Les films présentés à Cannes entretiennent souvent des liens avec les préoccupations de la société. Le sélectionneur Thierry Frémaux a indiqué lors de l’annonce de la sélection que le festival allait être « politique ». Et il l’a été notamment à travers le regard porté par les cinéastes sur les nouvelles technologies.
Les Brésiliens Kleber Mendonça Filho & Juliano Dornelles exploitent dans Bacurau le potentiel des outils connectés pour renouveler le film de traque. La chasse à l’homme est menée par un groupe de mercenaires munis d’oreillettes, dont les actes sont commandés à distance par un chef devant son écran de contrôle (pilotant une caméra-soucoupe volante surveillant le village attaqué). La tuerie paraît virtuelle et ludique à travers les intermédiaires numériques, les cartes 3D, les vues satellite, les viseurs de précision (on pense à des séances de jeu vidéo), mais elle est pourtant bien réelle dans ses conséquences. Cette allégorie sociale sur les inégalités technologiques confronte par la même occasion deux genres cinéphiliques, la science-fiction (avec sa panoplie d’accessoires high tech), et le western plus primitif (autour de la notion de survie et de préservation d’un territoire).
C’est aussi à travers les moyens de communication que le Coréen palmé d’or Bong Joon-ho aborde la lutte des classes dans Parasite. Là encore, il y a deux mondes, ceux qui sont connectés et ceux qui ne le sont pas. Chaque membre d’une famille pauvre recluse dans un petit appartement peine à trouver une connexion sur son téléphone, cela donnant lieu à une scène à la fois cocasse et tragique, où leur recherche de 3G les mène aux toilettes, perchés au dessus de la cuvette. Cet aspect satirique va s’orienter vers le thriller, puis le fantastique. Et dans la suite des péripéties, c’est avec une grande ironie que ce soit par le langage morse (un mode de communication inventé au 19e siècle pour la télégraphie) qu’un personnage tentera d’être sauvé en agissant sur des signaux lumineux qui communiquent du sous-sol à l’étage.
Le comique et le terrifiant se marient également parfaitement chez Jim Jarmusch, qui met en scène dans The Dead Don’t Die la relation toxique entre l’individu et la technologie. Dans son film de zombies, la critique de l’excessive dépendance aux portables est incarnée par les créatures qui répètent « wifi » telle une pure parole conditionnée. La technologie est représentée comme une addiction mise sur le même plan que la cigarette, les confiseries, le café, l’alcool (« Chardonnay ») ou les médicaments (« Xanax »), tout y passe !
De son côté, Bertrand Bonello dans Zombi Child convoque la magie noire, dans un pensionnat de jeunes filles, à travers l’attirance d’une adolescente pour le rite vaudou dont lui parle sa camarade haïtienne. Lors d’une séance nocturne de spiritisme organisée en cachette entre amies, elles ont le regard fixé sur leur téléphone, et l’une d’elle dit : « Nous sommes des cadavres ». La dépossession de soi joue ainsi sur deux tableaux. Cette mise en parallèle entre l’objet connecté du quotidien et un envoûtement plus indicible est également présent dans Atlantique de Mati Diop, où il est, comme chez Bonello, question d’une jeunesse en perdition, d’un chagrin d’amour et d’une transformation.
Dans la chronique sociale réaliste de Ken Loach, Sorry, We Missed You, une entreprise de livraison met à disposition un boîtier destiné à surveiller l’efficacité de ses employés et entretenir un lien de subordination avec la hiérarchie. Cet engin représente l’asservissement du travailleur et son illusoire autonomie. Lorsque le personnage brise involontairement ce boîtier, on pourrait rêver de sa liberté retrouvée, mais c’est sans compter sur sa dépendance envers sa mission, motivée par la nécessité de nourrir sa famille, quelles qu’en soient les conditions. Lorsque, pour transmettre des données, les ondes remplacent les câbles, le rapport de pouvoir est devenu invisible, mais il est d’autant plus nuisible.
