Dans 3 Cœurs (en salle le 17 septembre), Benoît Jacquot filme une histoire d’amour à mi-chemin entre le mélo pur et le thriller psychologique. Une histoire de cœurs fragiles qui réunit un homme (Benoît Poelvoorde) et deux sœurs (Chiara Mastroianni et Charlotte Gainsbourg), une histoire de timing désynchronisé aux accents tragiques et déchirants. Alors qu’il fait défiler les pages de BANDE A PART, en préambule à notre conversation, Benoît Jacquot s’est arrêté, surpris, sur une photo de Catherine Deneuve dans Belle de jour. La main de celle qu’il a filmée à deux reprises (dans le téléfilm Princesse Marie et dans 3 Cœurs) occupe la moitié de cette image…
Oui, alors que j’ai passé trois mois avec elle pour Princesse Marie, j’ai l’impression de les voir pour la première fois. Elle a des mains qui lui ressemble, des mains costaudes, qui ne demandent qu’à saisir, et en même temps, des mains enfantines. J’ai cette idée que les yeux, les oreilles et le reste sont des mains. Ça tient peut-être au fait qu’un metteur en scène est quelqu’un qui saisit, qui capture même, par définition. Je parle là de mes mains imaginaires. Je filme plutôt les visages, les yeux ou les corps entiers. C’est pour ça que, contrairement à ce qu’on a pu dire de moi, je ne suis pas du tout bressonnien. Les mains filmées avaient une extrême importance pour lui, dans Pickpocket bien sûr ou Un condamné à mort s’est échappé, mais pas dans mon cinéma.
Oui, c’est un plan-séquence dans un lieu qu’on a choisi pour cela. Il se trouve dans un état de désarroi face à sa propre image. Et tout d’un coup, dans cette image, Sylvie/Charlotte Gainsbourg apparaît, juste après un regard génial qui dure une seconde dans lequel elle l’attrape et qui engage tout le film.
Charlotte Gainsbourg, c’est un don d’apparition et de disparition sans égal, à ma connaissance. Il y a des actrices merveilleuses, sublimes, brillantissimes, mais il n’y en a aucune pour moi qui a ce don d’apparition et de disparition. Cette faculté à entrer quelque part, à se saisir immédiatement de l’espace et à le laisser, à volonté. On a l’impression de quelqu’un qui ne fait, pour son bonheur ou son malheur, que ce qu’elle veut. Et ça donne une autorité absolument incontournable. C’est quelqu’un qui essaie constamment de se faire toute petite, invisible et qui, tout d’un coup, sans qu’elle le veuille spécialement, je crois, rend les choses telles qu’il n’y a plus qu’elle.
C’est vraiment la rencontre amoureuse selon moi. C’est ce sentiment que, tout d’un coup, on fait contrepoids au monde et que le monde devient un espace de chance, au lieu d’être un piège constant. Mais ce qui fait qu’un film est un film, c’est que cette chance tourne au piège et à la fatalité.
Oui, le film est né de cette idée d’un type qui est tout à fait perdu, comme on peut être perdu aujourd’hui quand on n’a plus son portable sur soi, et qu’on se trouve dans une ville qui n’est pas la sienne à l’heure où il n’y a plus de train et où tout est éteint. Et tout d’un coup, une créature sort de la nuit, qui ne se nomme pas, ni lui d’ailleurs, par jeu amoureux, ce qui érotise les choses, et ils passent la nuit ensemble, dehors, seuls, jusqu’à l’aube.
Voilà. Cette nuit des amoureux est très marquée par les surréalistes. André Breton a raconté une nuit, qu’il a appelée « la nuit du tournesol », où il a rencontré sa deuxième femme, je crois, et c’est toute une nuit d’errance dans Paris, qui se prêtait à ce que Breton appelait le « magique circonstanciel ». Ça m’a beaucoup inspiré pour ce film.
