Dossier Le road-movie au cinéma

À propos de Riverboom

Riverboom de Claude Baechtold (sortie le 25 septembre, en partenariat avec BANDE À PART) est un film emballant, l’histoire de trois reporters, trois potes, trois pieds nickelés en Afghanistan. Voilà qui nous a donné envie de sillonner les road-movies de nos panthéons personnels.

Les Raisins de la colère de John Ford (1941)

 

On peut s’étonner de voir figurer l’adaptation cinématographique du roman de John Steinbeck dans une liste de road-movies en compagnie d’Easy Rider de Dennis Hopper (1969) ou de Point limite zéro de Richard C. Sarafian (1971). Toutefois, si certains n’hésitent pas à y inclure Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman (1957) ou Le Fanfaron de Dino Risi (1962) et si la raison d’être du sous-genre ne fait que se limiter au récit d’une histoire liée à un parcours routier, alors Les Raisins de la colère peut en faire partie. En effet, il montre bien une famille de métayers, victimes de la crise économique des années trente, forcés d’abandonner leur ferme et de partir à bord de leur berline Hudson convertie en camionnette bringuebalante. Ils quittent leur Oklahoma natal pour prendre la Route 66 en direction de la dernière soi-disant Terre Promise américaine, la Californie et ses fructueuses cueillettes de pêches. Le scénario de Nunnally Johnson est assez fidèle au texte original, imprégné autant de l’esprit biblique que de celui propre aux révoltés littéraires de la Grande Dépression, représentés alors par The League of American Writers, proche du parti communiste qu’avait rejointe le romancier en 1935. Seul l’épilogue, que le producteur exécutif de la Fox, Darryl F. Zanuck, voulait optimiste, trahit le désespoir évoqué par Steinbeck. La réalisation de John Ford, la photo de Gregg Toland, l’ensemble des interprètes, Henry Fonda et Jane Darwell en tête, contribuèrent à faire de ce film l’un des vingt-cinq sélectionnés par The Library of Congress en 1989, comme étant « culturellement, historiquement et esthétiquement significatifs ». Le film demeure à jamais, comme sa source originale, la meilleure illustration du verset 19 du chapitre 14 de L’Apocalypse : « L’ange lança sa faucille sur la terre, vendangea les raisins et les jeta dans le grand pressoir de la colère de Dieu », geste incessamment répété depuis.

 

Michel Cieutat

La Prisonnière du désert de John Ford (1955)

 

Le titre original The Searchers se traduit en français par « les chercheurs ». C’est tout l’enjeu de ce film mythique où, cinq années durant, deux hommes, hantés par le viol, cherchent avec acharnement à retrouver une jeune enfant kidnappée par des Comanches.

L’histoire est connue du racisme systémique distillé dans de très (trop) nombreux films réalisés par des cinéastes américains, pour qui l’Indien rassemble toute une fantasmagorie nouée par une double tension : une haineuse répulsion et une pulsion sexuelle tout aussi terrible.

Si cette odyssée de la vengeance n’est pas la première de l’histoire du cinéma, elle frappe néanmoins par son caractère sexuel, et ce dès le début du récit. Ethan (John Wayne) veut rentrer chez lui après des années d’errance et de guerres. Sa belle-sœur l’accueille comme une femme aimante retrouverait son amant disparu depuis longtemps. Cette dualité du désir, vivant mais contrarié, est ce qui constitue, mais aussi déchire Ethan. Revenu pour se fixer enfin en famille, il se retrouve pris dans l’engrenage de la vengeance. Sa famille massacrée par des Indiens, il doit retrouver ses nièces. Accompagné du demi-frère de celles-ci, Ethan est condamné à errer de nouveau. Cette fois-ci, sa guerre ne concerne ni un État (guerre de Sécession) ni un pays (le Mexique), mais bel et bien la famille. Tout enfant sait que le premier danger sexuel vient du cercle familial. Or, Ethan, poursuivi par la hantise de retrouver ses nièces souillées, ne cesse de tourner en rond, tel un spectre, tellement aveuglé par sa folie destructrice. Rarement John Ford aura poussé aussi loin la contamination des passions humaines toxiques au cœur des paysages grandioses de Monument Valley. En abordant si frontalement la peur des rapports interraciaux, par le western, genre dans lequel il excelle, le cinéaste traite aussi indirectement des frayeurs et réalités contemporaines de l’époque de réalisation du film, 1955.

