la nuance. La nuance est complexe et intègre la simplicité. Ce n’est pas si simple à comprendre. Je pense qu’il ne faut pas avoir peur de la simplicité. Il y a un bel exemple pour appréhender cela : Einstein, qui était allemand et s’est beaucoup exprimé en anglais, écrivait en allemand, faisait traduire ses textes en anglais, puis à nouveau en allemand : il faisait son discours avec un texte deux fois traduit. Son but, disait-il, n’était pas d’avoir une pensée complexe, mais une pensée simple. Et j’ai toujours trouvé ça brillant. Une personne brillante, à mes yeux, n’essaie pas d’être complexe. Ce dont Einstein parle, bien entendu, est très ardu, mais il est intelligible. Cela en dit long sur son intelligence. Je trouve génial son système de double traduction, qui fait passer sa pensée au tamis pour en atteindre le substrat.
Ce n’est pas un hasard si j’ai appelé ma maison de production et mon court-métrage Ce qui me meut. Il y a un lien entre la cinématographie, qui est l’écriture du mouvement, et l’émotion, qui nous fait bouger. En anglais, bouger et être ému, c’est le même mot : « to move » et « to be moved ». Ce que j’aime dans la danse, c’est qu’elle est énergisante. Ce n’est pas juste l’énergie des gens qui dansent, mais une énergie qui se transmet. C’est sans doute aussi l’une des fonctions du cinéma, qui est l’écriture associée au mouvement. Danse et cinéma sont intimement liés.
Ce qui est critique quand on la filme, c’est de filmer les pieds, car c’est le départ du mouvement. Ce sont soit les appuis, soit l’impulsion, soit l’ancrage. Quelle que soit la danse, filmer le pied ou non est une question fondamentale pour un réalisateur. Quel est le rapport au sol ? Prend-on une impulsion pour s’échapper du sol ? Reste-t-on sur une pointe pour jouer sur le déséquilibre ? Ou a-t-on les deux pieds ancrés ? Ce sont des questions très pratiques, qui deviennent vite métaphysiques. La danse africaine, par exemple, est plus ancrée dans le sol, plus percussive ; la danse classique est davantage élancée, tournée vers le ciel, plus aérienne ; la manière dont on définit son rapport à la terre, à l’air ou au ciel décrit des philosophies différentes.
Je pense que c’est le mot indéfinissable par excellence. C’est une sorte de transcendance du corps. C’est quand le corps essaye d’échapper à la gravité, au poids, à la physicalité que cela devient spirituel. C’est donc forcément un moment qui relève du ressenti et qui est difficilement descriptible. La grâce est ce que l’on ressent quand survient l’envol, quand on est emporté par des gens qui dansent. On peut être gracieux en danse classique comme en danse africaine, mais pas de la même façon. En danse africaine, cela va être rythmiquement, le danseur peut entrer dans une forme de transe ; en danse classique, la grâce peut provenir d’un bras qui n’a pas de poids, d’une arabesque. On peut dire d’un skieur, d’un joueur de tennis ou d’un footballeur qu’il est gracieux. Je trouve Verratti et Messi gracieux.
La grâce est un peu le point culminant de l’humanité. C’est l’humain trop humain lorsqu’il se rapproche des dieux.
Le talent de Denis Podalydès – et c’est le chemin d’une vie – est d’avoir réussi à atteindre ce que les Américains appellent le less is more. Il ne fait presque rien et ce presque rien est expressif, signifiant et fort. Il y a quelques plans dans le film où il est proche de ne rien faire et personne ne peut y parvenir comme lui. Il confine au brio absolu de l’acteur. Denis a atteint avec les années une sorte de minimalisme du jeu qui lui permet d’atteindre parfois une puissance comique folle. Son jeu est construit, habité.
Oui, elle ne trouve pas les mots pour parler de l’harmonie, de l’accord parfait où tous les sens sont stimulés, nourris. Elle ressent une forme de jouissance en cet instant où ce qu’elle mange, boit et voit est bon et beau ; elle est dans une forme d’extase. Il y a là un moment parfait, une espèce de summum épicurien qu’elle éprouve fort dans son corps et qui lui donne la sensation de s’envoler.
Le chorégraphe Hofesh Shechter dit que la fragilité est un super-pouvoir. Je suis parti d’interviews de danseurs qui ont dépassé leur niveau de danse en acceptant leur fragilité. Là aussi, c’est l’aboutissement d’une vie. Quand on débute, on cherche à se muscler, à s’assouplir, à faire un travail perfectible sur son corps, puis arrive un moment où, quand on est gêné par ses faiblesses, on comprend qu’il faut les utiliser pour aller plus haut. C’est ce qu’on appelle le lâcher-prise en danse contemporaine. Pour aller au-delà de la perfection, il faut accepter d’être fragile, même si cela peut sembler contradictoire a priori.
Je ne sais pas. Je n’y ai pas associé de sens. C’est toujours intéressant de voir le chemin qu’empruntent l’inconscient et l’intuition.
Cela fait quinze ans que j’y pense. Hofesh Shechter dit travailler comme le pétrole, par sédimentation, et pour moi, ce fut pareil. L’écriture de ce scénario, ce furent des couches successives, qui ont mis du temps à s’imbriquer les unes aux autres. Il y a des choses que je voulais faire il y a dix ans et que j’ai transformées. Je me suis nourri de la crise du Covid, de l’état de la société aujourd’hui, des rapports hommes-femmes, qui ne sont pas les mêmes qu’il y a cinq ans, des choses comme ça, qui se mêlent de manière organique. L’idée était de mélanger tous ces sujets pour les coordonner et faire un film sur la danse et sur la vie, qui, j’espère, est cohérent et propose un regard sur la famille et sur la liberté.
C’est quelque chose que j’ai découvert en réalisant Ce qui nous lie. Le côté terrien des produits de la terre, de la cuisine et du vin permet de parler de la transcendance. Il y a là quelque chose qui est issu du mariage entre la nature et l’Homme, qui fait que, d’un coup, un produit susceptible d’animer nos sens et qui porte en lui la complexité du temps qui passe, émerge. Quand on traite de l’alimentation ou de quelque chose d’aussi sophistiqué que le vin, on parle de simplicité et de métaphysique combinées. Je trouve que c’est une bonne façon d’aborder simplement des choses complexes.
Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat