Le réel débarrassé du réalisme

À la rencontre du cinéma d'Alejandro Jodorowsky

Six films d’Alejandro Jodorowsky, dont deux présentés pour la première fois en version « director’s cut » ressortent au cinéma le 9 octobre dans des copies restaurées. L’occasion de redécouvrir sur grand écran un cinéma libre, subversif et visionnaire qui a déjoué les codes du réalisme pour mieux atteindre le réel.

La première image qui vient en mémoire quand on pense au cinéma d’Alejandro Jodorowsky, c’est celle d’un cow-boy entièrement vêtu de noir – bottes, pantalon, chemise, gilet et parapluie –, qui monte un cheval noir et s’avance dans le désert en plein jour vers un poteau de bois au début d’El Topo, son second long-métrage de 1971. Dans l’édition originale du scénario, le cinéaste commente : « Quand un homme enterre un bâton dans le sable, il crée automatiquement un cadran solaire. Et commencer à marquer le temps, c’est commencer une culture » (1) . Et c’est justement le destin que connaîtra ce film, un « eastern » comme l’appelle son créateur, par opposition aux westerns américains : partout où il sera montré il fera événement et sonnera l’heure d’un recommencement. Aux États-Unis, il attire l’attention de la contre-culture incarnée par Dennis Hopper, Kenneth Anger ou encore Yoko Ono et John Lennon et donnera naissance aux projections des Midnight Movies, ces films interdits, politiques, polémiques, diffusés la nuit au Elgin Theatre de New York en marge des circuits traditionnels. Le cow-boy noir est surnommé El Topo, « la Taupe », comme ces petits mammifères qui creusent des galeries souterraines dans la terre meuble. Un peu comme le film lui-même, qui en surface ressemble à s’y méprendre à un western avec son lot de duels, de vengeances, de déserts et de généraux cruels, mais, souterrainement, il convoie une réflexion symbolique et spirituelle qui va rencontrer un écho profond chez le jeune public américain. « Étrange de porter un parapluie dans le désert, alors qu’il ne pleut jamais ! », dit encore le cinéaste, « Peut-être qu’El Topo attend que la pluie sorte de son propre corps et remplisse le parapluie comme un calice. »(2) . Le film est un grimoire, une bibliothèque géante, qui emprunte au bouddhisme, au zen, au soufisme, au karaté, à l’alchimie, à la pantomime, à la psychanalyse de Jung, à la Kabbale, au catholicisme, à l’islam, à la numérologie et au Tarot. Mais ce héros n’a rien d’un sage ou d’un gourou, c’est un corps en crise, qui abandonne lâchement son fils (3), qui tue et dévore ses maîtres dans une quête assoiffée de sens et de spiritualité. Son odyssée est une grande fiction cathartique qui va déverser des hectolitres de sang sur les rétines des spectateurs. Jodorowsky s’empare d’un genre, le western, et contribue avec ses contemporains Sergio Leone et Sam Peckinpah, à sa résurrection.

El Topo - Copyright : Nour Films

Mais pour comprendre la richesse organique et théorique de ce cinéma, il faut remonter au premier film, Fando et Lis (Fando y Lis), qui fit scandale en 1968 au Festival d’Acapulco et fut frappé d’interdiction. Soixante-huit, c’est l’année d’un big bang politique, culturel et esthétique, qui va ébranler le vingtième siècle. C’est l’année des révolutions et de la violence, des guerres, des manifestations étudiantes, celle qui polarise le plus brutalement l’écart qui s’est creusé entre deux générations : les parents et les enfants, le conservatisme autoritaire des uns et la soif de changement des autres. C’est dans ce climat de chaos social et politique que Jodorowsky, après avoir fondé le mouvement Panique en France avec Roland Topor et Fernando Arrabal, prend les armes du cinéma.