 

Nadia Meflah

Easy Rider de Dennis Hopper (1969)

 

Réalisé par Dennis Hopper en 1969, Easy Rider reste le film phare du road trip à l’américaine, précurseur d’un nouveau genre à lui seul : le road-movie. Sur des images d’archives promotionnelles de l’époque, les sourires en coin des deux auteurs principaux (de vrais beatniks aux cheveux longs), Peter Fonda (scénario) et Dennis Hopper (scénario et réalisation) ont l’allure de malfaiteurs satisfaits de leur braquage : sous le fallacieux prétexte de créer un soi-disant « western », ils se sont parfaitement arrangés à duper leur monde en écrivant, produisant et tournant ensemble un film libre, totalement hors des conventions. « Un western de machines » précise Peter. « Sur l’Amérique en Amérique » renchérit Dennis, avec la volonté de montrer « les vraies gens ». En ce qui les concerne tous les deux, l’ambition était follement iconoclaste de dépasser le système, les producteurs, les syndicats, et surtout de snober Hollywood ! En somme, une révolution, un geste cinématographique pour renverser la table. L’anecdote est d’ailleurs cocasse du choc des générations : le père de Peter, le célébrissime Henry Fonda, acteur superstar des années 1940, resta bouche bée devant Easy Rider, ne comprenant rien des partis pris de son fils, avant de s’incliner devant l’avalanche de cash et le triomphe survenu en quelques semaines d’exploitation. Reflet du mouvement hippie en roue libre, prise de pouvoir d’une jeunesse éprise des grands espaces, Easy Rider répondait en images aux velléités d’un mouvement débarrassé des vieux concepts dans tous les domaines de l’art (musique, peinture, etc.). En présentant une réalité sans fard, il est resté l’emblème de la régénérescence de l’American Way of Life : la liberté grillant tous les stops sans jamais s’arrêter.

 

Olivier Bombarda

Point limite zéro (Vanishing Point) de Richard Sarafian (1971)

 

Et si l’un des plus beaux road-movies était celui qui avait acté dès ses premières secondes la fin de la route, et l’inévitable finalité en cul-de-sac du genre ? De fait, l’ouverture de Vanishing Point est en réalité une clôture infranchissable : celle que construisent deux bulldozers, laissant tomber leurs lourdes mâchoires d’acier sur le bitume brûlant d’une bourgade californienne, afin de stopper la course folle de Kowalski, le héros mutique de cette chevauchée fantastique, débutée deux jours plus tôt à l’autre bout du pays dans le Colorado. Des motivations profondes le poussant à relier en un temps record Denver à San Francisco, nous ne saurons rien, sinon que cet ancien soldat et pilote de course doit livrer dans les quarante-huit heures la voiture qu’il cravache comme un cheval de poste, son pied planté sur l’accélérateur ayant remplacé l’éperon du cow-boy d’autrefois.

