C’est une trilogie autobiographique unique en son genre. En 2013, l’artiste total (cinéaste, poète, écrivain, scénariste de BD, dessinateur, marionnettiste, mime, maître du tarot et « psychomage »), Alejandro Jodorowsky fit de son enfance dans le petit village de Tocopilla au Chili, où il fut élevé par un père communiste brutal et autoritaire et une mère défaillante qui se rêvait cantatrice, le terreau d’un premier volet cinématographique foisonnant d’inventivité. Trois ans plus tard, Poesia sin fin poursuivait le récit, à Santiago cette fois, où, adolescent, Alejandro se révélait artiste au contact de personnages hauts en couleur.
Loin d’être de simples évocations rétrospectives, ces deux volets amorçaient un travail psychomagique de guérison à la fois pour leur auteur et pour les spectateurs désireux d’entrer dans cette danse où le réel et l’imaginaire se fondent l’un dans l’autre.
Ces deux films merveilleusement vivants s’ouvraient sur une suite… qui prend aujourd’hui une forme inédite : un livre-cinéma, récit à la forme proche du scénario qui retrace les épisodes les plus marquants de la vie d’Alejandro Jodorowsky, la maturité atteinte, au Mexique, au Pérou et à Paris, et ses rencontres transformatrices avec le maître zen japonais Ejo Takata, la guérisseuse mexicaine Pachita, André Breton, Marcel Marceau, Georges Gurdjieff, Leonora Carrington et quelques autres. Ces scènes, toutes véridiques, sont illustrées de photographies en noir et blanc, qui scandent et aèrent la lecture, et lui offrent un ancrage visuel fort, ainsi que de deux belles illustrations de pascALEjandro (nom de l’artiste créé par Alejandro et son épouse et collaboratrice, la peintre Pascale Montandon-Jodorowsky). Une forme narrative qui implique la pleine présence du lecteur-spectateur, invité à mettre son imagination en mouvement pour cheminer tout au long de cette extraordinaire voyage dépouillé de tout artifice, et à se figurer lui-même les images, les sons et les voix des protagonistes. Jusqu’au point culminant : une lettre signée par la mère d’Alejandro Jodorowsky, dont on ne dira rien si ce n’est qu’elle est bouleversante et libératrice.
À 95 ans aujourd’hui, l’auteur de La Montagne sacrée a tous les âges. Il est surtout un être profondément intègre, libre, et aimé. Avec ce coffret généreux et précieux, il offre un trésor : des clés pour naviguer dans son œuvre protéiforme comme dans sa propre existence par effet-miroir. Surtout, il vient raconter comment un enfant privé de l’affection de ses parents a pu, malgré tout, transcender ses souffrances, avoir foi dans son imaginaire, dans l’amour véritable, devenir lui-même, et faire de l’assertion gaullienne « la vieillesse est un naufrage » une contre-vérité. Avec Voyage essentiel, il tourne une page et ouvre un nouveau chapitre de son existence. Nous voici conviés à en célébrer le scintillant tournant.
Anne-Claire Cieutat
Jeudi 19 décembre à 20 heures, Alejandro Jodorowsky présentera son Voyage essentiel au Grand Rex à Paris.
Le coffret Voyage essentiel sera en vente en exclusivité à la FNAC dans une édition collector à partir du 25 novembre 2024, puis dans toutes librairies à partir de mars 2025, en collaboration avec Actes Sud.
Entretien avec Alejandro Jodorowsky (accompagné par Pascale Montandon-Jodorowsky)
Alejandro Jodorowsky : Beaucoup de créations n’aboutissent pas, surtout lorsqu’on ne fait pas, comme moi, d’œuvre commerciale et qu’on cherche à s’exprimer spirituellement. Chaque art a ses exigences. On fait donc du mieux qu’on peut. Tout ce que j’ai fait au cinéma relève de l’autobiographie, même si, au commencement, je déguisais cette dimension par des histoires. Mais, dans tout mon cinéma, on trouve l’expression de mon individualité. Mes douze films forment une totalité. Pour tourner La voz eterna, il m’aurait fallu trois ou quatre millions et je ne les avais pas. Mais j’ai eu une révélation : en faisant un livre-cinéma, je me libère des acteurs et producteurs et peux faire ce que je veux. Ma liberté m’a permis de me révéler.
Tout, dans le cinéma, est artificiel. Les acteurs jouent, les couleurs ne correspondent pas à la réalité, les décors sont faux, tout est une approximation artistique. Pour raconter la troisième partie de mon autobiographie, je cherchais quelque chose de réel. J’avais besoin de vrais personnages, c’est pourquoi, dans ce livre-cinéma vous trouvez des photos des gens dont je parle : mes parents, André Breton, Georges Gurdjieff, Ejo Takata, Leonora Carrington… Tous sont morts, mais ils sont là. Je ne raconte pas une histoire comme dans un livre. Les personnages n’ont pas besoin d’interagir. J’ai construit mon récit en plaçant des perles espacées sur un fil : ce sont une dizaine de petites histoires, qui ne se touchent pas et forment des mondes différents.
