Le fil du temps

Balade au cœur de plans-séquences

Raconter une histoire sans rompre le fil du temps ni la sensation de l’espace : tous les grands réalisateurs ont rêvé d’un film fait d’un seul tenant, un seul plan qui engloberait, sans tricher, ni refaire, ni monter, le jeu des acteurs, leurs mots et leurs gestes, la lumière et l’espace, la durée et le rythme. Ce mois-ci, Alejandro Gonzales Iñarritu donne, avec Birdman, cette illusion d’optique : une histoire d’acteur en quête de rédemption, de reconnaissance et d’amour, qui court sur une quinzaine de plans, dont certains «ravaudages» sont à peine visibles. À ce jour, seuls deux films ont VRAIMENT été réalisés en un seul plan-séquence, grâce au numérique : L’Arche Russe d’Alexandre Sokourov (2002) et Ana Arabia de Amos Gitaï (2013). Du temps d’Alfred Hitchcock, qui le premier tenta l’aventure avec La Corde (1948), l’exercice était bordé par les contraintes techniques : une bobine de 35 mm ne pouvant excéder dix minutes. Bulle et monde en soi, le plan-séquence est un laps de temps à part, entre exercice de style et morceau de bravoure, affirmation d’un savoir-faire et magie incarnée du cinéma. Voyage à travers quelques moments remarquables…


Le plus célèbre

Sans nul doute, le plan d’ouverture de La Soif du mal d’Orson Welles (1958). Quatre minutes et dix secondes, en noir et blanc, qui passent d’une bombe en gros plan à un baiser interrompu (off) par l’explosion. Travelling, mouvement de grue, ballet impeccable des figurants qui traversent la route, tandis que la voiture dans laquelle l’engin explosif a été déposé longe, devance, est dépassée par un couple (Charlton Heston et Janet Leigh) marchant vers la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Leur conversation avec le préposé révèle sa profession à lui (policier, il poursuit les dealers), la mixité de leur couple. La tension est palpable, elle ne fera que monter. « Je refuse toujours les compliments sur cette ouverture de La Soif du mal, parce qu’on voit immédiatement que le réalisateur fait « un beau plan », confie Welles à Bogdanovich dans Moi, Orson Welles (Belfond, 1993). Et je trouve que les « beaux plans » feraient bien d’avoir un peu de pudeur. Mais c’est dans la nature des choses, il fallait que cela se voie, car cela raconte l’histoire. Il n’y avait aucun moyen de ne pas faire un plan de virtuose ostentatoire. Mais je préfère ceux qui se dissimulent un peu…» Exemple ? Quarante minutes plus tard, un plan étouffant de cinq minutes vingt, au cours desquelles l’appartement d’un suspect est envahi par la police.

Quelques années plus tôt, l’un des premiers plans de Citizen Kane : la transaction signée par la mère du jeune Charlie avec un banquier, sous l’œil apparemment réprobateur du père, tandis que l’enfant joue dehors en poussant des cris joyeux… Sublime.


Le plus citationnel

En 1992, Robert Altman réalise The Player, un pamphlet noir et joyeux sur le cinéma hollywoodien. Il le débute sur un plan spectaculaire embrassant la ruche d’un studio, le bal des arrivées et départs, les allées et venues, à l’extérieur et à l’intérieur du bureau, du producteur incarné par Tim Robbins, la chute d’un coursier qui permet de faire un gros plan sur une carte postale d’insulte, qui finira entre les mains du producteur visé. On est clairement au cinéma, puisque les premiers mots du film sont « silence sur le plateau », puis « moteur », tandis qu’un clap indiquant « The Player », ainsi que les noms du réalisateur et du chef-opérateur, est actionné devant une peinture murale représentant Cecil B. DeMille dirigeant Gloria Swanson (dans Male & Female). La Soif du mal est cité (ainsi que La Corde) par un personnage dont le père a travaillé avec tous les grands « anciens » : mise en abyme, en référence au plan-séquence en train d’advenir. Dans ces sept minutes et cinquante secondes se déploient les luttes de pouvoir et les alliances, la routine du quotidien (« pitcher » un film) et la vanité de cet univers impitoyable. Si le plan est « ostentatoire », pour reprendre le mot de Welles, c’est que ce monde l’est, et que le reste du film traite (en des plans toujours très longs et fluides) du vrai et du faux.


Le plus spectaculaire

Dans Breaking News de Johnnie To (2004), le plan inaugural est époustouflant ; il met en place des truands et des flics en planque autour de leur repaire, multiplie les panoramiques, et les difficultés : un journal qui s’envole d’un toit pour atterrir sur le pare-brise de la voiture des policiers, un véhicule qui recule, tandis que des policiers en tenue viennent verbaliser, une fusillade qui éclate et pétarade dans tous les sens avant une explosion au lance-roquettes, qui clôt les huit minutes. Tous les tenants et aboutissants de ce film, qui raconte comment la police utilise la télévision pour redorer son blason, sont ici mis en place : le fait de ne jamais couper l’action est d’autant plus fort qu’ensuite, l’utilisation de l’image et du montage, de ce qu’on montre ou non et pourquoi, seront au cœur de l’intrigue.