Mais cette ivresse de la vitesse, la jouissance qu’elle procure au héros, autant qu’au spectateur sidéré par la puissance du son ininterrompu du moteur de la Dodge Challenger, est un leurre. Elle n’est pas cette « liberté de l’âme » décrite par le speaker d’une radio locale accompagnant l’élan de Kowalski et le guidant dans sa poursuite contre les forces de l’ordre lancées à ses trousses. Les cent minutes de cette course folle ne font que montrer un homme s’ébrouant dans l’immensité de l’Ouest américain, et pourtant inexorablement prisonnier de l’étroitesse de la bande de goudron censée le ramener chez lui, route de brique jaune ayant perdu ses couleurs et ses pouvoirs magiques sous le feu du soleil et du capitalisme. Les grands espaces ne sont plus qu’un décor peint, inatteignable, aussi évanescent et impalpable que l’horizon, indifférents au mal être existentiel diffus du héros, exprimé par une poignée de flash-back. Un Tartare moderne, où la ligne claire de cette fuite en avant se brouille peu à peu dans les arabesques de gomme brûlée par la multiplication des demi-tours dérapés, à mesure que la meute policière resserre son étau, et que Kowalski accepte son destin icarien, disparaissant avec un sourire radieux dans l’explosion de son bolide projeté contre les bulldozers, immobiles depuis une heure trente. Nous sommes en 1971, deux ans après la fin tragique des motards d’Easy Rider, et quatre ans après la sauvage exécution en Technicolor de Bonnie et Clyde. Dans l’Amérique du Vietnam et de Nixon, le road-movie compte un mort de plus dans ses rangs.

 

Emmanuel Raspiengeas

La Balade sauvage de Terrence Malick (1973)

 

Quand l’ombrageux Kit (Martin Sheen) rencontre la timide Holly (Sissy Spacek) après avoir envoyé promener son boulot d’éboueur, cela ne fait pas plaisir au papa de cette dernière (Warren Oates), qui, dans un geste éducatif des plus discutables, tue son chien adoré pour bien faire comprendre sa réprobation. Ni une, ni deux, Kit abat le géniteur en représailles, et voilà le jeune couple embarqué sur les routes poussiéreuses de l’Amérique rurale, pour une virée mortelle du Dakota du Sud au Montana.

Kit et Holly, amoureux enfantins, se construisent d’abord une cabane dans les arbres, mais on vient les en déloger, alors ils reprennent leur chemin, semant à nouveau des cadavres derrière eux. Et ainsi de suite jusqu’à l’issue inévitable, annoncée dès le début par la voix off de Holly.

Tuer/bouger ; bouger/tuer. Bien que s’inspirant d’un fait divers, la partie tuer semble moins intéresser Terrence Malick que la partie bouger. Il inscrit son duo à la dérive dans ces paysages infinis, faisant, dès ce premier long-métrage, résonner sa petite musique particulière et son sens de l’élégiaque.

 

Jenny Ulrich

Mortelle Randonnée de Claude Miller (1983)


Le quatrième long-métrage de Claude Miller est une adaptation par Michel et Jacques Audiard du roman The Eye of the Beholder de l’auteur américain Marc Behm, publié en France en 1981 sous le titre Mortelle Randonnée. Ce diamant noir stylisé conserve son mystère. Autant Garde à vue, précédente collaboration Miller-Audiard-Michel Serrault (et aussi Guy Marchand) était un huis clos statique, autant la présente a la bougeotte. C’est un thriller en mode poursuite. C’est un récit qui prend la route et la tangente. C’est une banale filature qui devient une course folle. Celle d’un détective qui dérive en suivant une tueuse en série. Bruxelles, Nice, Baden-Baden, Rome, Biarritz, Charleville-Mézières, Bobigny, sous la lumière de Pierre Lhomme. Voiture, avion, train, et même un peu de bateau. C’est aussi la chronique d’une échappée mentale. Celle de deux obsessions et de deux solitudes blessées, entamant progressivement un dialogue fantasmé, par télépathie affective, comme dit Miller, dans une sorte de bulle isolée du monde.
Passionnant voyage au pays du regardant et de la regardée, entre ce privé singulier, Louis Beauvoir (beau / voir), dit « L’Œil », armé de ses objectifs, et Catherine Leiris (on pense à l’iris oculaire). Troublante métaphore du cinéma, de la position de spectateur, et de l’art dramatique : pour ces protagonistes qui brouillent les pistes et s’inventent des vies, et pour elle, qui change constamment d’apparence. Documentaire fascinant sur des interprètes au travail, et rôles vertigineux pour Serrault et Isabelle Adjani. Cette fuite en avant se résout par une chute fatale, au volant. Ultime course-poursuite et bouleversante épopée, car tout ici parle du deuil, de l’insupportable perte d’une fille pour un père, et de l’inconsolable manque paternel d’une femme. Émotion souterraine aussi, car Audiard et Serrault ont chacun perdu un enfant dans un accident de voiture, quelques années auparavant, et le père d’Adjani, ex-garagiste, mourra quelques semaines après le tournage. Serrault-Adjani, duo au sommet de ce brillant jeu du chat et de la souris.

