Ken Loach à Angers

Saine colère

Le Festival Premiers Plans d’Angers, pour sa 36e édition du 20 au 28 janvier, lui consacre une rétrospective de quinze films sur les vingt-sept réalisés pour le cinéma. Ken Loach, c’est un regard humaniste, une saine colère. Un cinéma aussi engagé que poétique et salutaire. Florilège amoureux des préférés des Bandapartistes.

Pas de larmes pour Joy (1967)

 

« Quand on n’a que l’amour, à s’offrir en partage (…) ». Cette chanson de Jacques Brel aurait pu illustrer la vie de Joy, l’héroïne du premier long-métrage de Ken Loach, si le réalisateur ne lui avait pas préféré des tubes anglo-saxons des années 1960. L’amour est si polysémique ici qu’il nous fait un peu oublier le caractère social du propos, soit ce qui allait devenir l’empreinte du cinéaste. Joy aime comme une enfant, comme une mère, comme une maîtresse. Et Joy vit des désamours, épisodiques ou permanents.
« Be Not Too Hard », chante Donovan, quand Joy s’auto-flagelle en promenant avec ennui et désespoir son bébé. Pour faire passer le temps consacré à laver son linge ou à changer ses couches, elle allume la radio. Les mélodies entraînantes fusent. « Day Dream » du groupe folk The Lovin’ Spoonful ou encore « Something’s Coming Along » du groupe montréalais anglophone Les Sceptres lui font de nouveau voir la vie en rose.  C’est qu’elle ne se laisse jamais longtemps abattre, Joy. Elle cherche la joie, Joy. Avec sa coiffure blonde et son physique de midinette, on confondrait presque la pétillante Carol White avec Brigitte Bardot. Même charme magnétique, mêmes amours passionnelles et destructrices. D’abord mère au foyer désenchantée et épouse battue, Joy devient femme indépendante et audacieuse. Mais l’argent manque toujours. Un peu, beaucoup.
Ken Loach esquisse la modestie des jeunes mères célibataires anglaises des années 1960. Petit appartement non meublé dans les faubourgs peu sécurisants de Londres et jobs précaires… Néanmoins, s’il n’y avait pas ces chansons sixties et cette perruque blanche portée par un juge, saurions-nous dater le récit ? Certainement pas, et là est la force de Pas de larmes pour Joy. La misère sociale et le mal de vivre restent, hélas, bien d’actualité aujourd’hui encore. On s’éprend de Joy, qu’elle vive hier ou aujourd’hui, même filmée sans esbroufe. Peut-être aussi parce qu’elle parle avec justesse de ses sentiments. « Le vrai bonheur, ça se bricole », répond-t-elle à un inconnu hors champ dans la dernière séquence. Est-elle chez un psy ? Dans un commissariat ? Face à un journaliste ? Qu’importe, au fond. La fin se veut aussi ouverte que son cœur.


Hélène Robert

Kes (1969)

 

Avant de s’atteler à la réalisation de Kes, Ken Loach avait déjà fait ses armes à la BBC et signé un premier long-métrage, Pas de larmes pour Joy, petit succès surprise de l’année 1967. Deux ans plus tard, Kes est sans aucun doute le film qui le fait passer dans la cour des grands. Le cinéaste impose un style qui deviendra sa marque de fabrique en faisant preuve d’une immense empathie pour les marginaux de la société britannique. Kes n’est pas le personnage principal, mais le faucon dont celui-ci s’éprend. Entre Billy Casper (David Dai Bradley) et cet oiseau, la rencontre est aussi fusionnelle qu’évidente, aux antipodes des relations tumultueuses qu’il entretient avec son frère ou ses camarades de classe.
Les scènes de dressage, et plus généralement tous les moments passés dans la nature, permettent à Ken Loach de filmer son personnage en plans larges. Par cette mise en scène, le cinéaste apporte à cet adolescent l’espace qu’il ne trouve pas chez lui, mais aussi une perspective que l’école ne peut lui offrir. Le film est une adaptation du livre d’un ancien professeur, Barry Hines, et conserve une critique acerbe du système scolaire britannique. Billy, comme toute cette jeunesse issue de la classe populaire, semble promis à un avenir limité, où travailler à la mine est sans doute la meilleure situation qui s’offre à lui.
S’il ne fallait retenir qu’une scène de Kes, ce serait sûrement celle où le jeune garçon est interrogé en classe. Somnolant, il n’écoute ni son professeur ni les élèves jusqu’à ce qu’on lui demande de raconter une histoire vécue. David Dai Bradley, 14 ans au moment du tournage, semble avoir deux ans de moins que ceux qui l’entourent. Recroquevillé sur sa chaise, il se lève et commence à parler de son faucon. Sortant de son mutisme habituel, il prend doucement confiance jusqu’à acquérir une assurance de spécialiste. Devant lui, ses camarades passent d’un léger désintérêt à une attention captive. Billy sort enfin de l’enfance en nous montrant qu’il a trouvé sa voie et peut parler aussi bien qu’un conteur. Ce conteur, c’est aussi Ken Loach, qui devient peut-être cinéaste à ce moment précis.

