Dossier : Voisins-voisines au Festival Premiers Plans

Pour sa 37e édition, du 18 au 26 janvier, le Festival Premiers Plans d’Angers propose comme toujours une programmation riche et alléchante. Parmi celle-ci, une rétrospective Voisins-voisines, belle idée dont notre bande s’est emparée pour vous donner un aperçu de quelques films éclectiques et passionnants.

Panique de Julien Duvivier (1947)

 

« Toujours bavard, celui-là. Et toujours un mot aimable ! », se désespère, furibard, le boucher de ce quartier de Villejuif, qui, malgré sa conversation débordante, n’a reçu de son client que peu de réponses. Que ce soit chez les commerçants ou dans son immeuble, Monsieur Hire fait l’unanimité contre lui. Son propriétaire lui trouve bien quelques grâces, mais c’est parce qu’il est l’un des rares à payer son loyer au jour dit. C’est un voisin bien embarrassant que ce Monsieur Hire caché derrière sa barbe. Étrange physiquement, à la fois mou et dur, poli mais distant, légèrement hautain. Il a tout du coupable idéal lorsqu’une demoiselle Noblet est assassinée dans un terrain vague, son sac à main disparu et ses économies avec. Le crime déchaîne les passions, délie les langues. Seul Hire semble s’en désintéresser. N’est-ce pas une preuve supplémentaire ?

Hire n’aime personne et personne ne l’aime. Mais qui donc a commencé ? « Le don de plaire m’a toujours manqué. Même à mes parents… », avoue-t-il à Alice. Car soudain dans sa vie, il y a Alice, qui vient de s’installer dans la chambre face à la sienne, Alice qu’il regarde de derrière sa fenêtre, Alice qui lui renvoie son regard, se confie et a besoin de son aide. Il sait bien qu’Alice en pince pour le mauvais garçon qui a des choses à cacher, mais puisqu’il la bat, puisqu’elle veut le quitter…

Adapté par Charles Spaak et Julien Duvivier du roman de Simenon paru en 1933, Les Fiançailles de Monsieur Hire, Panique raconte sous forme de polar ombré de réalisme poétique (on pense au Jour se lève de Marcel Carné) l’insupportable poids de la différence pour la foule imbécile. Tout ce que les auteurs ont ajouté au roman (la fête foraine, les personnages secondaires, la passion de Hire pour les photographies morbides) donne au récit littéraire d’un homme seul contre tous une consistance supplémentaire. Une atmosphère palpable, aussi puissante que désespérante.

Tourné dans la France de l’après-guerre, où se dressent sur leurs ergots accusateurs et délateurs, Panique est sans concession sur le genre humain. La scène des autos-tamponneuses et la mise à mort finale sont autant de moments terribles que la caméra capte frontalement, nous rendant complices, sinon voyeurs de tant de haine concentrée sur une seule âme. Michel Simon trouve en Désiré Hire son plus beau rôle et Viviane Romance, abonnée aux rôles de garce (dont La Belle équipe du même Duvivier, dix ans plus tôt) insuffle à Alice des nuances inattendues, notamment dans la scène finale. Sur son visage passe le remords de n’avoir pas vu plus tôt qu’elle est comme lui, celle que les autres toujours dévisagent sans jamais l’envisager.

 

Isabelle Danel

Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1954)

 