 

Olivier Pélisson

Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985)

 

Une jeune femme est morte de froid dans un fossé. C’était une clocharde, une routarde. « Mort naturelle », disent les gendarmes. Comme une enquête, le film repart à rebours dans l’existence itinérante de Mona, libre et sans attaches. Et recueille les traces qu’elle a laissées sur les gens qu’elle a croisés. Tailler la route, c’est un rêve de cinéma qui a donné de grands films épiques et romantiques dans la catégorie « road-movie ». Agnès Varda, cinéaste apparue avec la Nouvelle Vague et sur laquelle aucune étiquette n’a jamais collé, avec son huitième long-métrage de fiction filme un voyage, certes. Mais elle part à l’opposé des codes du genre. Elle flirte avec le documentaire (beaucoup des protagonistes ne sont pas des acteurs) et regarde sans détour la dureté du monde, la laideur et la veulerie des hommes, la petitesse de ceux qui ont (un peu, beaucoup) face à celle qui n’a rien du tout. Et ne veut rien, d’ailleurs…

On ne saura jamais qui est Mona, revêche et sans affect. Des bribes d’informations ici et là nous apprennent qu’elle a obtenu son bac, qu’elle a été secrétaire et a fui les petits chefs, qu’elle n’a pas vraiment de famille. Mais on sait aussi qu’elle ment quand ça l’arrange… Errance ou erreur ?, comme l’évoque un berger diplômé de philosophie. Si le chemin de Mona est initiatique, il ne l’est que pour quelques-unes de ses rencontres, que la solitude, le dénuement, la désinvolture de la jeune fille renvoient à leurs propres carcans. Le couple, le statut social, la bienséance… Mais Mona ne les guérit de rien. Sur ce mystère absolu et désagréable, Agnès Varda tisse un grand film. En avance sur son temps, son regard est terrible et beau. Et Sandrine Bonnaire, impressionnante figure d’éternelle vagabonde, encore pétrie d’enfance et sauvage comme une indomptable tigresse, fait de Mona l’une des plus belles (anti) héroïnes que le cinéma nous ait données.

 

Isabelle Danel

Stand by Me de Rob Reiner (1986)

 

Adapté de The Corpse / Le Corps, nouvelle de Stephen King, Stand by Me est raconté en voix off par un adulte, mais il s’agit ici avant tout d’enfance. De sa beauté et de sa perte. Gordie Lachance est un ado à l’été 1959, il forme avec ses éternels copains, Teddy, Chris et Vern, un quatuor inséparable dans ce bled (fictif) de l’Oregon nommé Castle Rock. Chacun sait les secrets, les chagrins et les douleurs des autres, chacun en joue, en rit, et tout cela finit par devenir joyeux. Lorsqu’ils apprennent qu’un garçon a été fauché par un train, ils décident de partir à la recherche du corps, en longeant la voie ferrée. Il leur faudra surmonter bien des obstacles pour affronter l’inconnu : dormir à la belle étoile, manger de peu, échapper à un train lancé à toute vitesse. Et longer des lacs scintillants, pénétrer une forêt obscure, traverser des ponts métalliques. Rythmée par une ballade au tempo envoûtant, la chanson Stand by Me de Ben E. King, la balade de ces quatre amis est le prétexte à un portrait d’une jeunesse américaine pleine d’espoirs et de peurs pour l’avenir. Après ce voyage fondateur, initiatique, rien ne sera plus jamais comme avant. Il faudra grandir, devenir un homme, partir sans doute. Perdre ses amis, peut-être, mais garder ses souvenirs. Pour toujours.