 

Léo Ortuno

Family Life (1972)

 

Film phare de l’antipsychiatrie en vogue dans les années 1960, Family Life est un cauchemar réaliste de l’aliénation familiale et sociétale. 1971, une morne banlieue londonienne. Une jeune fille, Janice (Sandy Ratcliff), vit encore avec ses parents dans un pavillon ordinaire, contrairement à sa sœur aînée qui a su échapper à l’atmosphère délétère de cette famille plus que puritaine. Entre un père lâche, à la main souvent lourde, et une mère maladivement prude, Janice étouffe. Lorsqu’ils l’obligent à avorter, elle sombre dans une profonde dépression, et se retrouve ballottée d’hôpital psychiatrique en hôpital psychiatrique. Le spectateur suit avec effroi l’inexorable progression de sa maladie, sans retour possible.
Avant d’être un film, Family Life est une pièce écrite par David Mercer, In Two Minds, que le réalisateur avait déjà adaptée pour la télévision en 1967. Né en 1936, Ken Loach a été nourri par le free cinema porté, entre autres, par Lindsay AndersonKarel Reisz et Tony Richardson : un cinéma engagé, porteur d’un réalisme social au plus près de la vie quotidienne. Dans les années 1960, il réalise de nombreux docu-fictions, pour la BBC1, le service public de la télévision anglaise. Il peaufine son approche très naturaliste des sujets, sans fard ni romanesque factice, que ce soit le problème des sans-abri avec Cathy Come Home (l’impact du film est si fort qu’il provoque un remaniement des lois anglaises en 1966) ou les aléas des désirs et des amours de trois jeunes femmes dans Up The Junction (1968).
Il réalise pour le cinéma Pas de larmes pour Joy (1967), Kes, présenté à la Semaine de la Critique, du Festival de Cannes 1969, et, en 1971, Family Life, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes l’année suivante. Sans concession, Family Life ausculte comment la société, famille comprise, peut rendre l’autre fou. Deux conceptions du monde s’entrechoquent, le fossé générationnel est intense, comme l’impérieuse normalité chrétienne culpabilisante, qui criminalise toute velléité de liberté sexuelle. Une des grandes forces du cinéma de Ken Loach est sa capacité à intriquer le réel à la fiction. Que ce soit par le choix de capter, en caméra légère et courte focale, les sessions de thérapie avec ses comédiens et d’authentiques patients et soignants, ou les scènes d’intimité filmées comme de véritables tableaux dramatiques. Très clairement, le cinéaste prend parti dans le conflit des générations qui a secoué de nombreux pays dans le monde dès le milieu des années 1960, avec en point d’orgue les événements de 1968. La remise en cause de toutes les structures sociales, économiques, morales et familiales, était encore à l’œuvre.
Si schizophrénie il y a, elle n’est hélas que le résultat d’une société incapable d’entendre et d’accepter sa jeunesse, où l’injonction de la norme conduit à la destruction de l’individu. En cela, Family Life demeure une œuvre contemporaine d’une grande résonance.