De manière plus anecdotique, d’autres films de la sélection exploitent l’outil connecté comme un élément déclencheur du récit. C’est par un SMS reçu que le mari jaloux (Benjamin Biolay) apprend que sa compagne (Chiara Mastroianni) le trompe avec un autre homme dans Chambre 212 de Christophe Honoré. C’est le point d’entrée dans le sujet du film. Dans Sibyl de Justine Triet, on ne quitte pas Virginie Efira (la psy Sibyl) des yeux, et la plupart de ses interactions avec autrui se déroule via un intermédiaire technologique. Cela a lieu par téléphone, puis Skype lors de ses séances avec la comédienne Margot (Adèle Exarchopoulos), laquelle ne cesse de la harceler de textos ou messages vocaux. Aussi, Sibyl traverse le film avec un casque sur les oreilles dictant ses messages écrits, une belle manière de mettre en scène les échanges téléphoniques en restant rivé sur la voix et le visage d’Efira. Et dans la dernière partie du film, la médiation se fait par l’entremise de la caméra, lorsque la psy devient réalisatrice par intérim, prenant la relève le temps d’une prise, en donnant ses indications aux comédiens pour une scène de baiser. Par la suite, elle est piégée par une liaison audio sans fil (elle avait encore son micro HF sur elle) à l’occasion d’un appel téléphonique qui révèle ses ébats avec l’acteur (Gaspard Ulliel). Les liaisons invisibles mettent à l’épreuve la maîtrise des situations.
Dans La Belle Époque de Nicolas Bedos, Victor (sexagénaire désabusé incarné par Daniel Auteuil) revit virtuellement un amour perdu. Pour cela, une entreprise (dirigée par Antoine – Guillaume Canet) se charge de recréer chaque souvenir dans sa plus grande fidélité. Voilà une extension romantique à ce que pourrait devenir la VR de demain, sans lunettes, mais avec des décors et des comédiens en live, rejouant des moments de vie passés. Comme au cinéma, les artifices se font oublier. Et les transmissions immatérielles sont là pour favoriser la supercherie, ce sont elles qui relient le réalisateur du programme (en régie) aux acteurs (munis d’oreillettes) pour guider leurs improvisations. Pour rester dans la romance, dans l’épatant film d’animation J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, le personnage, livreur de pizzas, tombe amoureux de la voix qui lui parle à l’interphone. Il parvient à retrouver cette cliente et à lui parler, sans que celle-ci fasse le lien avec leur premier échange vocal. La voix (l’ouïe) est déconnectée de sa représentation visuelle (la vue), comme cette main (le toucher) qui est à la recherche de son corps, c’est une métaphore poétique de la défragmentation de soi à l’ère des réseaux sociaux.
Le virtuel engendre une perte d’humanité, de dignité ou de vitalité. Mais dans le dernier cas présenté ici, c’est l’inverse qui se produit. Dans Yves de Benoît Forgeard, c’est l’objet connecté qui s’humanise. Il s’agit même de l’histoire d’un transfert. La bande-annonce du film joue d’ailleurs sur la confusion : on pense d’abord que le prénom Yves qui donne le titre au film est celui attribué au rappeur (William Lebghil), personnage principal. Mais il s’agit en fait de celui donné à son frigo connecté, qui finira, à force de se montrer serviable, par composer la musique à sa place, et même lui voler la femme qu’il aime. Les ressorts comiques liés à cette situation sont irrésistibles, mais cette concurrence improbable du robot sur le terrain de l’humanité fait froid dans le dos. Et finalement, face à ce type d’artiste artificiel qui reproduit des algorithmes, on peut imaginer qu’il s’agit là d’un encouragement à l’inventivité et au renouvellement permanent chez les créateurs humains. Et les cinéastes réunis à Cannes ont fait preuve d’imagination pour chroniquer le monde qui nous entoure face à l’accélération technologique, alors même qu’ils subissent à leur niveau la disparition de la pellicule.