Fando et Lis- Copyright : Nour Films

Fando et Lis est une épopée, celle d’un jeune couple qui part traverser le monde à la recherche de Tar, une cité mythique où se produisent des miracles. Lis est paralysée et rêve de retrouver l’usage de ses jambes, elle est poussée en charrette par son amant et serviteur Fando. Ils voyagent à la recherche de leur innocence perdue comme avant eux la jeune femme simple d’esprit et la brute de La Strada de Federico Fellini (1954). On reconnaît au film des affinités néoréalistes par sa manière de décrire l’espace et les ruines, par son emploi d’un noir et blanc clinique et sans effet qui accueille une galerie de corps que le cinéma commercial n’a pas l’habitude de montrer : femmes enceintes voluptueuses, vieillards dénudés, veilles femmes lubriques, artistes sans le sou, enfants des rues, travestis, ouvriers, musiciens de jazz… Mais ce réalisme des apparitions est contredit par la sophistication de l’écriture. Et ce qui dérange le plus, c’est le naturel avec lequel le cinéaste fait s’entrechoquer d’innocentes pantomimes et des scènes cruelles et sensuelles. Lis, couchée sur son lit de petite fille, entourée de poupées, croque avidement dans une rose blanche. Plus tard, on la retrouve allongée, lascive, sur des centaines de crânes d’animaux. Puis Fando lui lèche les jambes. On mord, on suçote, on scrute l’intérieur des bouches et on se demande comment les dents, la langue et la salive font pour tenir ensemble. La plasticité de ce cinéma est enivrante et très accessible. Ce que ces films révèlent avant tout, c’est la beauté des états du corps, de l’extase à l’épuisement.

La Montagne sacrée - Copyright : Nour Films

Avec La Montagne sacrée (The Holy Mountain, 1973), très librement inspirée du Mont Analogue de René Daumal, la première période du cinéma de Jodorowsky va atteindre une forme de quintessence stylistique. C’est un film-somme, un film-sommet, dont l’influence sur la culture populaire se mesurera tout au long des décennies qui vont suivre, de John Lennon à Kanye West, de Marilyn Manson au Revenant d’Alejandro González Iñárritu. Sous son apparente complexité, l’intrigue du film est limpide : un voleur qui ressemble au Christ va défier un maître alchimiste (joué par le cinéaste) et rejoindre un groupe de puissants en quête du secret de l’immortalité. On découvre le « héros » du film ivre, gisant dans une rue aride d’un quartier pauvre du Mexique, le corps couvert de mouches. Il se pisse dessus et l’urine traverse son pantalon blanc et coule sur le sol. La caméra suit le ruissellement du liquide jaunâtre jusqu’à atteindre une carte du Tarot. Elle représente le Mat (ou le Fou), c’est-à-dire « l’énergie originelle sans limites, la liberté totale, la folie, le désordre, le chaos, la poussée créatrice fondamentale. » (4) . Et cette figure va établir la charte esthétique de La Montagne sacrée. Le film va suivre le chemin de l’inconscient, maniant avec une grâce étourdissante les symboles religieux et mystiques, ainsi que la satire et une critique corrosive du pouvoir bourgeois et militaire.

La Montagne sacrée - Copyright : Nour Films

La guerre est omniprésente dans le film, tout d’abord sous la forme d’une conquête du Mexique rejouée par une troupe de crapauds et de caméléons déguisés en conquistadors espagnols, puis sous la forme de jouets guerriers, que l’on offre aux enfants pour qu’ils s’imprègnent d’un imaginaire belliciste de soumission et de destruction, et enfin sous l’incarnation d’Axon, un chef de guerre sanguinaire et masculiniste, qui tranche les testicules de ses soldats et les collectionne. Il emprisonne, torture, condamne, viole et exécute à tour de bras. Le cinéaste montre ces images, mais remplace le sang, les larmes et les viscères par des jets de couleurs, des frises de tissus, des billes qui se déversent des estomacs et des oiseaux qui s’échappent du buste des martyrs. Par les moyens de la poésie, il parvient à décrire une réalité brûlante – celle des répressions militaires sanglantes qui ravagent l’Amérique latine des années 1970. À la fin du long périple de La Montagne sacrée, de l’autre côté de l’arc-en-ciel, le cinéaste ne propose aucun dogme, aucune doctrine. Il fait signe à l’opérateur de dézoomer. « C’est un film ! », dénonce-t-il avec un large sourire avant de dire à ses disciples : « Nous n’avons pas obtenu l’immortalité, mais au moins nous avons atteint la réalité ». Chaque film de Jodorowsky tient du manifeste, au sens le plus littéral, manus-festus : « toucher avec la main », « rendre palpable », c’est un cinéma du dévoilement.