 

Nadia Meflah

Riff Raff (1991)

 

« — Tu n’es jamais déprimé ? — C’est un truc pour les riches. Nous, on n’a pas le temps ! ». Ainsi répond Stevie (Robert Carlyle) à sa petite amie Susan (Emer Mc Court), qui, elle, s’autorise quelques baisses de régime. Le neuvième long-métrage pour le cinéma de Ken Loach, après une échappée en forme de quête des origines à Berlin (Fatherland) et de polar politique en Irlande (Hidden Agenda), marque un renouveau dans son œuvre, en même temps qu’un retour aux fondamentaux. Ici, comme dans ses premiers films, il se consacre à l’observation des « petits, des obscurs, des sans-grade », mais avec une verve renouvelée, un humour chevillé au corps pour conjurer le sort. Constater, oui, mais sans misérabilisme ni prise d’otage. Margaret Thatcher, chef du parti conservateur et Premier ministre depuis 1979 et trois mandats successifs, quitte le pouvoir au moment du tournage… mais elle est remplacée par un autre membre de son parti : John Major (jusqu’en 1997). La politique libérale de la Dame de fer a fait des ravages à coup de réformes économiques, de privatisations à tout-va et autres mesures diminuant le pouvoir des syndicats. La valeur travail n’existe plus. Les acquis sociaux sont de moins en moins acquis. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. On verra que ce n’est qu’un début.
Stevie, SDF venu d’Écosse, se fait embaucher sur un chantier de construction d’appartements de luxe (pour étrangers fortunés), où toute une bande de joyeux ouvriers fait contre mauvaise fortune bon cœur. Ça discute ferme entre deux coups de marteau, quelques revendications sociales sur les salaires ou la sécurité du site et l’envie récurrente de baffer (verbalement au moins) le contremaître et son chef en costard. Stevie rencontre Susan, chanteuse sans talent, mais qui se rêve en star, et s’installe avec elle dans un squat. Mais s’ils n’ont pas – ou peu – d’avenir, le passé les rattrape… Mélangeant comédiens et ouvriers, gueules authentiques et langage fleuri que les accents venant des quatre coins de Grande-Bretagne et même d’ailleurs rehaussent encore, Loach s’affiche comme l’un des grands cinéastes concernés, engagés. Suivant de près ses personnages, mettant en avant leur énergie et leur solidarité, il trouve ici une manière nouvelle, qui fait de sa matière un terrain de fiction unique. Et devient officiellement le père et le grand frère de Robert Guédiguian et des frères Dardenne.

 

Isabelle Danel

Raining Stones (1993)

 

Ken Loach excelle lorsqu’il traite par l’absurde les conditions de personnages en situation de pauvreté. Bob (Bruce Jones) et son meilleur ami Tommy (Ricky Tomlinson) tentent de vendre auprès des clients d’un pub des morceaux d’un mouton dérobé, ou de nettoyer les égouts en faisant du porte-à-porte, et vont jusqu’à subtiliser du gazon sur un terrain associatif. Ce cinéma social est incarné par un territoire (la périphérie de Manchester) et des personnages hauts en couleur. L’authenticité avec laquelle le cinéaste aborde son sujet se nourrit d’aspects comiques, sur un rythme soutenu, et d’une dramaturgie efficace, ce qui le distingue du naturalisme documentaire. Raining Stones, déjà son dixième film de fiction, inaugure une approche plus légère. Écrit par Jim Allen, comme le thriller Hidden Agenda (1990) et le film de guerre Land and Freedom (1995), le film préfigure pourtant les scénarios de Paul Laverty, l’auteur de son dernier opus, The Old Oak (2023), mais aussi de My Name Is Joe (1998), Bread and Roses (2000) ou encore Moi, Daniel Blake (2016). Visuellement, il retrouve son directeur de la photographie de Riff-Raff (1991), Barry Ackroyd, avec lequel il collabore régulièrement jusqu’à Looking for Eric (2009).
L’image est empreinte de nuances brumeuses avec ses tonalités grises, qui prolongent l’idée que le bien et le mal se confondent. Tous les personnages ont leurs ambiguïtés, ce sont leurs valeurs qui les distinguent. Brut et réaliste, évoluant vers le thriller, Raining Stones est aussi, peut-être, le plus tendre et le plus drôle des films de Ken Loach sur la classe ouvrière britannique. Le personnage de Bob ne perd pas espoir, il s’accroche à la dignité malgré sa précarité. Cette détermination absolue alimente autant la comédie qu’elle intensifie l’émotion. Les nuances du cinéma de Ken Loach s’expriment ici pleinement, de la noirceur à la frivolité, de la profondeur des sentiments à la désinvolture comique. La lutte est à la fois individuelle, pour l’estime de soi et le refus du déclassement, mais aussi solidaire, valorisant les liens familiaux. Car la première motivation de Bob est de réunir suffisamment d’argent pour offrir à sa fille une robe blanche pour sa communion. Ce portrait collectif d’une population invisibilisée au cinéma touche par son humanité, sa sincérité et sa résilience.