C’est un rapport complètement bouleversé, différent, du hasard et de la nécessité. C’est-à-dire que tout ce qui est de l’ordre en principe du hasard devient de l’ordre de la nécessité, comme si tout se mettait en place pour fabriquer une histoire à venir qui sera fléchée par un destin.
C’est vrai que Jean Racine a joué un rôle dans ce film. Ne serait-ce que lors des premières discussions avec Benoît Poelvoorde sur la question de son interprétation du personnage, presque intuitivement, je lui ai dit « Racine » en lien avec quelque chose de décisif, de secret, d’extrêmement intérieur, et pourtant dit ou en tout cas chuchoté. Un peu comme les « hélas » répétés à la fin de Bérénice, il y a quelque chose de très profond, de grave, qui ne peut se dire qu’à moitié et de façon murmurée.
Oui, ce sont les battements de cœur, les systoles et les diastoles, en lien avec la fragilité cardiaque du personnage de Benoît Poelvoorde. Et ce qui est intéressant au cinéma, c’est que ce qui est physiologique devient la métaphore de ce qui est psychologique. On a froid, chaud ou faim parce qu’on souffre de telle ou telle passion ou sentiment contrarié au cinéma. Quant à la musique, avant le tournage, on a scénarisé musicalement le film avec Bruno Coulais. On a cherché une silhouette musicale qui idéalement accompagnerait tout le film, puis on a décidé à quel moment cette musique interviendrait. Oui, il y a beaucoup de cordes. La première indication que j’ai donnée à Bruno Coulais, ce sont les trompettes tibétaines dans les temples qui font des sons à la fois très apaisants et très angoissants. C’est très étrange. Je lui ai aussi parlé des conques d’Extrême-Orient dans lesquelles on souffle et qui font un son d’alarme organique, intérieur. Ces sons font un effet immédiatement physique qui renvoie aux entrailles. Je lui ai parlé aussi de notes tenues longtemps et répétées. À partir de là, il a commencé à me fabriquer des phrases musicales de ce genre-là, puis il a introduit le cymbalum. Je crois que c’est parce qu’il s’occupait de cet instrument à moment-là et qu’il s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire avec. Je trouvais ça très bien. Vous avez raison, c’est un film très vibratoire.
Le fait est que je n’étais pas du tout sûr de garder ces voix off et pendant un bon bout de temps, j’ai monté le film sans. A chaque fois, il manquait au film la dimension du conte et la dimension temporelle du récit. J’ai donc enregistré ces voix le premier jour de tournage avec l’idée de les faire redire par un acteur ou une actrice. Et puis, d’une certaine façon, il m’a semblé à tous égards légitime que ce soit moi qui dise ça. Même si le ton est très impersonnel, il renvoie au « je » qui raconte cette histoire. Du coup, il y a cette presque obligation de pudeur de la part du narrateur. Je tiens ça de la bonne vieille Marguerite. C’est vrai que Duras, quand elle lisait ses textes pour ses films, avait une voix très linéaire et décolorée, elle qui avait une voix si musicale. Cette voix off dans 3 Cœurs intervient succinctement et réintroduit du récit, du récit avoué, tandis que le reste du film a pour intention de trouver un présent pur : ce qui s’y passe a lieu ici et maintenant. C’est tout de même ça, l’idée des acteurs et de moi les filmant, c’est produire cette croyance que ce qu’on est train de voir se passe à l’instant. Cette voix nous sort de ce pur présent, mais presque tout de suite, par un effet vibratoire, elle élargit les choses à la dimension de ce qu’on raconte, de quelque chose qui s’est passé. C’est le temps qui est donc réintroduit et qui est la base même de la mélancolie. Il y a une phrase de Cioran que j’adorais dire quand j’étais petit : « Sans la mélancolie, même les rossignols se mettraient à roter » ! Il y a une mélancolie sous-jacente qui s’introduit dans le film quand cette voix off prend en charge le récit. Jusqu’à la toute fin avec ce faux happy end qui est le songe de quelqu’un qui voit brièvement, en fermant les yeux, ce qui aurait pu être. Aurait pu…, c’est le verbe même de la mélancolie.