Le plus spectaculaire (bis)

Dans le cinéma d’action, les plans-séquences sont peu courants. Trop complexes, ils réclament des effets spéciaux et trucages, qui nécessitent du montage souvent très cut. Pas Les Fils de l’homme de Alfonso Cuaron (2006). Outre un plan d’ouverture qui se termine par une explosion dans un café, ce film dont le chef-opérateur Emmanuel Lubezki est aussi celui de Birdman, joue cette carte une deuxième fois, pour installer une tension impressionnante. C’est à bord d’une voiture contenant cinq personnes que se situe ce plan-séquence : discussion joyeuse, jeu amusant entre Theo et Julian (Clive Owen et Julianne Moore) qui consiste à se lancer une balle de ping-pong d’une bouche à l’autre. Respiration avant l’attaque, dans le même mouvement, des rebelles qui surgissent de partout, après avoir bloqué la route grâce à un véhicule en flammes, des passagers d’une moto qui tirent sur le pare-brise, atteignant Julian avant de se renverser suite à un coup de portière, sang, bris de glace, demi-tour, puis arrêt suite à l’injonction de deux policiers abattus par le conducteur et redémarrage de la voiture qui file au loin… Il y a sans doute deux raccords invisibles dans le pare-brise, mais le choc et la stupeur qui émanent de ce ballet mortel dans et hors de l’habitacle sont bel et bien ceux escomptés.


Le plus musical

Otto Preminger a réalisé quelques-uns des plus beaux plans-séquences de l’histoire du cinéma, dans Bunny Lake a disparu ou Laura, pour ne citer que ces deux-là. Toujours élégants, jamais m’as-tu-vu, ces plans sont beaux, car leur logique interne est leur raison d’être. Dans Carmen Jones (1954, longtemps interdit), cette magnifique version revisitée de l’opéra de Bizet, et située durant la Seconde Guerre mondiale avec des personnages noirs, il offre – fait assez rare dans la comédie musicale – des chansons quasi en continu (une seule coupe en 4 minutes), où le jeu des corps et des regards alliés à la partition envoûtent et subjuguent. « Love is a baby that grows up wild… » Et cet amour, cet « oiseau rebelle » ici « bébé sauvage », on le voit naître et grandir sous nos yeux ébahis et enchantés.


 Le plus magique

Film de propagande communiste, Soy Cuba de Mikhail Kalatozov (1964) est d’une beauté cinématographique impressionnante. En trois segments et trois histoires, dont chacune est constituée de longs plans-séquences qui disent la lenteur et la pauvreté, ou au contraire la fébrilité consumériste apportée par les riches touristes étrangers (parmi lesquels notre Jean Bouise), qui viennent acheter des filles, leur temps, leur pureté et même la croix que l’une d’elle porte autour du cou… On pourrait ne citer que la puissance troublante des scènes de la boîte de nuit, mais le film entier est hanté, subjuguant et magique.


 Le plus bavard

Lorsque deux personnes parlent pendant plusieurs minutes sans interruption, on aurait tendance à décréter « voici du théâtre filmé ». Deux contre-exemples splendides. D’abord, la rencontre entre une jeune femme noire et sa mère biologique, blanche, dans Secrets et mensonges de Mike Leigh (1996). Elles sont côte à côte dans un café, la caméra fixe est face à elles. Nous les regardons donc échanger, la seconde persuadée que la première se trompe, qu’elle ne peut pas être sa mère, puisqu’elle n’a jamais eu de relation avec un Noir… Jusqu’au moment où le souvenir lui revient, larmes, puis rire, et larmes encore. Un moment d’actrices époustouflant pour une révélation qui ne peut qu’être captée dans son intégrité, son intégralité. En 2008, dans Hunger, son premier long-métrage, l’artiste anglais Steve Mc Queen joue des corps et du silence, des cris et des coups se réverbérant sur les murs de la prison, jusqu’au moment où la parole s’incarne en un plan fixe de quinze minutes (ensuite découpé), où Bobby Sands et le père Moran (Michael Fassbender et Liam Cunningham) se font face pour opposer leurs visions de la vie et de la mort, du sacrifice et de la liberté.


 Le plus récent

L’ouverture de Papa ou Maman, premier long-métrage de Martin Bourboulon (écrit par Mathieu Delaporte et Alexandre de la Patellière) est un plan-séquence situé lors du réveillon de l’an 2000 : Florence et Vincent, étudiants et amoureux, se querellent de la chambre où ce dernier travaillait, au grand dam de la seconde décidée à s’amuser, à une salle où danse une foule au moment du décompte de minuit, en passant par un dédale de couloirs. À la bande-son, Modern Love de David Bowie (décidément toujours très prisé par les BO, voir Bande à part n°18), est le contrepoint énergétique de cette séquence endiablée, destinée à montrer que la passion entre les deux protagonistes n’est pas exempte de dégâts collatéraux. Ce que le reste du film va mettre en images dans un récit prenant place de nos jours, quinze ans plus tard, avec des protagonistes adultes qui retrouvent les fracas de leur jeunesse.