 

Benoit Basirico

My Name Is Joe (1998)

 

D’abord, c’est une voix. Râpeuse, un peu traînante. Qui, sur fond noir de générique, narre son déni d’avant, l’incapacité chronique à dire la phrase rituelle des réunions des Alcooliques Anonymes sans la négation. C’est au moment où il apparaît enfin à l’image, rasé de frais, les yeux pétillants, la bouille sympathique, qu’il prononce : « My name is Joe and I’m an alcoolic ». Joe, c’est Peter Mullan, et il fut l’éclatante révélation de ce film empreint de gravité, mais constamment joyeux et impertinent. Il y gagna le prix d’interprétation au Festival de Cannes 1998.

Joe est un homme de « 37 ans, bientôt 38 » qui se relève. Ancien alcoolique sevré depuis dix mois, au chômage, il vit dans un petit appartement à peine meublé. Il a pour seule famille son indéfectible ami, Shanks (Gary Lewis) et l’équipe de foot locale, une bande de bras cassés, qui se prennent tous pour Beckenbauer, mais n’en ont que le maillot (et encore : sale !). Il les entraîne comme il peut, les vannes fusent, ça rigole plus que ça ne marque de buts. Pourtant, toute cette bande vit dans un quartier délabré de Glasgow et, entre l’absence de travail et l’omniprésence des addictions, on ne peut pas dire qu’il y ait de quoi rire. Lorsque Joe rencontre Sarah (Louise Goodall), assistante sociale qui travaille dans un centre de proximité et sillonne le quartier pour vérifier que tel enfant va bien, que tel père n’a pas replongé dans la dope, l’espoir d’une deuxième chance s’offre à lui.

La Force des faibles est le titre d’un recueil de nouvelles d’Anna Seghers, c’est sans doute aussi le mantra de Ken Loach, qui regarde avec bienveillance la classe ouvrière, salue son énergie et met en exergue son courage. Le film est traversé d’une vitalité dingue. Difficile de ne pas sourire en regardant et écoutant les échanges entre Joe, Shanks, Louise, Liam, Sabine et les autres. Dans cet univers rude, où le réel cogne fort, impossible de ne pas être porté par la dignité qui sous-tend chaque scène, la malice qui irrigue chaque dialogue. Ces hommes, ces femmes, on les aime, on les comprend, on les connaît. Eux, c’est nous. Et lorsque le drame survient, car il survient, c’est à nous, à notre frère, notre sœur, que la catastrophe arrive. L’empathie générée par la mise en scène, qui inclut autant les visages et les corps que la brique rouge de la cité écossaise, est communicative. Et la générosité, la solidarité sont comme un baume à la rudesse ambiante.

 

Isabelle Danel

Sweet Sixteen (2002)

 

Vingt-deux ans après sa révélation au Festival de Cannes 2002, où le fidèle complice d’écriture Paul Laverty décrocha le prix du scénario, Sweet Sixteen marque toujours par son énergie opiniâtre. Le héros Liam ne lâche jamais. Du haut de sa jeunesse, il n’a qu’un seul but : rendre sa mère emprisonnée heureuse, lui offrir un avenir confortable dès sa sortie et réunir sa petite famille dans un havre de paix. À n’importe quel prix. Le jusqu’au-boutisme adolescent nourrit le fil dramatique de cette épopée écossaise. Un chemin sans cesse semé d’embûches, de coups, d’insultes, de sang, de larmes… Et d’amour aussi. Car le garçon déborde de sentiments pour ses proches, tout comme sa sœur l’accompagne inlassablement avec bienveillance. Son attachement se double d’une loyauté chevillée au corps, même si elle se cogne à la dure réalité, et si le déni masque les déceptions, et les trahisons.
Plus de trois décennies après le jeune Billy de Kes, le regard frontal de Ken Loach se focalise à nouveau sur un protagoniste de quinze piges. L’acuité est toujours de mise, sur la réalité sociale, sur la solitude, sur la bataille du quotidien, sur la résilience forcenée pour endurer la souffrance, dans un Royaume-Uni désuni. Mais la vision vibre sans complaisance. Liam, c’est Martin Compston, qui faisait là son galop d’essai comme acteur. Son côté frondeur et sa vivacité épatent. Depuis, il a grandi sous nos yeux, de Red Road d’Andrea Arnold à L’Enfant d’en haut d’Ursula Meier, de Marie Queen of Scots de Rosie Rourke à la série télévisée Line of Duty. Il fêtera ses quarante ans cette année. L’alchimie entre le scénario, la mise en scène et l’incarnation fonctionne à merveille. Le temps passe et Sweet Sixteen n’a rien perdu de sa force. L’obsession, l’âpreté et la douceur persistent. Un ton doux-amer, comme le passage à seize ans de Liam, dans le dernier plan, seul face à la mer, à son destin, et à un tournant décisif de sa vie cabossée.