Oui, je fais souvent ça dans mes films : des lieux très prosaïques, ordinaires, deviennent des espaces mentaux/sentimentaux des personnages et du film dans son entier. Le choix, en effet, des lieux est pour moi d’une extrême importance. Je définis avec l’opérateur la configuration profonde du film, son allure, son anatomie, par les lieux. Et pourtant, je n’ai aucun désir de construction de décors en studio. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait cette vie des lieux qui vient du fait que je les ai trouvés ou qu’ils m’ont trouvé. On se balade ici et là, on cherche, il y a une sorte de scoutisme des lieux, des gens sont payés pour trouver des décors et c’est passionnant, parce que c’est là qu’on voit le film venir.
Il y a une histoire que j’ai racontée à quelqu’un, à un moment où j’étais très malheureux, et cette personne m’a aidé à transcrire cette histoire. J’avais ce vœu d’une nuit amoureuse qui engage la vie entière d’un homme et une femme qui se retrouvent là par un hasard qui a toutes les allures d’une nécessité. Après, il fallait savoir ce que faisait ce type, comment les choses allaient se poursuivre, quel genre de film ça allait être, en l’occurrence, une situation mélodramatique qui tourne à la tragédie racinienne. Tout ça vient petit à petit.
C’est un film qui compte beaucoup pour moi, les deux versions du film d’ailleurs. J’ai toujours eu beaucoup de mal à choisir entre les deux versions du même Leo McCarey, même si je crois que je préfère la deuxième avec Cary Grant pour lequel j’ai une immense sympathie. Dès que le mot mélodrame a été prononcé, j’ai pensé à Elle et lui, au rendez-vous manqué, à la chance détournée et rompue, au plus grand bonheur qui devient le plus grand malheur. Il y a aussi un livre et un film auxquels j’ai encore plus pensé en racontant cette histoire, c’est Back Street. C’est un roman sublime, une vraie merveille, de même que le film qu’en a tiré John Stahl, qui est un grand metteur en scène et avec lequel je me sens des affinités réelles.
Il y a quelque chose dans ma façon de faire les films qui a changé, sûrement. J’aborde avec les acteurs ce qu’ils vont faire comme s’ils allaient chanter. Comme si la scène qu’on allait faire était à chanter. Dans 3 Cœurs, ce seraient plutôt des lieder.
Oui, c’est une voix qui passe par tout le corps, des pieds à la tête, le chant. Et dans 3 Cœurs, j’essaie, sans en faire une méthode, que les mots qui sont dits parcourent celui qui les dit de la tête aux pieds. Ce que m’a appris l’opéra, c’est à quelle incandescence d’expression on peut parvenir avec des livrets ou arguments qui, la plupart du temps, sont la connerie même. Alors, pour parvenir à obtenir ça au cinéma, il faut inventer un chant secret qu’on n’entend pas, mais qui est là derrière ce qui est dit ou non dit. Et ça, justement, John Stahl le faisait magnifiquement, mieux encore que Douglas Sirk. Au-delà des significations mises en jeu, il s’agit d’atteindre des jeux de forces d’intensité variable et plus ou moins manifestes. Mais bien sûr, c’est quelque chose dont on parle a posteriori, je ne pourrais pas parler aux acteurs comme je vous parle à vous, ils seraient complètement décontenancés et parasités par ce discours. Quand on aborde un film et des rôles, c’est à pas très légers, par intuition, par complicité, confiance, quelquefois par amour et souvent par amitié qu’on procède. On se crée entre soi, le temps du film, une intimité qui fait que les choses n’ont presque plus besoin de se dire. Si ça bloque, on sait faire un pas de côté tout de suite pour contourner l’obstacle, mais c’est très intuitif.