Côté Quinzaine

2015

Ce fut une édition d’une très belle tenue, nourrie par une sélection riche et contrastée, sous la houlette d’Edouard Waintrop, délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs depuis 2012, et de son équipe enthousiaste.


 

Il y a d’abord la salle, celle du Théâtre Croisette. Ses sièges bordés de bois, son acoustique étudiée : c’est un espace chaleureux où est admis le public, aux côtés des professionnels du cinéma, dix jours durant. Il y a, aussi, la voix d’Edouard Waintrop, grave, timbrée, qui vient présenter les films et accueille sur scène les équipes en fin de séance. La Quinzaine des Réalisateurs est, grâce à lui, redevenue un lieu convivial et décontracté où l’on vient découvrir des films du monde entier sélectionnés avec exigence, dans la mouvance du travail initié en son temps par Pierre-Henri Deleau.

C’est une variation en noir et blanc somptueux qui donna le coup d’envoi : Philippe Garrel déclara, goguenard, « ouverte la Quinzaine des râleurs » avec L’Ombre des femmes (sorti le 27 mai), chassé-croisé amoureux qui met en scène un documentariste (Stanislas Merhar) épris de deux femmes (Clotilde Courau et Lena Paugam). La mélancolie et l’élan jouent des coudes dans cette histoire de déchirement, dont le final en forme de réconciliation vibre et ravit.

L'ombre des femmes de Philippe Garrel

Arnaud Desplechin et son magnifique Trois souvenirs de ma jeunesse (sorti le 20 mai, voir Bande à part #24) lui emboîta le pas et fut chaleureusement accueilli par l’assemblée, avant de céder la place au Tout Nouveau Testament du Belge Jaco van Dormael (sortie indéterminée), grand délire poétique qui place Benoît Poelvoorde dans le rôle de Dieu et Yolande Moreau dans celui de son épouse. Que deviendrait le monde si chaque individu connaissait la date de son décès ? C’est la riche idée de ce scénario loufoque qui déclencha les fous rires d’un public acquis à sa cause.

Le Tout Nouveau Testament de Jaco van Dormael

Autre excellent scénario, celui des Cowboys, premier long-métrage de Thomas Bidegain (en salle le 25 novembre), qui met en scène un père de famille fan de culture country (l’émouvant François Damiens) parti à la recherche de sa fille disparue subitement. Haletant, sensible, touchant, le film affiche une belle densité, un fort sens du récit et des comédiens admirables.

Elles sont cinq sœurs et sont tenues recluses par leurs parents dans la maison familiale, de peur qu’elles perdent leur virginité : Mustang, film turc de Deniz Gamze Ergüven (en salle le 17 juin), fut l’un des grands temps forts de ce festival, toutes sections confondues. Drôle et dramatique, délicat et tonique, Mustang avance tambour battant et séduit à tous points de vue.

Mustang de Deniz Gamze Ergüven

Côté français, Fatima de Philippe Faucon (en salle le 7 octobre) est aussi l’un des plus beaux films de l’édition 2015. On y suit le quotidien d’une mère de famille d’origine marocaine, femme de ménage qui maîtrise mal le français et se met à écrire un journal en arabe à la faveur d’un arrêt de travail. Dialogues ciselés, comédiennes épatantes, Fatima trouve le juste équilibre entre drame et comédie et ne cède jamais aux clichés relatifs à l’immigration.

À sa façon, A Perfect Day (sortie indéterminée), de Fernando León de Aranoa , navigue, lui aussi, entre drame et comédie pour évoquer le travail des humanitaires en zone de conflit. Le réalisateur des Lundis au soleil n’hésite pas à passer en force pour nous faire accepter sa farce très noire. Si on peut être réticent face à l’abus de plans aériens et à la surabondance de morceaux de rock pour dynamiser la mise en scène, on saura reconnaître au cinéaste la capacité à trouver souvent le ton juste pour évoquer un sujet difficile.

À regarder de près le pitch de Green Room (sortie indéterminée), à base de jeunes punks confrontés à de méchants néonazis, on serait tenté d’affirmer que le nouvel opus de Jeremy Saulnier est un film engagé. Mais le réalisateur de Blue Ruin nous a avoué qu’il voulait avant tout confectionner un bon divertissement. Le pari est tenu au-delà de ses espérances. Avec son huis-clos rural parfaitement oppressant, Saulnier signe un thriller tendu où l’humour noir est omniprésent et prouve une fois de plus qu’il est également un excellent scénariste.

Green Room de Jeremy Saulnier

Changement radical de registre avec Les Chansons que mes frères m’ont apprises (sortie indéterminée), premier film de Chloé Zhao. La jeune réalisatrice trouve une approche tout à fait originale, pour suivre le parcours d’adolescents dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Après avoir passé quatre ans dans la région, la réalisatrice aurait pu signer un documentaire à vocation anthropologique, mais elle a préféré aborder son sujet avec une poésie qui rappelle les premiers films de Terrence Malick. On attend la suite de l’œuvre de cette jeune femme, dont le prochain projet laisse entrevoir une même approche originale, entre stylisation et naturalisme.

On terminera enfin ce parcours de la Quinzaine par le projet le plus hors normes de l’année, le triptyque des Mille et une Nuits (sorties les 24 juin, 29 juillet et 26 août) de Miguel Gomes. Il fallait être un peu fou pour tourner sous forme de conte un film constat sur la délicate situation du Portugal d’aujourd’hui. On ne dira pas ici que l’émerveillement est total, tant les styles, disparates, et les ruptures de ton peuvent parfois désarçonner. Mais on louera l’audace d’un réalisateur qui parvient à signer une fresque minimaliste en pellicule et en scope, qui peut aussi bien nous émouvoir en donnant la parole à des femmes et des hommes laissés sur le bord de la route, qu’il peut nous faire rire avec des segments picaresques très étonnants. Comme P’tit Quinquin de Bruno Dumont, Les Mille et une Nuits, objet filmique inclassable, a créé l’événement à l’audacieuse Quinzaine des Réalisateurs 2015.