 

Isabelle Danel

Tandem de Patrice Leconte (1987)

 

Derrière le ton de comédie plus amère que douce de son road-movie, Patrice Leconte réalise une œuvre dont le prosaïsme de façade cache un univers doucement décalé. Michel Mortez, célèbre animateur d’un jeu radiophonique au succès déclinant, sillonne les routes de France en compagnie de son fidèle Rivetot, à la fois ingénieur du son, chauffeur et assistant personnel.

Rien de plus terre à terre, en apparence, que cette comédie autoroutière qui se décline en vignettes douces-amères. Pourtant, derrière le décor hautement banal des petits restaurants de province, des stations-service ou des aires de repos, Patrice Leconte et son coscénariste Patrick Dewolf ont créé, à travers plusieurs éléments de l’intrigue, un univers où l’illusion règne : la moustache teinte de Mortez, présentateur sur le retour qui n’accepte pas de vieillir, ses appels téléphoniques à une interlocutrice fantôme, son passé improbable de fils d’ambassadeurs et ses rumeurs de liaisons avec des vedettes du cinéma des années 1950. Le comble du factice sera atteint lors d’une émission de radio factice montée par Rivetot, qui n’a jamais pu avouer à son patron que leur programme était en train de quitter l’antenne. Le même Rivetot qui ne parvient pas à admettre que sa femme est en train de le quitter, qui imagine des cyclistes sur le point de jeter, depuis des ponts, des vélos sur des automobilistes, et qui pile brutalement, persuadé qu’un grand chien rouge barre la route à leur voiture. Du mensonge à l’illusion, il n’y a qu’un pas.

La mise en scène de Leconte, ensuite, détourne subtilement les pérégrinations de ces Don Quichotte et Sancho Panza modernes : hôtels nocturnes presque vides, dîners mondains qui virent à la farce grotesque, jusqu’à l’utilisation massive de la chanson Il mio refugio, de Richard Cocciante, qui donne une coloration lyrique à la dépression que vivent ses deux personnages principaux.

Face à un Gérard Jugnot qui fait sienne la totale abnégation de son personnage, Jean Rochefort épouse totalement la couleur générale du film : passant d’une seconde à l’autre d’un ton grandiloquent à un sourire en coin, toujours à la limite du cabotinage, le comédien donne à son personnage pathétique la grandeur et l’humanité qu’il requiert.

 

François-Xavier Taboni

Thelma & Louise de Ridley Scott (1991)

 

À sa sortie en 1991, Thelma & Louise fait l’effet d’une bombe. Thelma (Geena Davis) est une jeune femme au foyer sous la coupe d’un mari odieux, infantile, et fier de l’être. Son amie Louise (Susan Sarandon), une serveuse aussi décidée que désabusée, la convainc de partir en week-end. Deux jours de détente entre filles, la nature spectaculaire de l’Arkansas et l’oubli, même temporaire, de la monotonie de leurs existences… Le rêve. Mais, dès le premier soir, Louise tire sur un homme qui a tenté de violer Thelma sur le parking d’un dancing. L’escapade se transforme dès lors en fuite éperdue à travers les États-Unis d’Amérique : cheveux au vent dans leur décapotable, les deux rousses roulent vers l’Ouest et cherchent à rejoindre le Mexique.