Le store d’une fenêtre new-yorkaise se hisse, puis un autre et un troisième, dévoilant la cour intérieure d’un ensemble d’immeubles niché au cœur de Greenwich Village, alors que le thermomètre extérieur affiche 33 degrés. Sous le générique inaugural, les premières images de Fenêtre sur cour (Rear Window) nous familiarisent avec le petit théâtre des événements à venir. Les fortes chaleurs estivales incitent le voisinage à vivre les fenêtres grandes ouvertes, et même, pour un couple, à passer la nuit sur le balcon. Notre point de vue épouse celui de L. B. Jefferies (James Stewart), photographe reporter immobilisé, la jambe dans le plâtre, et cloîtré chez lui de facto. Sous ses yeux, et les nôtres, débute un ballet quotidien interprété par une danseuse courtisée, une femme alcoolique et esseulée, un négociant en bijoux et sa femme alitée, un groupe de musiciens exaltés… mais aussi tout un bestiaire composé d’un chat, d’un chien et de quelques pigeons urbains. La géographie des lieux ménage une étroite perspective sur la gauche ouvrant sur une rue, où s’aperçoivent quelques passants. Cette mince trouée accentue le caractère quasi clos du dispositif, où chaque fenêtre accueille un genre en soi : le psychodrame (celui que traverse « Cœur solitaire »), la comédie musicale, la romance (celle qu’alimente « La reine des abeilles »), le drame conjugal, qu’annoncent les disputes entre le représentant de commerce et son épouse mal en point… Ainsi le regard de Jeff peut-il se promener à loisir et s’attarder sur ses voisins et voisines aux affects lisibles. Toute la sève de ce film génial vient de là : de la lecture que Jeff, Lisa, sa fiancée (sublime Grace Kelly, dont le visage envahit l’écran la première fois qu’elle apparaît et éclipse cette ruche animée le temps de ce plan), Stella, son infirmière-masseuse (Thelma Ritter) et Doyle, son ami détective (Wendell Corey) feront des manœuvres du négociant corpulent, soudain devenues suspectes le jour où sa femme disparaît. D’abord voyeurs, le photographe et son entourage deviendront enquêteurs, puis justiciers. Jeff et Lisa finiront même par se fiancer. Les voisins et les voisines, malgré eux, les auront révélés à eux-mêmes et sortis de leur inertie.

 

Anne-Claire Cieutat

Une journée particulière d’Ettore Scola (1977)

 

Qui dit voisins dit, en creux, lieu d’habitation. Dans Une Journée particulière, il s’agit d’un spectaculaire immeuble, conçu selon le goût fasciste de l’époque : le gigantisme, la répartition des appartements autour d’une cour (donc autant de vis-à-vis intrusifs), des escaliers interminables et des passages plus ou moins secrets…

Nous sommes au mois de mai 1938, la population de Rome est en liesse, car Hitler vient rendre visite à Mussolini. Tout l’immeuble s’est donné rendez-vous sur le parcours du cortège, excepté trois personnes : la concierge moustachue qui suit avec ferveur l’événement à la radio ; une mère de famille admirative du Duce, mais ayant trop à faire pour se permettre cette sortie ; un homme résigné, occupé à rédiger des lettres. Puis, un oiseau s’échappe de sa cage, et voilà les deux locataires esseulés (Sophia Loren et Marcello Mastroianni, tous deux à contre-emploi) amenés à se rencontrer pour le rattraper.

Oiseaux, chats, chiens : les animaux sont de formidables briseurs de glace entre voisins ! Évidemment, s’il s’agit d’un pauvre toutou aboyant jour et nuit, ce n’est pas idéal, mais, pour l’avoir vécu : devant la détresse d’un chat bloqué sur un muret inaccessible, tout le voisinage se met en quatre pour l’en délivrer, avec de jolis et durables échanges à la clé – bonjours amicaux, services rendus, un verre de temps en temps. Et l’avantage confortable de la neutralité, car pas besoin de savoir où se situent idéologiquement ces inconnus si proches de nous. Dans Une Journée particulière, la confrontation est au cœur du récit et il en naît aussi de très beaux instants. Mais, en notre époque de nouvelles crispations, pouvons-nous faire autant confiance à la vie qu’au cinéma ?

 

Jenny Ulrich

Do the Right Thing de Spike Lee (1989)

 

En 1989, Spike Lee, 32 ans, présente Do The Right Thing au Festival de Cannes. Il en ressortira bredouille et sera pareillement ignoré par l’Académie des Oscars, quelques mois plus tard. Pourtant, auprès des cinéphiles et plus largement dans la culture populaire, le troisième film du cinéaste, photographie d’un vivre-ensemble qui déraille peu à peu, devient une sorte de classique instantané. Force est de constater, avec plus de 35 ans de recul, que ce n’est que justice.

Rien que dans la forme déjà, pour laquelle Spike Lee combinait avec une redoutable habileté la spontanéité de Nola Darling n’en fait qu’à sa tête et la sophistication visuelle de School Daze. Mais c’est probablement plus pour l’acuité de son regard qu’on retiendra encore longtemps Do The Right Thing. Avec une intelligence remarquable, Spike Lee orchestre dans ce coin de rue de Brooklyn écrasé par la chaleur la circulation de la violence verbale, puis physique. Ressentiment, incompréhension, communautarisme, racisme :  dans une montée en puissance digne d’un thriller, le réalisateur de Clockers observe et tente d’expliquer comment les voisins d’un quartier populaire, soumis à différents types de pression, peuvent s’affronter aussi violemment. Mais, si la mécanique est celle du drame, le ton du film est plutôt celui d’une comédie de caractères. Spike Lee, au détour d’une scène célèbre avec le grand Radio Raheem, cite La Nuit du chasseur, mais on pense beaucoup plus au chef- d’œuvre de Sidney Lumet, 12 Hommes en colère, dans cette façon d’organiser les réparties entre les personnages pour véhiculer des idées fortes.

