Piscines de cinéma
Eaux où baigne le désir, flotte le trouble, plongent les fantasmes… : immersion, chorale et subjective, dans les piscines où trempe le cinéma.
Something Got to Give de George Cukor (1962)
Parce qu’elle est restée longtemps invisible, existe-t-il une scène plus mythique dans l’imaginaire collectif du cinéma que celle – testamentaire – de Marilyn Monroe plongeant nue dans la piscine de Something Got to Give, film inachevé de George Cukor ? Le 23 mai 1962, le photographe Lawrence Schiller, âgé de 23 ans, se tient là, apeuré sur le plateau : il a été invité par la superstar de 36 ans qui, pour son come-back à l’écran, a prémédité une surprise. Et le jeune homme n’en croit pas son objectif : Marilyn a bel et bien déchiré son maillot de bain couleur chair pour jouer face à la caméra dans le plus simple appareil. Entre autres motivations, Marilyn cherche à éclipser Elisabeth Taylor, sa grande rivale aux cheveux de jais, qui défraye la chronique au même moment avec le spectaculaire tournage de Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz. C’est chose faite le 22 juin 1962 : la blonde mythique fait la couverture de Life en peignoir bleu et le pays entier se rue sur le scoop. Celle qui n’en était pas à une contradiction près – tant elle avait toujours revendiqué vouloir exister autrement que par son corps – exhibait ainsi comme jamais sa plastique parfaite aux yeux du monde. Un mois plus tard, le 5 août 1962, elle refera les gros titres, cette fois pour sa disparition. Depuis lors, des millions de spectateurs à travers la planète ont rêvé voir un jour les dernières images filmées de Marilyn dans cette fameuse piscine, une performance que l’on a longtemps crue perdue avant que la pellicule ne réapparaisse soudain au sortir d’un tiroir de la Fox. L’eau et le feu réunis, comme une résurrection miraculeuse.
Olivier Bombarda
Deep End de Jerzy Skolimowski (1970)
S’aventurer dans Deep End, c’est s’installer pour un bon moment dans un établissement de bains décrépi typiquement anglais ; et pourtant, en réalité, il s’agit d’une rutilante institution bavaroise. Bravo, le chef déco ! Dans les bains publics au cœur du film de Skolimowski, il y a des cabines individuelles qui permettent de profiter d’une baignoire en toute intimité – ou à plusieurs si affinités (rémunérées). Et il y a aussi, bien sûr, une piscine où un prof de sport sûr de son charme flatte des fessiers à peine nubiles sous l’œil jaloux d’une jolie peste aux cheveux roux. Elle, c’est Susan. Un adolescent vient d’être embauché pour travailler à ses côtés, il se prénomme Mike. En théorie, chacun sa section : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, mais dans les faits, la frontière est plus que poreuse et les premiers émois sentimentalo-sexuels du pauvre Mike ne cessent d’être mis à mal au cœur de l’humidité ambiante. Constamment taquiné par Susan, il la fantasme nageant nue, à sa rencontre, dans le grand bassin… Et, malheureusement, c’est bien au fond de ce bassin, d’abord vidé pour être nettoyé puis rempli à nouveau au plus mauvais moment, que se jouera la tragédie finale, annoncée dès le début par une goutte de sang bien rouge au générique. Mais on a beau anticiper, on se laisse tout de même surprendre tant on s’amuse entre-temps.
Jenny Ulrich
La Piscine de Jacques Deray (1969)
La piscine du titre est au cœur du décor, de cette villa de Saint-Tropez où Marianne et Jean-Paul coulent un été souriant et oisif. Elle deviendra progressivement le centre névralgique des passions qui conduisent pas à pas les protagonistes vers le naufrage. Ce bassin, au bord duquel on se prélasse, s’enlace et se désire, revêtira peu à peu des atours menaçants pour se transmuer en lieu du crime, en espace glaçant de la tragédie.
