Le retour du cinéma soudanais

Entretien avec Amjad Abu Alala

À l’occasion de la sortie de Tu mourras à 20 ans, le réalisateur Amjad Abu Alala nous précise les intentions de son premier long-métrage et recommande quelques films africains à voir.

 
Votre film a obtenu le Lion du Futur - Meilleur Premier film au Festival de Venise 2019, ainsi que le Prix FIPRESCI aux Journées Internationales de Carthage 2019. Vous attendiez-vous à recevoir un accueil aussi positif de votre film ?

Oui, un peu. Deux ans avant le tournage en 2016, j’ai présenté mon scénario lors de sessions de workshops. Les gens l’adoraient et c’était un signe pour moi qu’il fallait le réaliser et qu’il rencontrerait le succès.

Copyrights : Amjad Abu Alala.
Une rumeur a circulé selon laquelle votre coscénariste, Yousef Ibrahim, narre en réalité son histoire personnelle. Est-ce exact ?

C’est parfaitement inexact. L’histoire est inspirée de ma lecture en 2016 de la nouvelle écrite par Hammour Ziada, intitulée Sleeping at the Foot of the Mountain.

Le film comporte-t-il tout de même une dimension autobiographique ?

Je suis né aux Émirats arabes unis. J’ai reçu une éducation ouverte sur le monde. Mais j’ai de la famille au Soudan qui réside dans un village tel que le décrit le film : conservateur, traditionaliste. J’ai injecté chez le protagoniste Muzamil ma propre peur de l’eau. Il devra la vaincre pour sortir du village peu à peu. Quant à Suleiman, son père de substitution, il a mon caractère : extraverti, sans crainte de sortir du village et du qu’en-dira-t-on. Lui ne s’est pas laissé enfermer avec ses voisins.

Tu mourras à 20 ans s'ouvre sur une prédiction mortifère : alors que le village s'est réuni pour fêter la naissance de Muzamil, l'imam crie qu'il mourra à vingt ans. Est-ce réellement une coutume au Soudan que de prédire l'année de la mort d’une personne ?

Je ne me suis pas posé la question de la représentativité. Oui, au Soudan, les hommes de foi et les prédicateurs – les holy men – peuvent faire des prophéties publiques. Mais je voulais surtout créer une scène dramatique, avec un enjeu fort comme dans les films hollywoodiens : Va-t-il mourir ? Ce qui est prédit est-il vrai ?

Muzamil mémorise le Coran par cœur. Est-ce une façon métaphorique de préparer son passage vers la mort ?

Muzamil suit les principes du Coran pour son après-vie, pour être prêt à la mort. Il respecte l’enseignement du Coran lui demandant d’être « pur », sans péché. Il lui faut donc ne pas avoir de vie sexuelle hors mariage, ne pas boire d’alcool, etc.

Le comportement des personnages féminins amuse par leur radicalité (la mère de Muzamil lui interdit d'aller à l'école, sa grand-mère lui prépare sa tombe...). Ces femmes font penser aux héroïnes de Pedro Almodovar. Connaissez-vous son œuvre ?

J’adore les films de Pedro Almodovar, mais ses personnages ne m’ont pas inspiré. À vrai dire, j’ai surtout pensé à ma propre mère et aux femmes soudanaises en général : des femmes de tête, fortes, hautes en couleur.

Une étrange séquence revient plusieurs fois dans le film : la mère de Muzamil écrit sur les murs de sa maison les jours restant à vivre à son fils. Il est difficile de mettre un mot sur l'effet décrit. Nous sommes autant dans la fable, la farce que la tragédie. Que voulez-vous exprimer exactement ?

J’ai pensé aux tombes des momies égyptiennes dans l’écriture de ces scènes. Le corps y est placé dans une pièce aux murs remplis de dessins, inscriptions, hiéroglyphes. En marquant les jours, la mère de Muzamil crée un décor évoquant la vie de son fils pour le futur. Elle fait son sanctuaire, sa propre chambre mortuaire.  

La musique du film, toute en violons, donne à l'ensemble une atmosphère raffinée, à la fois émotionnelle et ancrée dans la culture africaine. Comment êtes-vous parvenu à un tel résultat ?

J’ai fait appel au compositeur Amine Bouhafa. J’avais remarqué son travail dans le film Timbuktu (Abderrahmane Sissako, 2014), pour lequel il a reçu en 2015 le César de la meilleure musique originale. Je suis heureux qu’il ait accepté de composer la musique de mon film. Il a un grand talent pour amener une dimension universelle à la musique arabe.

De 1989 à 2019, Omar El Béchir gouvernait le Soudan en dictateur. Il a imposé une censure des œuvres et les cinémas ont fermé. La production filmique a également été empêchée. Avant qu'il ne soit au pouvoir, quels films les Soudanais pouvaient-ils visionner ?

Avant 1989, j’étais jeune, mais je me souviens qu’on parlait d’un âge d’or du cinéma soudanais. Le pays était communiste, libre. Il y avait beaucoup de réalisateurs locaux et une grande culture du documentaire.

Depuis que votre film et le documentaire Talking About Trees (Suhaib Gasmelbari, 2019) sont sortis, beaucoup évoquent une avant-garde du cinéma soudanais. Cette expression vous convient-elle ?

Le terme avant-garde me plaît, mais je parlerais plutôt de « révolution nouvelle ». J’ai pu réaliser mon film juste avant la chute d’Omar El Béchir. J’y parle de religion et j’ai pu quand même le mener à bien, bien sûr sans l’influence du gouvernement. Le documentaire Talking About Trees montre bien, quant à lui, l’importance de la diffusion : en ayant fermé les salles de cinéma, on a empêché la diffusion des films, donc leur développement et leur financement. 

Avez-vous un film soudanais à nous conseiller ?

Oui, il s’agit d’un film humoristique réalisé par Hajooj Kuka en 2018, intitulé Akasha. C’est un subtil mélange de documentaire et de fiction.

Avez-vous un film africain à nous conseiller ?

J’en ai plein ! J’aime les films de tous les continents, vous savez. Mais je vous conseillerais plus spécifiquement de voir le film sénégalais Félicité d’Alain Gomis. Il a reçu le Grand Prix du Jury à Berlin en 2017.