Et c’est peut-être la plus grande force de Do The Right Thing, celle d’être une grande pièce de théâtre à ciel ouvert, captée par un cinéaste aux intuitions de génie et portée par des personnages complexes, qui rappellent cette phrase prononcée par Jean Renoir dans La Règle du jeu : « Tout le monde a ses raisons ». Avec ce troisième film, visuellement sophistiqué et politiquement acéré, Spike Lee frappait un grand coup en 1989. Do The Right Thing reste aujourd’hui un classique de l’observation sociale, doublé d’un redoutable cocktail molotov cinématographique.

 

François-Xavier Taboni

Edward aux mains d’argent de Tim Burton (1990)

 

Conte de fée gothique, savoureux et désarmant, flirtant allègrement avec le thème du « voisinage », le quatrième long-métrage de Tim Burton est l’un des plus personnels de son réalisateur. Quasi autobiographique, de son propre aveu, cette œuvre originale illustre, via le personnage emblématique d’Edward (incarné par Johnny Depp), le sentiment particulier qu’il avait vécu, adolescent. Ce monstre aux doigts en forme de ciseaux isolé dans un château ténébreux, impuissant « à toucher ce qui l’entoure », à « communiquer avec le reste du monde », porte en lui « un désir créateur » autant que « destructeur » (propos issus de Tim Burton par Tim Burton).
Ayant grandi à Burbank, dans le décor aseptisé d’une banlieue américaine où toutes les maisons ressemblaient à « des boîtes à chaussures » (ibid.), Tim Burton a cherché à la reconstituer dans son film, accentuant les tons pastel des façades parfaitement alignées et contrastant avec les ogives sombres et alambiquées de la forteresse voisine, où est « né » Edward. L’étude liée à l’interpénétration de ces deux univers radicalement opposés et juxtaposés ironiquement dans le film s’avère passionnante : adopté dans un premier temps par les riverains excités par la découverte, Edward est brutalement victime de leurs commérages. Espionné, scruté, il est injustement rejeté par la meute devenue folle, incontrôlable et indisposée par sa présence.

L’esthétique et le discours du film contribuent à dresser ainsi un constat implacable sur l’inadaptation à la vie sociale de certains individus « différents », exacerbant le racisme et la vindicte populaire d’une société encline à la norme. Edward aux mains d’argent paraît lui-même être le fruit d’un cinéaste mutant, une sorte de Cerbère réunissant la ligne claire et acérée de Jacques Tati (Mon oncle), l’outrance sarcastique de John Waters (Cry-Baby, Hairspray) et l’esprit visionnaire de Fritz Lang (Furie, M le Maudit).

Entre autres détails, Tim Burton avait choisi d’attribuer au personnage d’Edward la coiffure ébouriffée défiant les lois de la gravité de Robert Smith, chanteur iconique du groupe anglais The Cure, auquel le cinéaste rendra hommage, évoquant en creux le voisinage d’Edward aux mains d’argent avec leur musique, trente ans plus tard lors d’une cérémonie à Londres : « Je veux juste dire qu’il y a longtemps, quand j’étais un animateur à Disney enchaîné à un bureau à dessiner de mignons animaux parlants, j’étais furieusement déprimé et cette musique (The Cure) était la seule chose qui parvenait à me sauver. Je veux dire que si ça pouvait rendre un maniaque dépressif heureux, ils l’ont fait. Ils ont parlé à tous ceux qui se sentaient étranges et bizarres ». Depuis, les cinéphiles du monde entier n’ont cessé de prier pour que Tim Burton reste fidèle à lui-même et à son extravagante singularité.