Cette piscine est aussi une surface frémissante où se reflète la lumière. Son eau d’un bleu éclatant trouve son écho dans le regard clair de Romy Schneider et dans celui d’Alain Delon. Cette harmonie chromatique lie les personnages à ce lieu ambivalent et les soude l’un l’autre. Même couleur d’iris, même teint hâlé. Comme si le corps de l’un prolongeait celui de l’autre…
L’inconscient du spectateur projette aussi, peut-être, l’image du couple à la ville qu’ils furent de 1958 à 1963, soit cinq ans avant le tournage du film. Le désir qui anime leurs personnages est-il toujours vivace entre les comédiens ? La caméra capte-t-elle insidieusement quelque chose de l’ordre du trouble rémanent ? Elle saisit, quoi qu’il en soit, la grâce de Romy et le caractère félin de Delon, une part animale qui nourrit leur grande cinégénie. La Piscine est tout entier traversé de leur intense présence et exerce toujours autant son pouvoir de fascination.
Anne-Claire Cieutat
A Bigger Splash de Jack Hazan (1973)
A Bigger Splash, littéralement « une plus grande éclaboussure ». À l’origine, un tableau du British David Hockney datant de 1967. Une peinture devenue culte et symbole du pop art des années 1960. Une piscine, avec plongeoir en amorce et éclats blancs d’un plongeon tout frais, en occupe la moitié basse. Dans la moitié haute, une villa moderne de plain-pied avec baie vitrée, et en arrière-plan, deux cocotiers et un ciel azur. Le bleu domine.
Un film éponyme arrive sur les écrans durant la saison 1973-1974. C’est un docu-fiction signé Jack Hazan, qui coréalisera Rude Boy (1980), autre classique du genre autour d’un fan des Clash. Ici, le cinéaste suit ledit peintre, en pleine déprime suite à une séparation amoureuse, et en panne de pinceau. L’inspiration va revenir grâce au bassin de sa villa, auprès duquel il noie son spleen. Il va même en faire le motif de sa nouvelle toile, qui deviendra l’une de ses pièces maîtresses.
Dans ce vrai/faux biopic d’un artiste et de son œuvre, chaque intervenant joue son propre rôle. À leurs côtés, la piscine. La piscine comme eaux troubles du réel mêlé au romanesque. La piscine comme fontaine de jouvence qui redonne goût à la vie. La piscine, hantée par le fantôme/fantasme du modèle amant, Peter. La piscine, temple fluide de la sensualité et des corps libérés. La piscine, preuve de l’amour qui a eu lieu, comme les traces du plongeon pictural.
Lancé à la Semaine de la Critique à Cannes et Léopard d’argent à Locarno en 1974, A Bigger Splash donnera en 2015 son titre au remake de La Piscine de Jacques Deray, cette fois filmé par Luca Guadagnino. Vous avez dit ricochets ?
Olivier Pélisson
La Jeune Fille de l’eau de M. Night Shyamalan (2006)
Aussi décrié qu’aimé, le film de Shyamalan reste sans doute l’une de ses œuvres les plus personnelles, l’un de ses films qui lui ressemblent sûrement le plus, et il serait dommage de passer outre ses nombreux niveaux de lecture.
L’histoire est simple, c’est celle d’un petit immeuble, le « Cove », construit autour d’une piscine, et gardé par Cleveland Heep, concierge/homme à tout faire. Un petit immeuble tranquille. Jusqu’au jour où le gardien trouve dans la piscine une jeune fille perdue, une nymphe, qui lui raconte que la porte de son monde parallèle se trouve au fond de la piscine, et qu’il faut qu’il l’aide à la déverrouiller.
La piscine est donc cette fois le lieu de la fantasmagorie, celui de l’ouverture de l’imaginaire et du féerique, autour duquel toute la société tourne, vit, et qui va influer sur le cours de la vie de chacun. De l’eau qui, comme dans toute l’oeuvre de Shyamalan, est le symbole de la pureté et de l’innocence… Voilà pour le premier niveau de lecture.
La Jeune Fille de l’eau, c’est aussi, en allant un tantinet plus loin, la représentation du « cerveau de l’humain », où le « Cove » et ses habitants seraient le cortex cérébral tentant de faire face aux velléités du cœur, au fond de la piscine, mais pas dans un petit pull marine…
Fadette Drouard
Le Maître-nageur de Jean-Louis Trintignant (1979)
La piscine est immense, majestueuse, toute carrelée de blanc, on glisse longuement sur ses abords avant d’y tomber, d’y plonger. D’y sombrer. Elle est le centre de ce deuxième (et, hélas, dernier) long-métrage signé Jean-Louis Trintignant en 1979. L’arène où sont mis à mort, lors d’un marathon nautique, les esclaves de ce conte social cruel.
