Avec son quatrième long-métrage, Revoir Paris (lire ici notre chant d’amour), Alice Winocour, entourée de talentueux techniciens et comédiens – Virginie Efira et Benoît Magimel en tête – signe une œuvre d’une grande sensibilité sur la reconquête de soi et du monde après un traumatisme. Conversation autour du processus d’écriture animé par l’inconscient, des visages et corps de ses acteurs et du travail d’équipe.
L’idée était d’atteindre une forme d’épure. On a beaucoup réfléchi à la coiffure de Virginie Efira pour aller dans le sens de ce que vous dites. Elle ne porte aucun maquillage dans ce film, pas même de mascara, et ses cheveux sont tirés en arrière afin qu’elle soit à nu et qu’on puisse lire ses émotions sur son visage. Cela induisait une interprétation dépouillée, qui passe par le regard, par des yeux qui semblent regarder ailleurs, comme reliés à un autre monde. Pour Augustine, mon premier long-métrage, je me rappelle avoir travaillé avec une chorégraphe pour mettre en scène les crises d’hystérie du personnage. Les mains de Soko étaient reliées à des poulies qui agitaient son corps dans tous les sens comme une marionnette, et la chorégraphe m’avait rendue attentive à ses yeux, m’expliquant qu’ils ne pouvaient pas être trop présents quand le corps est pris de mouvements convulsifs. On voit tout dans les yeux de quelqu’un, et là, il nous fallait lire dans ceux de Mia qui avance dans les limbes, dans un monde parallèle où elle perçoit des fantômes. Il fallait que son regard soit traversé par autre chose que ce que les autres perçoivent, comme si elle était spectatrice de sa mémoire.
Peut-être. Pour moi, tout personnage de cinéma est une surface de réflexion pour le spectateur. Mia, nous l’avons pensée comme un fantôme, comme un ange. Je pensais beaucoup aux Ailes du désir de Wim Wenders, à ce personnage qui ne saigne plus. Mia n’a qu’une tenue dans le film, elle ne porte pas de sac ; sa veste en cuir, qu’elle ne quitte pas, est comme une armure. L’enjeu du film est ensuite de tracer son chemin vers la reconstruction, vers ce moment où son visage se réanime, où le sang coule à nouveau dans ses veines et où elle peut se reconnecter. Revoir Paris est l’histoire de sa déconnexion, puis de sa reconnexion au monde.
Il y a beaucoup de choses que je fais inconsciemment sans me poser trop de questions. Mes films partent toujours de ce que je vis intimement, de ce qui m’habite au moment où je les écris. Mais plus ce que je raconte est intime, plus j’ai besoin de le projeter dans un monde qui m’est lointain et qui m’éloigne de l’autobiographie. Cela engendre aussi de ma part une fascination pour des mondes que je découvre. Ceux que j’ai découverts en écrivant Augustine ou Proxima sont comme des boîtes de Pandore. Dans Maryland, je me suis aussi projetée sur le personnage masculin, étant moi-même concernée par un syndrome post-traumatique. J’avais fait tout un travail d’enquête sur les soldats qui rentraient d’Afghanistan et ce travail ensuite s’est imbriqué à l’écriture dans ma propre intimité. C’est paradoxal, car je n’ai aucune limite relative au milieu dans lequel se passent mes histoires. Plus c’est lointain, plus cela résonne parfois pour moi.
Benoît Magimel est lui-même habité par la question du corps. Il s’est beaucoup exprimé sur ses problèmes d’addiction et les efforts qu’il a faits pour en sortir. Il n’avait pas besoin de composer beaucoup pour faire sentir ce corps meurtri. Benoît a beaucoup nourri son personnage de ce qu’il est lui aussi et cela le rend touchant. Avec chaque acteur, j’ai essayé de capter la fragilité et l’humanité qu’ils portent en eux.
On a carrément reproduit la chambre de Crash, en fait. J’ai aussi repensé à l’exosquelette que porte Eva Green dans Proxima. Les corps différents m’intéressent, et je suis fascinée par la mémoire du corps, par les traces qui s’y inscrivent. En outre, je trouve cela très cinématographique. Le cinéma permet d’exprimer cette mémoire. C’est sans doute aussi pourquoi je suis attirée par des acteurs très charnels, qui dégagent une certaine sauvagerie, comme Soko, Vincent Lindon ou Matthias Schoenaerts. Leurs personnages dans mes films sont comme dépassés par leur propre corps. Charcot, par exemple, était dépassé par ses pulsions sexuelles pour cette jeune fille. Dans Maryland, ce qui rend aussi dur le traumatisme du personnage est le fait qu’il est habitué, comme tous les soldats, à ce que son corps lui obéisse. Son corps lui échappe et cela est très violent pour lui. Dans Proxima, Sarah prépare son corps à quitter la terre et d’une certaine façon à muter pour devenir un être spatial. Elle essaye de préparer son corps à cette mutation. Dans Revoir Paris, Mia est un fantôme qui tente de se réincarner à nouveau. Et moi, dans ma vie quotidienne, je suis en permanence rattrapée par mon corps. J’exprime toutes mes émotions physiquement. Mon corps me parle en permanence. Cette question est donc centrale pour moi.