 

Olivier Bombarda

Delicatessen de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet (1991)

 

Il aura fallu voir Delicatessen pour enfin croire au proverbe chinois selon lequel « choisir ses voisins est plus important que choisir sa maison ». Car, bien vite, à vivre dans le même immeuble qu’un boucher cannibale, auprès d’un souffleur d’idées suicidaires et au-dessus de « troglodistes » voleurs, notre existence ne tient qu’à un fil.

Heureusement que demeure le voisin sur qui nous pouvons toujours compter : Louison. Aussi doué en pitreries – c’est un clown reconnu – qu’en scie musicale, il conquiert la sympathie des locataires en réparant un sommier qui grince ou en récupérant une petite culotte accrochée à un lampadaire. Mais sa présence dérange ceux qui le considèrent comme une bouche de plus à nourrir dans un monde famélique.

En dire davantage risquerait d’adoucir le mordant de cette comédie noire, à laquelle aucun producteur ne croyait avant Claudie Ossard. À l’instar des formidables acteurs Dominique Pinon (Louison), Jean-Claude Dreyfus (M. Clapet, le boucher) ou encore Ticky Holgado (Monsieur Tapioca), elle deviendra une collaboratrice fidèle de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, les réalisateurs de cette œuvre insolite. Singulière certes, mais déjà empreinte du charme de leur univers.

Leur premier long-métrage Delicatessen couple les maladresses d’un premier geste avec les obsessions d’une filmographie en devenir. La photographie saturée attise l’œil et accentue les particularités physiques de chaque personnalité déjà haute en couleur. Qu’il s’agisse du couple bourgeois M. et Mme Interligator ou d’Aurore Clapet, la jeune première myope à lunettes, chaque voisin semble être tout droit sorti d’une bande dessinée.

À contre-courant des intentions de réalisme souvent chères au septième art, Delicatessen nous enveloppe d’un parfum fantaisiste revigorant.

 

Hélène Robert

In the Mood for Love de Wong Kar-wai (2000)

 

Wong Kar-wai filme le couple depuis son premier long-métrage As Tears Go By (1988) avec Andy Lau et, déjà, Maggie Cheung. Il en créera des variations de récit et de genre avec Nos années sauvages (1990), Happy Together (1997) et 2046 (2004). Dans ce septième opus long, devenu son œuvre la plus adulée, il propose la quintessence de la rencontre romantique. In the Mood for Love, littéralement « d’humeur amoureuse », suit le ballet incessant d’un homme et d’une femme, partenaires respectifs d’une autre et d’un autre, amants, hors champ, hors cadre, ailleurs. Monsieur Chow (Tony Leung Chiu-wai) et Madame Chan (Maggie Cheung) arpentent les couloirs, les paliers, les escaliers, les chambres, les bureaux, les rues, le bitume, dans le Hong-Kong de 1962. Une décennie à l’esthétique inspirante, également illustrée par le cinéaste dans Nos années sauvages et le futur 2046, prolongation temporelle d’In the Mood for Love.

Si les voisins des protagonistes font du bruit, à tchatcher et jouer au mah-jong, le duo central se familiarise dans une discrétion polie, de croisements en frôlements, à sortir fumer ou aller chercher des nouilles. Le rapprochement est progressif. Ces deux-là se regardent, s’écoutent, se sentent, se devinent, s’apprivoisent. Leur partage d’un espace commun, dû à l’absence de leurs moitiés, débouche sur une attirance qui ne dit pas tout de suite son nom. Oser ou ne pas oser. Dépasser ou pas le secret. Questionnement qui finit par envahir les ellipses, les regards, les esprits. Le cadre étriqué de l’époque et des conventions, la politesse et la réserve, les commérages et la peur du scandale, tout n’est qu’étau existentiel. Que faire quand on est à la merci du voisinage, symbole d’une société tout entière ? Que faire quand la paroi d’un mur mitoyen révèle un désir concomitant ? In the Mood for Love, c’est une aventure irradiante, bercée par les accords du Yumeji’s Theme de Shigeru Umebayashi, par les images de Christopher Doyle, par le magnétisme de Maggie Cheung et Tony Leung Chiu-wai, et par la maestria de Wong Kar-wai.