Le Maître-nageur n’a pas pris une ride. Surréaliste, grinçant et très moderne pour l’époque (1979), sans doute même un peu en avance, il n’a, hélas, alors pas fait un strapontin. Cette adaptation d’un roman de Vahé Katcha raconte la rencontre, à Roubaix, entre Marie, une fille d’immigrés italiens, et Marcel, un crooner au répertoire famélique. Ils partent vers le sud, où les attend la fortune : là, il est engagé comme maître-nageur par un milliardaire n’ayant aucune intention d’apprendre à nager.
C’est l’histoire d’un rêve d’ascension sociale qui tourne mal. D’une femme ambitieuse et trop gourmande qui pousse son mari au-delà de ses limites. Car, toujours, les petits se font manger par les gros. Le film est drôle et terrible. Le distributeur a refusé, mais son metteur en scène, qui joue le jardinier bigleux aux oracles imparables (« Y a qu’à attendre… », répète-t-il sans cesse), souhaitait l’appeler Les poissons n’aiment pas le vendredi…
Isabelle Danel
L’Effet aquatique de Sólveig Anspach (2016)
Il s’appelle Samir (Samir Guesmi), il est grutier à Montreuil. À la piscine Maurice Thorez, il voit Agathe (Florence Loiret-Caille), et en tombe définitivement amoureux. Elle est prof de natation, alors il dit vouloir apprendre à nager. Irrésistible plongée tendre et burlesque de Sólveig Anspach dans ce milieu humide dont elle vantait « la moiteur libidinale, la torpeur indicible ». Une fois encore, elle réussissait à donner leur chance à des héros trébuchants, à mener vers la lumière des existences vacillantes. On ne voudrait pas le savoir, mais c’est comme ça, L’Effet aquatique est un film posthume. Mais jamais on n’oubliera l’effet magnifique produit par le cinéma de Sólveig Anspach. Un mot le définit et le résume : la vie.
Danièle Heymann
Naissance des pieuvres de Céline Sciamma (2007)
C’est l’été, l’ennui. À la piscine municipale, Marie est troublée par une naïade en maillot constellé de strass rouge : Floriane, capitaine de l’équipe de natation synchronisée. Grande, gracile, majestueuse de la pointe de ses pieds au blond de ses cheveux. Si femme déjà. Et précédée d’une réputation sulfureuse…
Pour Marie, encore petite, toujours flanquée d’Anne, dodue voisine au cœur d’or obsédée par les garçons, Floriane est la sirène qui l’appelle vers de nouveaux rivages.
Drôle, délicat, toujours juste, ce premier long-métrage de Céline Sciamma en 2007, Naissance des pieuvres, contemple les désarrois de l’adolescence. Qui on est, qui on aime ? Désir, cruauté, sensualité, solitude. Désordre intime et irréversible. Après les battements de pieds qui agitent l’eau bleue de la piscine, seule l’onde redevient calme et lisse.
Isabelle Danel
The Swimmer de Frank Perry (1968)
Ce pourrait être l’histoire d’une noyade, pourtant « Le Nageur » (The Swimmer) du titre fait tout pour garder la tête hors de l’eau, et ce avec le plus de panache possible. Ned, interprété par le superbe Burt Lancaster, quinquagénaire à la silhouette athlétique, décide de rentrer chez lui à la nage. Pour cela, il compte passer de piscine en piscine : celles de ses amis – mais le sont-ils vraiment ? – ou de simples connaissances – tout le monde sait qui est qui dans sa banlieue huppée. Chaque bassin traversé est ainsi l’occasion d’éclairer la personnalité de Ned, son passé, ce que l’on pense de lui. C’est un reflet miroitant, instable, mais qui se précise. Jusqu’aux portes de la piscine municipale bondée, où l’hypocrisie de classe n’a plus cours. Non, ce n’est pas l’histoire d’une noyade, mais celle d’une inexorable déchéance sociale, d’une mise au ban. Ned espère peut-être en sortir régénéré, mais à rester trop longtemps immergé dans ses fantasmes, il risque surtout de terminer ratatiné.
Jenny Ulrich
Palombella Rossa de Nanni Moretti (1989)
Nanni Moretti situe l’action de son sixième long métrage, quatre ans avant son “Journal Intime”, dans l’enceinte d’une piscine, pendant une match de Water Polo. Cette unité de temps, d’espace, et d’action, transcendée par quelques flashbacks (constitués d’images de ses premiers films), permet au cinéaste d’entreprendre une thérapie, se repencher sur son passé. Le divan est remplacé par un bassin.