Pour moi, ce moment où Mia retrouve la main de celui qui a tenu la sienne le soir des attentats est le moment où elle rebascule dans la vie. Ces mains la rattachent à l’humanité. De la même manière, la scène d’amour avec Thomas me touche beaucoup, car Mia et lui découvrent leurs corps comme deux adolescents et éprouvent à nouveau des sensations. Car après le traumatisme, il leur faut réapprendre à vivre et à réhabiter leur corps.
C’est vrai. Je réalise à quel point je fais des films en étant guidée par mon inconscient. C’est le personnage qui m’a guidée vers ce cheminement. Le processus créatif est quelque chose de très étrange. Lorsqu’on me demande quelle scène j’ai aimé filmer, je réfère souvent à celle où Soko et Vincent Lindon jouent avec un singe dans Augustine, car c’est le singe qui a dirigé toute la mécanique de l’action. C’est ainsi que je conçois mon cinéma : en étant guidée par les forces inconscientes qui échappent à ma propre compréhension. Il m’est donc délicat d’analyser mes propres films.
Jean-Pierre Duret, mon ingénieur du son, comme mon chef-opérateur Stéphane Fontaine, sont des gens avec lesquels je n’avais jamais travaillé. Ce n’était pas un projet simple, car nous tournions dans Paris et je ne voulais pas bloquer les rues. Je souhaitais qu’on sente la ville grouiller de monde. C’était important pour montrer un Paris vivant, mais cela était très contraignant pour l’équipe de mise en scène et pour mes acteurs.
Jean-Pierre Duret a beaucoup travaillé avec les frères Dardenne et a réalisé des documentaires, il prête donc une attention particulière aux voix, à leur beauté et à leurs accidents. Il est très perfectionniste et enregistre absolument tout. Les sons pour moi sont très importants, d’autant plus que je suis aveugle d’un œil, de naissance. Ils me viennent parfois avant les images et j’y travaille avant le découpage. Sur ce film, sachant que le son était prépondérant, nous avons fait beaucoup de réunions avec la post-production. Dans certaines séquences, le son arrive avant l’image et engendre une réminiscence, comme celui de la pluie, que Mia entend quand elle est sur son lit et qui amène les images de la nuit de l’attentat.
Quant aux voix de mes acteurs, nous ne les avons pas travaillées particulièrement.
Je travaille toujours avec un moodboard (un cahier d’inspiration, NDLR) et des références visuelles très variées. Stéphane a remarqué que dans chaque image, le chaud et le froid cohabitaient. Cela nous a guidés pour les images du film qui, elles aussi, comportent ces jeux de contrastes, qui évoquent le monde des morts et celui des vivants réunis.
L’idée était d’évoquer la musique des limbes. J’aime beaucoup le travail d’Anna, qui mêle l’orgue et le drone, ce qui donne des accents métalliques et contemporains à sa musique et un côté gothique que j’apprécie. Le romantisme noir m’inspire depuis Augustine, et mon prochain film sera, d’ailleurs, un film d’horreur aux accents gothico-fantastiques.
C’est presque une règle qui se vérifie à chaque fois : les perceptions au tournage sont trompeuses. Il opère parfois une illusion collective. Ce qui nous semble génial sur le plateau ne l’est en définitive pas tant que ça. J’aime bien faire plusieurs prises avec des variations pour pouvoir composer les choses ensuite au montage. C’est là qu’on trouve la justesse.
L’histoire de mon frère fait partie intégrante de ce film. À chaque scène, je le sentais sur mon épaule. Je pensais à lui, et à mon grand-père, qui était aussi un survivant et dont je sentais la présence.
Très speed, car nous avions beaucoup de décors et de scènes, dont celle de l’attentat dans le restaurant, que nous tournions en studio. C’est une scène que j’avais beaucoup préparée, car je sais qu’un attentat est irreprésentable. Ce questionnement a conditionné la forme du film, le fait qu’il lorgne du côté du fantastique, du lyrisme. Il me fallait aussi représenter le trou noir, cette absence de représentation précisément. Car un attentat est un trou noir qui aspire la lumière. Ce choc d’être soudain projeté dans une scène de guerre alors qu’on est dans un restaurant à Paris est quelque chose que je voulais faire éprouver au spectateur. Je ne cherchais pas à faire une scène d’action, mais à montrer ce basculement qui se fait en une seconde. Nous avions storyboardé cette scène en veillant à ne pas représenter les terroristes pour ne stigmatiser personne et pour se tenir au point de vue de la victime, qui ne voit presque rien. Comme nous l’avions beaucoup pensée en amont, cette scène fut moins terrible à tourner que d’autres, comme celle des fleurs qu’on enlève place de la République. Là, nous étions sur le lieu où les hommages aux victimes avaient été réellement rendus. C’est à la fois très violent et brutal d’enlever ces fleurs, et beau, car c’est la vie qui reprend.
Pour moi, c’est quelque chose qui échappe à la règle et à notre monde très normé.
Entre le procès des attentats et le fait que mon frère en était rescapé, j’avais pas mal de charge sur les épaules sur ce film et ne pouvais me permettre d’éprouver la légèreté qui accompagne souvent les moments de grâce.