Disparu le 15 janvier dernier à l’aube de ses 79 ans, David Lynch laisse dix films et une série.
Et des souvenirs de cinéma inoubliables pour l’équipe de BANDE À PART.
Lynch, le bien vivant
Déflagration dans le ciel du cinéma international, l’annonce de la mort David Lynch produit une image flash dans nos esprits : le cinéaste est passé de l’autre côté du miroir, le voilà assis dans le fauteuil club de l’antichambre au sol zébré qu’il a sanctuarisé dans Twin Peaks, trônant devant un épais rideau rouge, un sourire en coin, nous observant de ses yeux clairs. Immortel. Pas étonnant que Stéphane Guez se soit servi de cette image en introduction à son documentaire David Lynch, une énigme à Hollywood : génie du cinéma américain indépendant, chantre du rêve contaminé par le cauchemar, orfèvre de la métempsychose, obsessionnel du thème de l’absence, Lynch a tout simplement révolutionné le 7e art par sa perception sensible d’un monde « au-delà du réel ». Le cinéaste en tirait son inspiration profonde et la morale d’une esthétique dont les cinéphiles espèrent toujours la relève. Comme il l’expliquait dans L’Image originelle de Pierre-Henri Gibert : « Dans le fond, nous savons que ces autres mondes existent. Nous en sommes conscients, bien qu’on ne les ait jamais vus. Vous devez ressentir l’univers et apprendre à le connaître par cœur. Parce qu’une fois plongé dans cet univers, de nouvelles idées surgissent » (*). La messe est dite, les instructions données. « Le cinéma, c’est cinquante pour cent de l’image et cinquante pour cent du son », affirmait-il encore au Guardian récemment, la lapalissade dopant de film en film l’artiste polyvalent qu’il était : un metteur en scène, un peintre, un décorateur, un monteur-truquiste, un musicien et un mélomane, tout à la fois. Il aurait pu faire sienne la définition d’un autre grand maître, Stanley Kubrick (qui adorait Eraserhead) : « Un film est – ou devrait être – beaucoup plus proche de la musique que du roman. Il doit être une suite de sentiments et d’atmosphères ». Il remonte en nous, entre autres souvenirs ébahis, l’univers de son premier chef-d’œuvre, Eraserhead (1977), que Lynch aura mis cinq ans à réaliser à force de ténacité dans les locaux de l’AFI et le manoir de Greystone à Beverly Hills. Hanté par la chanson Song to the Siren de This Mortal Coil pendant le tournage de Blue Velvet, il l’utilisera seulement vingt ans plus tard pour des séquences d’amour parmi les plus habitées de l’histoire du cinéma dans Lost Highway (1997). Tant de réminiscences affleurent : le cri de désespoir d’Elephant Man, la folie et l’oreille coupée de Blue Velvet, la route obscure et trépidante de Lost Highway, la blonde et la brune de Mulholland Drive. Jusqu’à ce mythique épisode 8 (Got a light ? Tu as du feu ?) de Twin Peaks, The Return où son expression est dynamitée dans un enchevêtrement plastique et sonore inoubliable : ce volet est une évocation monomaniaque des racines du mal et de la bombe atomique du 16 juillet 1945 à White Sands (Nouveau Mexique). Ce geste d’une liberté absolue, quasi testamentaire, diffusé à grande échelle à la télévision américaine comme bénéficiant d’une faille spatio-temporelle, aura été un acte politique inédit dans le but d’ouvrir les consciences. Il est la marque d’un humanisme dont personne ne mesure tout à fait l’importance, ni l’impact. Même consumé au feu d’Hollywood, Lynch est bien vivant et nous observe désormais depuis le panthéon des plus grands.
Olivier Bombarda
Avec Eraserhead (1977), son premier long-métrage, David Lynch marque les esprits. Trois ans plus tard, Elephant Man serre les cœurs et parvient à concilier cinéma d’auteur et succès public, tout en imposant l’univers esthétique et sensible d’un des réalisateurs les plus freaks de l’histoire du cinéma.
Le scénario a été coécrit par Lynch, Christopher De Vore et Eric Bergren, à partir des mémoires de Frederick Treves et de l’ouvrage d’Ashley Montagu, « The Elephant Man : A Study in Human Dignity ». Le film, tourné dans un noir et blanc bouleversant, retrace la vie, à Londres, à la fin du XIXᵉ siècle, de Joseph Merrick, surnommé « l’homme-éléphant » en raison de ses sévères difformités, et exploité comme phénomène de foire. Sous la protection bienveillante du Dr Frederick Treves, John Merrick se dévoile. John Hurt interprète Merrick, et Anthony Hopkins joue le rôle de Dr Treves, en noir et blanc et dans une mise en scène sobre, mais audacieuse. Elephant Man marque un tournant pour David Lynch, avec huit nominations aux Oscars.
Depuis sa sortie, de génération en génération, non seulement le film ne vieillit pas dans son message, mais il transcende son époque grâce à son humanité poignante, avec l’immense qualité de nous rappeler à nos contradictions. S’il appartient à la liste exclusive des œuvres dites majeures, il fait surtout partie des films qu’on voudrait pouvoir redécouvrir pour la première fois, et souvent… Sans doute parce qu’en 1980, Elephant Man était déjà un rappel brutal et magnifique à la décence.