Moretti retrouve la peau de Michele Appicella, son personnage régulier depuis son premier film Je suis un autarcique (1976), ici jeune dirigeant communiste et joueur de water-polo. Un élément de la fiction (il a perdu la mémoire à la suite d’un accident de voiture) permet de favoriser son introspection. Il tente d’assembler ses souvenirs et de reconstituer une pensée, à l’image d’un pays qu’il trouve en déliquescence face aux convictions communistes qu’il se souvient avoir défendues. Il exploite ainsi son nouveau territoire circonscrit pour incarner son discours, s’interroger sur ses choix de vie personnelle, ses orientations politiques tout en se remettant en question, à voix haute comme si la piscine était sa tribune, face à des spectateurs (le peuple) qui paraissent issus de son imagination, s’inventant une arène antique pour mieux figurer son propos.
Effectivement, la piscine est un théâtre, avec son simulacre, ses jeux de pouvoir, son rapport entre l’individu, la cité et le collectif. Cette situation métaphorique tente de reconstituer une micro-société, et engendre de la comédie, des gags, sans dénaturer les confrontations politiques qui sont à l’œuvre. En maillot et bonnet, le justicier en examen de conscience se retrouve face à une assemblée vêtue comme lui dans le plus simple appareil. Sans vêtement social, les rapports de forces sont tournés en dérision. Contrairement à La messe est finie (1985), l’habit ne fait pas ici le moine.
Dans cet espace clos, sans échappatoire possible, le personnage est obligé de répondre à toutes les interrogations et en profite pour régler ses comptes, lâcher ses colères, sans détours. Mais le cadre frontal de la piscine dissimule une profondeur bleue qui autorise tous les songes. Conférant au film un aspect délirant, proche du conte, le personnage don quichottesque tente de faire renaître une communion fantasmée, celle du politique avec l’esprit de camaraderie.
Liant la grande histoire italienne à celle, plus intime, de sa propre analyse, Moretti/Michele se retrouve face à ses propres contradictions, déplorant la perte des solidarités, tout en participant à un sport de compétition. Ironique, théorique, et malgré tout émouvant (notamment lorsque Docteur Jivago, diffusé sur une télé, semble faire renaître, le temps d’un scène, toutes les utopies), ce film est la projection mentale du réalisateur, qui convoque la piscine dans sa portée symbolique. L’inconscient limité aux dimensions du bassin est pourtant propice à la rêverie, telle la politique qui définit un cadre restreint pour y projeter son idéal.
Benoît Basirico
Les Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot (1955)
Ce n’est pas une piscine d’agrément. C’est un bain sinistre, dans un film noir et blanc. Dès le premier plan, cette piscine abandonnée aux eaux stagnantes plonge Les Diaboliques dans une inquiétante opacité. On n’en voit pas le fond. C’est là que le corps de Michel Delassalle (Paul Meurisse) a été jeté. Il était déjà mort quand il y a été balancé. Michel a été tué par sa femme Christina (Véra Clouzot). On l’a vu, de nos yeux vu. Il est mort noyé dans sa baignoire, après avoir été drogué. Son amante (Simone Signoret) est la complice du meurtre.
Les deux femmes dans leur pacte diabolique ont jeté le corps mort de Michel au fond de la piscine désaffectée du pensionnat qu’il dirigeait à Saint-Cloud. Mais pourquoi, diable, son cadavre ne remonte-t-il pas à la surface? Christina prétexte avoir fait tomber ses clés dans l’eau pour demander au concierge de vider la piscine carrelée. Mais il n’y a que du vide dans le vide : le cadavre a disparu. L’eau croupie a-t-elle décomposé le corps de la victime, dissous son existence, noyé les traces mêmes du crime parfait ? Quelle est cette inexplicable angoisse qui surnage ?
Les deux femmes avaient échafaudé leur plan criminel au bord de la piscine. Maintenant que le crime a été accompli, la piscine continue d’être un lieu essentiel du récit. Quelque chose s’y passe. Toute l’histoire des Diaboliques baigne dans des eaux opaques. On s’y enfonce comme dans cette piscine sombre et trouble, spectrale dès lors qu’on la vide.
Jo Fishley