À la croisée des genres, Thelma & Louise est à la fois un road trip et un pamphlet féministe, à mille années-lumière de ce qui se fait à l’époque dans le cinéma hollywoodien. Écrit par Callie Khouri, qui remporte l’Oscar (c’est son tout premier scénario), le film met en scène deux personnages féminins complexes, qui répondent à la violence masculine par la violence et qui doivent évoluer rapidement face à une escalade qui les dépasse. Quelques années plus tard, la scénariste écrira et réalisera Divine Secrets of the Ya-Ya Sisterhood, autre film féministe devenu culte. Quant à Ridley Scott, il retrouve, avec ce septième film, les grâces de la critique et du public.

Oklahoma, Texas, Nouveau-Mexique, Arizona… Au fil des vastes étendues de paysages américains sublimes, magnifiquement capturés par le directeur de la photographie Adrian Biddle, et de rencontres emblématiques (parmi lesquelles on retiendra le jeune cow-boy interprété par Brad Pitt, dont le rôle lance la carrière), Thelma et Louise franchissent, bien malgré elles, les limites de l’acceptable, et s’affranchissent de leurs propres démons. Le road trip, ici, devient une métaphore de la quête de liberté, d’émancipation des femmes et de lutte contre l’oppression masculine. Suivies à distance par le détective Slocumb (Harvey Keitel), dont l’empathie œuvre contre l’inéluctable, les deux amies vont vivre une aventure inoubliable, ponctuées de plaines désertiques et de montagnes majestueuses illustrant leur propre voyage intérieur, leurs émotions, et leur transformation.

Tous les ingrédients du road-movie sont réunis. La grande différence de Thelma & Louise, c’est son point de vue. Ridley Scott est très en avance sur son temps. Devenu un classique du cinéma contemporain et un film emblématique dans le contexte du mouvement féministe des années 1990 (deux ans après The Accused, de Jonathan Kaplan), c’est l’un des premiers films où le « female gaze » trouve sa place au centre de la narration. Deux femmes choisissent, envers et contre tout (tous ?) leur destin. Nommé aux Oscars, notamment pour celui de la meilleure actrice (Geena Davis et Susan Sarandon), celui de la meilleure réalisation et celui du meilleur film, Thelma & Louise continue d’être étudié et célébré pour son impact culturel et cinématographique.

 

Mary Noelle Dana

Dead Man de Jim Jarmusch (1995)

 

En 1995, le box-office américain est dominé par un énième Batman, Apollo 13 ou encore Jumanji, des films qui paraissent à jamais marqués du sceau des années 1990. Toujours à contre-courant des lois du marché, Jim Jarmusch s’empare d’un genre dont l’âge d’or est révolu depuis plus de trente ans et fait de son sixième film un anti-western en noir et blanc. À pied, à cheval ou en canoë, William Blake (Johnny Depp) tente d’échapper à des tueurs à gage lancés à ses trousses pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Une course-poursuite qui prend plutôt les allures d’une longue errance spirituelle, au cours de laquelle on croise un Indien déclamant de la poésie ou un « marshal » qui dort avec son ours en peluche.

Avant ce road-trip entre la vie et la mort, Jarmusch introduit Dead Man par un inoubliable voyage en train. De Cleveland à la ville imaginaire de Machine, le personnage de William Blake part vers l’ouest des États-Unis, sur les traces des grands mythes américains. Au fil du trajet et des fondus au noir, le paysage change, s’éloignant de la ville pour mieux s’enfoncer dans les étendues sauvages du pays. Les autres passagers du train évoluent aussi, passant d’une petite bourgeoisie citadine à de farouches chasseurs de bisons. C’est un voyage qui semble remonter le temps et s’éloigner de la civilisation, synthétisant toute l’ambition que déploie le film ensuite. 1995 est aussi l’année du centenaire de la naissance du cinématographe. En revisitant un grand genre de son histoire, convoquant la figure primitive du train et en laissant Neil Young improviser sur les images comme on le faisait au temps du muet, Jim Jarmusch réalise avec Dead Man un road-movie en forme d’hommage au cinéma.

 

Léo Ortuno