Alejandro Jodorowsky : Ce sont les plus forts de ma vie. La danza de la realidad raconte mon enfance avec mes parents à Tocopilla, un village ouvrier au Chili. J’ai appris à lire à quatre ans, j’étais un enfant solitaire, né de parents juifs qui avaient fui les pogroms en Ukraine. Dans Poesia sin fin, je reviens sur la période qui court de mes dix à mes vingt-quatre ans. Puis, dans La voz eterna, je raconte les années où j’ai rencontré André Breton et les surréalistes, Marcel Marceau, Leonora Carrington et quelques autres. À dix-sept ans, j’ai créé ma compagnie de théâtre. Je m’étais mis à pratiquer la pantomime sans savoir que cela existait et quand j’ai appris qui était Marcel Marceau, j’ai voulu le rencontrer. J’ai quitté mon père, ma mère et ma sœur – je ne les ai jamais revus – et suis venu à Paris. Je voulais devenir artiste de tous les arts. J’écrivais de la poésie, des contes…. Je reviens donc sur des rencontres déterminantes de ce point de vue : Marceau était acteur ; Breton, écrivain ; Leonora Carrington, peintre, etc. Ces figures m’ont permis de me réaliser. À chaque rencontre, sa richesse : c’était comme si je récoltais une perle à chaque fois. La guérisseuse mexicaine Pachita, par exemple, qui produisait des miracles incroyables, m’a dit, un jour, en plaçant les mains ainsi (voir photo ci-dessous) : « Prends ce cadeau ! ». Entre ses mains, quelque chose brillait : c’était un triangle d’or avec un œil au milieu. Comme elle me le donnait, je l’ai pris et gardé.
Alejandro Jodorowsky : Un jour, Pachita, qui obéissait à son inconscient, m’a dit : « Où est ta mère ? ». Je lui ai dit que je l’avais quittée à vingt-quatre ans, que je ne l’avais jamais revue et qu’elle était morte et enterrée à Lima, au Pérou. « Il faut que tu la revoies. Va la trouver, à minuit, et aie une conversation avec elle ! », m’a-t-elle répondu. Je suis donc parti et arrivé en pleine nuit au cimetière juif de Lima. Pachita m’avait donné un flacon d’un liquide à avaler devant la tombe de ma mère. J’ignore ce qu’il contenait, mais après l’avoir bu, je suis rentré en transe, ai eu une hallucination et j’ai vu apparaître le fantôme de ma mère. J’ai ainsi pu lui parler. Je réalise que j’ai écrit La voz eterna pour raconter à quel point j’ai cherché ma mère et comment j’ai fini par la retrouver et lui dire merci pour ce qu’elle avait fait pour moi. La terreur ressentie face à ce tombeau a ouvert ma créativité. L’inconscient nous donne les moyens de changer nos vies !
Alejandro Jodorowsky : C’est une aventure vitale. Je raconte comment j’ai fabriqué un collier de perles, comment je chemine vers ma vérité et suis devenu moi-même. Dans La danza de la realidad et Poesia sin fin, tout est vrai sur le plan de la signification, mais tout est faux, car ce sont des films. Dans La voz eterna, tout ce que je dis est réel, je l’ai vécu. C’est pour ça que c’est important pour moi. Je raconte des faits de la manière la plus simple, exacte et courte possible. Mais, fort de ce récit, le spectateur peut revoir les deux premiers volets et percevoir le réel sous l’artifice.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Ces images sont venues comme l’ensemble de l’œuvre. Alejandro dit qu’il ouvre de plus en plus la porte de son inconscient au point qu’il n’y a aujourd’hui plus de frontière entre son conscient et son inconscient, entre sa mémoire, le rêve et la réalité. Au réveil, il est capable de vous parler alors qu’il est encore en train de rêver. C’est aussi comme ça qu’il travaille. Il peut avancer sur les deux plans à la fois. Il dit que « Le rêve a la même valeur que la réalité » et l’applique réellement. Lorsqu’il raconte et filme ses souvenirs, il ne ment pas, mais lorsqu’il revisite sa mémoire et la remet en couleurs, cela vient se superposer à ce qu’il a vécu et a autant de valeur.
Ces images que nous faisons ensemble, puisqu’Alejandro dessine et que je mets ses dessins en couleurs, aucun de nous deux ne pourrait les faire seul. pascALEjandro est la fusion de nous deux. Ici, il s’agissait d’illustrer une œuvre d’Alejandro dans laquelle il raconte son histoire. C’est toujours lui qui pense l’image et les symboles qu’il veut voir apparaître en premier.
Le soleil, dans le Tarot, est l’archétype du père. C’est, dans les deux premiers volets, la confrontation à son père qui mène au pardon. Et c’est Alejandro qui fait face à cette figure pour pouvoir la traverser et la dépasser.
La lune, dans le Tarot, est l’archétype de la mère et c’est Alejandro qui va à la rencontre de cette figure maternelle.
Nous avons dessiné ces images ensemble. Alejandro avait besoin que je l’accompagne dans le dessin. Quant aux couleurs, le violet est important pour Alejandro. C’est la couleur spirituelle, mystique, par excellence ; c’est celle de son costume dans la dernière scène de Poesia sin fin ; c’est une couleur d’équilibre, la rencontre du chaud et du froid. C’est celle qu’Alejandro et moi avons choisie pour le figurer lorsqu’il fait face au jaune éclatant du soleil.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Alejandro y tenait pour créer une intemporalité et une forme épurée. Il y a une photo par personnage, ce qui permet d’aller à l’essentiel et de situer la présence de chacun. Tous sont morts et appartiennent à l’histoire d’Alejandro. Les lieux, eux aussi, sont en noir et blanc pour obtenir une unité générale. Cela contraste aussi avec la profusion de couleurs flamboyantes des deux premiers volets.
Alejandro Jodorowsky : Dans cette trilogie, on chemine de l’art vers la réalité pour retourner vers l’art. Les couleurs relèvent de la conscience et le noir et blanc, de l’inconscient.