Les grands thèmes de Cannes 2018 : Les exclus
Vitrine du cinéma mondial, le Festival de Cannes aura, comme à son habitude, donné une large place au thème de l’exclusion via des films souvent très réalistes et concernés par la vitesse préoccupante des sociétés contemporaines, consuméristes et insensibles aux populations pauvres qui grouillent dans la marge.
Trois grands prix du palmarès 2018 témoignent des exclus à cœur ouvert : le premier n’est autre que la Palme d’or attribuée à Une affaire de famille de Kore-eda Hirokazu, œuvre accomplie à la sensibilité ambiguë sur une famille (re)composée de radiés de l’existence au Japon, qui vivent de petits larcins dans une ambiance faussement débonnaire. L’arrivée impromptue dans leur cercle d’une gamine de cinq ans molestée par la vie, ravive pour chacun le souvenir du vaurien qu’il a été et reste encore, s’ingéniant à faire des prouesses en guise de consolation pour une môme brisée et sans avenir. La beauté évidente des enfants sur laquelle Kore-eda se focalise est un vecteur dont il use à satiété dans un jeu savant pour incarner la résurgence du passé de ces adultes si particuliers. Ces derniers examinent leurs propres trajets parcourus, leurs efforts, leurs manques et leurs failles, à l’aune de ces orphelins recueillis qui forcent leur compassion et celle du spectateur. L’ensemble étant tenu par une mise en scène assez classique, le jury aura trouvé là le goût du consensus pour lui remettre le prix suprême. Cette consécration aurait pu échoir tout autant à Nadine Labaki – et pour la deuxième fois de l’histoire cannoise, après Jane Campion, à une femme – avec son bouleversant Capharnaüm, distingué du Prix du jury. Faut-il y voir l’effet d’un dénigrement d’une partie de la presse plongeant tête la première dans des « pour ou contre » aussi convenus qu’inconsistants, d’où il a même fuité que les membres du comité de sélection n’étaient pas entièrement solidaires du choix de porter le film en compétition ? Les arguments d’une mise en scène soi-disant manichéenne, l’utilisation de musique comme une infamie suprême, la critique d’un ralenti (au même titre que l’on avait maudit les zooms de Visconti à son époque), jusqu’à parler plus gravement « d’indécence », de « manipulation », voire de « porno misère » (!), sont la conséquence d’une hystérisation du débat aux raisonnements bien chichiteux et, au fond, obscènes, car confinés dans des salons confortables, face à la force exceptionnelle du propos et de la réalisation de Capharnaüm : emblématique de l’exclusion moderne, l’enfance maltraitée est le centre de gravité d’un casting de non-professionnels sortis tout droit de l’enfer des rues libanaises, où un magnifique bout d’homme de douze ans, meurtri, blâmé, Zain Alrafeea, illumine l’écran de spontanéité et de vérités incontestables dans sa lutte pour la survie et celle d’un bébé d’un an. Condensées sur deux, ce sont près de 500 heures de rushes dans la droite lignée d’une méthode déjà éprouvée par Abdelattif Kechiche, que Nadine Labaki et son équipe font minutieusement le récit de ce drame humain gigantesque. Le film est une quête qui prouve combien le cinéma numérique a du sens dans sa capacité d’enregistrement illimité, pour un acte de philanthropie infini, étalé sur six mois de tournage, où seul persiste l’enjeu de montrer le réel, au service de ce que l’on ne montre jamais, armé des outils du cinéma et du courage d’une dénonciation impérieuse et objective, agenouillé à hauteur d’anges salis par la vie. Il reste que le public de la salle Lumière lui aura octroyé, la boule au ventre, la plus longue célébration d’applaudissements de cette session.
Le film aura peut être eu le tort de faire de l’ombre au talent du Kazakh Sergey Dvortsevoy et son opus Ayka du fait d’une programmation contiguë où le spectateur cannois découvrait certains motifs récurrents à Capharnaüm dans le trajet terrifiant d’une jeune mère obligée d’abandonner l’enfant qu’elle vient de mettre au monde, plombée par les dettes et la misère, sans droits, sans travail, engluée dans la spirale de la méchanceté contemporaine. Plongé dans une esthétique sombre au scalpel, filmé à l’épaule, ce qui accroît le malaise, le trajet haletant de cette mère-courage repose amplement sur la performance de l’actrice Samal Yeslyamova, qui avait déjà tourné dans Tulpan (primé à Un Certain Regard en 2008). Cate Blanchett et les jurés auront su voir dans son interprétation fine le symbole d’une exclusion aussi ordinaire que déloyale, car liée à la condition des femmes sous la tyrannie de l’administration et du joug surpuissant des hommes, telle une chose malmenée, enchaînée à eux presque comme un animal de la clinique vétérinaire dont elle nettoie le sol.
Ces trois films emblématiques profilent ainsi avec brio ce tourment réitéré à Cannes d’année en année, sur l’état du monde des faibles et des exclus, telle une ritournelle inquiétante et désespérée.