Après l’échec de Dune, adaptation homérique du roman de science-fiction de Frank Herbert (5) , Jodorowsky part en Inde pour tourner Tusk (1980), l’histoire d’une petite fille et d’un éléphant nés le même jour en 1911 et reliés psychiquement. En grandissant, l’héroïne jouée par Cyrielle Clair, va s’émanciper de la culture coloniale britannique et prendre le parti des Indiens contre son père et un beau chasseur d’éléphants joué par le fils de Robert Mitchum, Christopher Mitchum. Le cinéaste travaille sur une forme qu’il affectionne particulièrement, le conte, un récit qui est comme une tresse d’images et de symboles et dont le but est de distraire tout en élevant la conscience. « Les contes sont des moitiés que nous transmet la tradition orale. Les autres moitiés demeurent dans nos âmes. » (6) Depuis Fando et Lis, Jodorowsky n’a cessé de travailler sur la forme du récit initiatique qui mène à une prise de conscience. Celle de l’héroïne de Tusk est politique et son double, l’éléphant, est l’incarnation d’une force pure et élémentaire, dont l’énergie irradie et se propage dans tout le film. Tusk est un animal sacré, d’ailleurs son front est surmonté d’un Om dessiné à la craie blanche, le symbole de l’hindouisme qui évoque le son originel qui a structuré l’univers. Le réalisateur s’en prend au cinéma d’aventure et, comme il l’a fait avec El Topo et le western, il greffe sur cet imaginaire colonial une réflexion sur le divin et la liberté. Film inachevé, abîmé par son producteur, il ressort pour la première fois dans une version remontée et abrégée de soixante-huit minutes. Ce n’est pas le film 1980 rêvé par son auteur, mais on retrouve de son cinéma la vitalité des couleurs, le mystère en pleine lumière, la philosophie d’un pays, et cet éléphant dont il fait le symbole d’une Inde asservie et pillée par l’ego occidental.

Tusk - Copyright : Nour Films

En 1981 commence la parution en épisodes de la bande dessinée L’Incal, scénarisée par Jodorowsky et dessinée par Mœbius, qui connaît un immense succès mondial. Pendant ce temps en Italie, le producteur Claudio Argento veut réaliser un grand film d’horreur affranchi de tous les codes associés au genre pour se démarquer de l’image écrasante de son frère cinéaste Dario, alors en déclin (7). Cette rencontre va donner Santa Sangre (1986), une des plus éclatantes réussites de Jodorowsky. Celui-ci va s’emparer d’un genre, comme il l’a fait avec El Topo et Tusk, ou comme il aurait pu le faire avec Dune, et le bombarder avec ses obsessions d’artiste. Le sang que l’on répand dans les films d’horreur pour le pur plaisir des spectateurs devient le sujet même du récit : la lignée, l’origine, le sang qui bout dans les veines, qui se transmet de corps en corps dans la famille et qui diffuse le poison des névroses. Santa Sangre raconte l’histoire d’un enfant traumatisé par la mutilation de sa mère, dirigeante d’une secte d’hérétiques, par son père. Ce dernier lui a coupé les deux bras. Cristóbal, le fils du cinéaste, tient le rôle de Fenix, l’enfant traumatisé qui grandit dans un asile et, à sa sortie, retombe sous la domination de sa mère. Elle utilisera les bras de son fils soumis pour danser, jouer du piano, accomplir ses tâches ménagères et commettre des crimes sanglants. Comme El Topo, Fenix ne cesse de renaître et de se régénérer, il se libère des chaînes de la domination maternelle et expulse les images monstrueuses produites par le père.

Santa Sangre - Copyright : Nour Films

Santa Sangre, c’est aussi l’heure des retrouvailles les plus joyeuses et créatives avec le cinéma. On pense à L’Inconnu de Tod Browning (The Unknown, 1927), où l’amoureux éconduit joué par Lon Chaney se tranchait les bras pour être digne d’une femme qui ne voulait pas qu’on la touche ; à Psychose d’Alfred Hitchcock (Psycho, 1960), matrice du cinéma de l’emprise maternelle ; au Fellini de Roma (1972) pour ses couleurs et ses nuits baroques ; ou encore à L’Homme invisible de James Whale (The Invisible Man, 1933), cité lorsque Fenix se recouvre le visage de bandelettes. Le film est une fête pour l’œil et les sens. Jodorowsky investit le giallo italien de son théâtre intime et politique.