 

Olivier Pélisson

Mes chers voisins d’Álex de la Iglesia (2000)

 

Cette comédie noire espagnole explore les aspects les plus sombres et les plus absurdes des relations de voisinage. Loin de l’image idyllique d’entraide et de convivialité qu’induit « la communauté » – le titre original est « La Comunidad » -, le film nous plonge dans un huis clos oppressant, où la cupidité et la paranoïa transforment un immeuble madrilène en une véritable arène. L’intrigue est centrée sur Julia (Carmen Maura, excellente dans la perte progressive d’humanité de son personnage), une agente immobilière qui trouve dans un appartement le corps sans vie du locataire et la somme de trois cents millions de pesetas qu’il avait gagnée au loto sportif ; elle s’empare du magot dans une valise. Cette découverte s’ébruite et attise la convoitise de tous, l’empêchant de quitter l’immeuble. Cela donne lieu à des scènes hilarantes, empruntant au comique burlesque. Mes chers voisins manie avec audace l’humour noir et la férocité pour dépeindre une galerie de personnages hauts en couleur, archétypes des travers humains. La solidarité est totalement absente. Le film met en lumière les conflits, l’indifférence et la méfiance qui peuvent régner entre voisins, transformant les habitants de l’immeuble en une meute de prédateurs. Álex de la Iglesia dresse ainsi un portrait acerbe de la société espagnole contemporaine, minée par la cupidité et l’individualisme. L’immeuble devient un microcosme de l’Espagne. Le réalisateur a toujours pratiqué dans ses films une approche visuelle débridée, proche  de la bande dessinée. Il exploite ainsi le cadre graphique de l’immeuble, de la cage d’escalier au toit. Il ajoute à sa critique sociale acerbe des citations : l’influence d’Hitchcock est palpable, le vis-à-vis évoque Fenêtre sur cour, tandis que les scènes de poursuite sur les toits de Madrid rappellent Vertigo. Le film est également parsemé de références au Locataire, à The Party (la scène de fête), et la musique cite ouvertement Beetlejuice et Basic Instinct. Au-delà des hommages, ce véritable jeu de massacre est d’une grande efficacité dramatique. Les voisins s’entretuent dans un long crescendo jusqu’à un final en altitude spectaculaire. Le film ne traite pas d’une simple “guerre de voisinage » au sens traditionnel du terme, mais d’une folie collective, se démarquant par son traitement grotesque et son rythme effréné.

 

Benoît Basirico

La Vie des autres de Florian Henckel Von Donnersmarck (2006)

 

Épier ses voisins est, semble-t-il, une activité humaine très répandue, dont le cinéma s’est fait l’écho de multiples façons. Ce premier long-métrage de l’Allemand Florian Henckel von Donnersmarck, en 2006, place le voyeurisme au cœur du politique. Il raconte, en 1984 dans l’Allemagne d’avant la chute du mur de Berlin, comment un agent de la Stasi (la police secrète de la RDA, la République démocratique allemande), surveillant un couple d’artistes supposés opposants au régime communiste, découvre des sentiments insoupçonnés.

Après avoir scruté au théâtre à travers ses jumelles la somptueuse Christa- Maria Seland, actrice dans la pièce de son metteur en scène de mari, Georg Dreyman, le capitaine Wiesler accepte sa mission, fait truffer leur appartement de micros et emménage dans une soupente située au-dessus de leur nid d’amour.

Éloge de l’art, le film au classicisme élégant (Oscar du meilleur film étranger en 2007) épouse tous les sens soudain en éveil de l’espion qui n’aimait, jusque-là, que son travail (le film nous le présente donnant des cours sur la façon de faire avouer les personnes emprisonnées à une assemblée de futurs agents singulièrement attentifs). L’oreille aux aguets, épiant la moindre trace de culpabilité chez Christa, Georg et les amis qui leur rendent visite, Wiesler va faire sienne la vie de ces autres. De mots en mots, de frôlements en rires, de concerto de Beethoven en phrases de Bertolt Brecht, Wiesler (Ulrich Mühe, phénoménal) s’ouvre petit à petit à ce qui fait une vie et se met à essayer, bonne fée improvisée, d’influer sur celle de Christa et Georg. Ce voisin malgré lui épouse les passions du couple. Pour le meilleur et pour le pire.

 

I.D.