Mary Noelle Dana
Blue Velvet (1986)
Malgré les rouges-gorges, les tulipes se balançant au gré du vent et les clôtures de jardin peintes en blanc, quelque chose grouille, gronde, grince et grimace dans l’Amérique banlieusarde de Blue Velvet, quatrième long-métrage de David Lynch. Jeffrey et Sandy, deux adolescents proprets (Kyle MacLachlan et Laura Dern) mènent l’enquête après que le premier a trouvé dans un champ une oreille humaine coupée. Jeffrey part sur la piste d’une chanteuse, Dorothy Vallens (extraordinaire Isabella Rossellini), personnage trouble et troublant sous la coupe d’un terrifiant psychopathe (Dennis Hopper, au sommet) qui la bat et abuse d’elle. Chantage, trafic de drogue, violence extrême. Et bientôt, il est clair que le bureau du shérif local est gangrené et que le mal rôde partout. « Qui a transformé le rêve américain en cauchemar ?», est une des questions lancinantes du cinéma de David Lynch, chantre des apparences trompeuses. Si le personnage de femme maltraitée et consumée qu’incarne Isabella Rossellini se prénomme Dorothy, c’est que Le Magicien d’Oz (1949) est une grande référence de Lynch, présente entre autres dans Sailor et Lula (1990). On reverra à ce titre le très intéressant documentaire Lynch/Oz de Alexandre O. Philippe (2023). Entre sommeil et rêve, beauté et laideur, conte de fées et fable horrifique, Blue Velvet est un choc sans pareil. Un épouvantable bonheur de cinéma.
Isabelle Danel
Qui a tué Laura Palmer ?
Un an avant de découvrir Twin Peaks, la série qui allait révolutionner la télévision américaine, les admirateurs français de David Lynch pouvaient en avoir un aperçu avec la diffusion dans les vidéoclubs du premier épisode, nanti d’une étrange conclusion, toujours aussi fascinante.
En 1990, David Lynch change de statut en France. Icône des cinéphiles pointus et des férus de cinéma fantastique, le réalisateur commence à accéder à un nouveau statut : une Palme d’or vient d’être attribuée à Sailor & Lula, son film le plus « normal » jusqu’alors, et ses admirateurs entendent parler d’une série qui ressemblerait à un prolongement de son Blue Velvet, mettant en vedette le même comédien, son acteur fétiche Kyle MacLachlan, dans une bourgade en apparence paisible qui cache de troubles secrets. En attendant de la découvrir en France, on peut mettre la main dans les vidéoclubs sur un objet hybride, Qui a tué Laura Palmer ?, le premier épisode de la série, pour lequel David Lynch a spécialement tourné une conclusion toute particulière.
Et c’est ainsi qu’on se plonge une première fois, et pour ne plus jamais l’oublier, dans l’univers de Twin Peaks, enveloppé dans l’envoûtante bande originale signée Angelo Badalamenti. Ses restaurants chaleureux, ses habitants tous plus ou moins étranges, souvent moins singuliers que l’agent du FBI Dale Cooper (MacLachlan, génial mélange de froideur méthodique et de douce bizarrerie), mais aussi ses zones d’ombre, la principale étant l’inexplicable meurtre de l’étudiante la plus populaire de la ville, Laura Palmer.
Et c’est la conclusion, absolument sacrilège, de cet étrange objet qui fascine encore aujourd’hui. Sacrilège, car elle donne chair au démoniaque Bob et propose un final presque explicatif, à contre-courant de la démarche de David Lynch, qui passera trois saisons et un film à épaissir le mystère (Mystères à Twin Peaks sera le titre choisi pour la première diffusion de la série à la télévision française) qu’il avait créé avec Mark Frost. Mais c’est aussi ce pas de côté qui élargit un peu plus l’univers de cette série qui nous accompagne depuis trente-cinq ans.
François-Xavier Taboni
Mulholland Drive (2001)
54e Festival de Cannes, mai 2001. Mulholland Drive est en compétition. Il va recevoir le Prix de la mise en scène, onze ans après la Palme d’or de Lynch pour Sailor & Lula. Fasciné et effrayé à la fois par Blue Velvet, Twin Peaks (série et film) et Lost Highway, je suis impatient de découvrir son nouveau voyage. Vingt-quatre ans plus tard, avec sa rediffusion à la mort du réalisateur, je replonge en immersion. Mêmes sensations. Rares et uniques. Jubilation de me laisser guider par la maestria technique, formelle, esthétique, et narrative. Une expérience de spectateur où il faut lâcher prise. Si la rencontre se fait avec l’œuvre, le ressenti est puissant. La caméra qui navigue et tangue n’est pas pour rien dans l’approche hypnotique de cette histoire linéaire, puis tortueuse, dont les contours fluctuent au gré de l’irrationalité contaminante. Le rêve et le cauchemar sont entremêlés, et les corridors qui les relient en sont le sel.
Un double mauvais rêve ouvre la balade californienne. Un accident de voiture avec l’une des deux héroïnes, avant son amnésie. Puis un récit de cauchemar, d’un homme à un autre, dans un diner typiquement nord-américain. Vision tétanisante qui va se confirmer à l’écran. Mais de qui est-elle la réalité ? Tout cet art du jeu avec la subjectivité, avec la caméra, dans les yeux des protagonistes ou de voyeurs qui épient, sert de guide au vécu sensoriel de cette traversée du miroir aux alouettes de Los Angeles. Anges et démons, blonde et brune, vedettes et anonymes, réel et artifice, identité et schizophrénie, trivial et mythologique. Portes, fenêtres, rideaux et mondes se franchissent, scènes et théâtres se fondent dans des mises en abyme, et la magie noire, bleue et rouge l’emporte. Si Justin Theroux est en tête de générique, Naomi Watts et Laura Harring mènent la danse dans des doubles rôles, et incarnent puissamment la volonté, le désir, le fantasme et l’amour. La première accéda à la notoriété en campant Betty, fraîchement débarquée dans la Cité des anges, pour justement percer comme actrice. Et Mulholland Drive, acmé du cinéma de David Lynch, n’en finit pas de me hanter.
Olivier Pélisson