Santa Sangre - Copyright : Nour Films

Le dernier des six films qui composent cette rétrospective est un autre « film maudit ». Le Voleur d’arc-en-ciel (The Rainbow Thief, 1990) est une production anglaise aux allures de conte, l’histoire d’un milliardaire excentrique et misanthrope joué par Christopher Lee, qui tombe dans le coma. À sa mort, son immense fortune reviendra à son neveu préféré, l’extravagant Meleagre interprété par Peter O’Toole. Mais quand ce dernier apprend la nouvelle, il prend la fuite et se réfugie dans les égouts de la ville avec son chien Chronos. Nous le retrouvons cinq ans plus tard, partageant son logis de fortune avec un voleur, joué par Omar Sharif. C’était la première fois que les deux acteurs se retrouvaient à l’écran, vingt-huit ans après Lawrence d’Arabie de David Lean (Lawrence of Arabia, 1962).

Le Voleur d'arc-en-ciel - Copyright : Nour Films

Lorsque nous découvrons le voleur, il erre dans les rues et ramasse une carte du Tarot. C’est le Mat, comme dans La Montagne sacrée, ce qui fait de ces deux brigands des doubles ou des frères, et à ce titre, le film se révèle passionnant. Au lieu de se hisser dans une tour, les personnages feront leur initiation pas le bas, dans les canalisations de la ville, comme deux cabots hirsutes qui attendent une manifestation divine. Le cinéaste va se débattre avec ces deux acteurs impossibles à diriger et avec la scénariste et femme du producteur, Berta D. Dominguez, qui réécrit et ajoute des scènes pour les interpréter. Jodorowsky le désavouera avant de le remonter en 2019 et, comme Tusk, ce n’est pas le film tel qu’il a été imaginé, mais son fantôme. C’est un conte humaniste porté par un lyrisme des bas-fonds. Et dans ce jeu de massacre, les personnages chutent, se hissent et refont surface le long des impressionnantes constructions d’Alexandre Trauner, décorateur des Enfants du paradis de Marcel Carné (1945).
Les films d’Alejandro Jodorowsky ont toujours eu le même horizon : atteindre et toucher la réalité, la rendre manifeste. Et cela, en contournant les facilités du réalisme, en approchant par les purs moyens du cinéma ce ballet ininterrompu de signes miroitants et de figures codées. Chaque récit est une aventure sans limites, une initiation pour les personnages et surtout pour le spectateur, une expérience profonde, dérangeante et sucrée comme le miel des abeilles. Lorsqu’il introduit le livre du scénario d’El Topo en 1971, Jodorowsky le ponctue d’un avertissement liminaire qui pourrait encore servir de guide à tout nouveau spectateur de ses films :
« J’ai livré cette interview en une seule fois. Le lecteur doit la lire en une seule fois. Puis il doit prendre une douche et essayer de l’oublier. S’il ne parvient pas à l’oublier, il doit ouvrir une fenêtre et tendre les mains pour qu’un oiseau vienne y faire son nid et y pondre trois œufs. Puis il doit ramener ses mains violemment vers son crâne et écraser les œufs sur son front. Si le lecteur n’est pas prêt pour cette expérience, je lui déconseille de manger ce livre. » (8)

 

Charles Bosson

(1) : El Topo, A Book of the Film by Alejandro Jodorowsky, Douglas Book Corporation, 1971, p.9.
(2) Id, p.8
(3) : Joué par Brontis Jodorowsky, le fils du cinéaste
(4) : Alejandro Jodorowsky, La Voie du Tarot, Albin Michel coll. « J’ai lu », 2004, p.133.
(5) : Documenté par Frank Pavich dans le film Jodorowsky’s Dune, 2013.
(6) : Alejandro Jodorowsky, La Sagesse des contes, Albin Michel coll. « Espaces libres », 2007, pp.9-10.
(7) : https://www.chaosreign.fr/santa-sangre-alejandro-jodorowsky-film-1989-critique-review/
(8) : El Topo, A Book of the Film by Alejandro Jodorowsky, op.cit. p.96.