La Chasse de Thomas Vinterberg (2012)

 

Le réalisateur danois, cofondateur de Dogma, a tous les dons en matière d’analyse socio-psychologique, et surtout la capacité à mettre en exergue le pire et le meilleur de l’humanité lambda. La Chasse débute comme un portrait épais d’une vie de voisinage paisible. Lucas, incarné avec une intensité contenue par Mads Mikkelsen, est l’homme ordinaire, intègre, que l’on croit connaître. Tout bascule avec un murmure, une parole d’enfant qui se répand. Un poison dans les ruelles de la communauté. La beauté pastorale, les forêts et les paysages enneigés deviennent le théâtre d’une chasse à l’homme d’autant plus sinistre que Lucas est innocent. Ce qui suit n’est pas tant une enquête qu’une lente implosion. La peur infuse dans chaque regard, et les voisins, hier encore amis, deviennent les juges et bourreaux de celui qu’ils appelaient frère.

Avec une caméra aussi acérée que sa plume (plume partagée avec Tobias Lindholm quatre fois de suite, notamment pour Drunk en 2020), Thomas Vinterberg excelle, comme toujours, à faire vivre ses personnages et à leur faire incarner une société en plein effondrement. Ce qu’il capte avec une acuité bouleversante, c’est la proximité – physique, émotionnelle – qui peut tantôt réchauffer, tantôt étouffer, et surtout la manière dont la peur de l’ennemi à l’intérieur des murs peut réduire les relations humaines en cendres.

La Chasse a connu un immense succès critique à sa sortie. Il a été sélectionné au Festival de Cannes 2012, où Mads Mikkelsen a remporté le Prix d’interprétation masculine. Il est régulièrement cité parmi les œuvres majeures de la décennie. Pourquoi donc ? Parce que la force du film réside dans sa subtilité : il n’accuse pas, mais il questionne. Parce que le grand talent de Vinterberg, c’est d’éviter les caricatures. Chaque personnage est à la fois victime et bourreau, piégé par un système où les voisins, au lieu de se soutenir, se détruisent dans un tourbillon de peur et de conformisme. Parce que La Chasse n’est pas seulement une critique des mécanismes sociaux, mais un avertissement, une invitation à réfléchir.

Et c’est là que réside le génie du cinéaste. Comme dans nombre de ses films, Vinterberg ne nous livre pas un verdict : il nous tend un miroir. Quels voisins, quels amis sommes-nous ? Sommes-nous prêts à tendre la main, à douter, ou sommes-nous de ceux qui brûlent les ponts, aveuglés par leurs propres peurs ?

 

Mary Noelle Dana

Limbo de Ben Sharrock (2020)

 

Sur la petite île écossaise où se déroule Limbo, le premier film du réalisateur anglais Ben Sharrock, mieux vaut bien s’entendre avec le voisinage. Mis à part quelques pêcheurs, il n’y a pas foule et tout le monde se connaît. Dans cet espace clos où personne ne semble vraiment s’arrêter, un centre de réfugiés accueille une quinzaine d’individus venus de divers coins du globe, du Nigeria jusqu’à l’Afghanistan.

Les magnifiques paysages côtiers et verdoyants pourraient rappeler la petite île fictive des Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh, mais ici, la querelle d’amis est remplacée par une étrange coexistence entre ces deux groupes : les locaux et ceux qui viennent d’ailleurs.  Parmi ces derniers, on suit particulièrement le destin d’Omar, un jeune Syrien anciennement joueur de oud, désormais empêché de pratiquer par un bras plâtré. Ben Sharrock explore son déracinement, ainsi que celui de ses compagnons, à travers des scènes où l’absurde et le tragique se rencontrent. C’est la file d’attente devant une cabine téléphonique érigée en plein milieu d’un champ, ou les quelques leçons de savoir-vivre dispensées au centre. Par exemple, l’ouverture du film, hilarante, montre un couple de locaux travaillant avec les réfugiés qui tentent d’expliquer en pratique la question du jour : « Sexe : un sourire est-il une invitation ? », sous le regard médusé de leur assistance.

Ces instants de collisions, où ce voisinage contraint s’observe plus qu’il ne communique, donnent au film un ton singulier, à la fois suspendu et poétique, sans jamais vraiment s’éloigner de la comédie. Lorsque la rencontre advient enfin, Limbo nous embarque dans une improbable fête des voisins, où résonnent des chansons syriennes au creux des vagues écossaises.

 

Léo Ortuno

Également au programme :

L’Étage du dessous de Radu Muntean

Les Misérables de Ladj Ly

As Bestas de Rodrigo Sorogoyen

R.M.N de Cristian Mungiu

The Old Oak  de Ken Loach

 

BANDE À PART, partenaire de Premiers Plans.

Rétrospective Voisins Voisines.