 

Olivier Pélisson

Le vent se lève (2006)

 

Dans Le vent se lève, la guerre dans l’Irlande insurgée des années 1920 fait rage. Mémorialiste conscient, Ken Loach filme en face, au front, les combattants pour une Irlande libre et indépendante, une armée des ombres cernée par la cinématographie impeccable du directeur de la photographie, Barry Ackroyd. Avec la conscience aiguë d’un pays meurtri, Le vent se lève étire les ombres longues de l’histoire de l’Irlande, écartelée entre la guerre d’indépendance et la guerre civile qui s’ensuivit.

Ken Loach filme une patrie dévastée par une guerre sauvage, qui rompt les liens communautaires et même familiaux, tragédie qu’incarnent deux frères à l’idéalisme intègre s’éloignant l’un de l’autre. La fraternité déchirée est l’abord magistral de la partition de l’Irlande par le réalisateur anglais et son scénariste Paul Laverty, qui glissent jusqu’au moment où les incompatibilités fondamentales au sein du nationalisme irlandais ont été douloureusement révélées, débouchant sur un conflit civil. La confrontation des deux frères engagés de l’Armée républicaine irlandaise trace le schisme entre deux visions antagonistes de la même cause, l’indépendance – Cillian Murphy et Padraic Delaney jouent avec brio les dévastations intimes pour des causes que l’on croit justes.

En 2006, Ken Loach reçoit la Palme d’or du Festival de Cannes pour The Wind That Shakes the Barley, titre en version originale de son film, emprunté à une ballade irlandaise traditionnelle tirée d’un poème de Robert Dwyer Joyce. The Wind That Shakes the Barley a l’élan d’un chant de partisans ; c’est l’hymne des révoltés de 1798 contre la domination coloniale britannique en Irlande. Sur la partition de George Fenton, dans Le vent se lève, elle accompagne la veillée funèbre autour d’un jeune garçon tombé pour la liberté, vaillant petit soldat du peuple d’Irlande, qui a aimé son pays à en mourir. Il a 17 ans. Il est mort assassiné, sous les coups des Black and Tans, police de la terreur d’un empire britannique barbare. Sa famille et ses amis se rassemblent autour de la dépouille et entonnent doucement The Wind That Shakes the Barley. Un déchirant linceul, déposé comme une couronne d’immortelles.

 

Jo Fishley

It’s a Free World ! (2007)

 

Se plaçant pour la première fois, ici, du point de vue des exploiteurs, Ken Loach signe avec It’s a Free World ! une œuvre déchirante. Après tous ces beaux et grands films en forme de constat social sur la vie des opprimés, le réalisateur ne change pas de camp. Mais, en compagnie de son coscénariste désormais attitré, Paul Laverty, il observe, amer, cette frontière de plus en plus floue, ténue. Parfois, ceux qui la franchissent pensent qu’ils n’ont pas d’autre choix… Bienvenue au royaume terrifiant de la compétitivité et du chacun pour soi !

Angie (Kierston Wareing), blonde sexy à la langue bien pendue, recrute en Pologne de la main d’œuvre à bon marché pour une agence d’intérim de Londres.  Mais, ayant giflé un de ses supérieurs qui la harcelait, elle est virée. Purement et simplement. C’est révoltant, parce que parfaitement injuste. Angie, fille de docker, a vu son père garder le même boulot pendant trente ans, tandis qu’elle en a connu trente en seulement dix ans. Et puis, il y a son fils, dont ses parents ont la garde et qu’elle voudrait récupérer : pour cela, il lui faut un logement et un emploi stable. Alors Angie décide de créer, avec Rose (Juliet Ellis), son amie et colocataire, une entreprise, LEUR entreprise, quitte à flirter un peu avec l’illégalité pour commencer…

Ce qui est terrible et beau dans It’s a Free World, c’est qu’on aime Angie. Vivante, battante, elle refuse de se laisser abattre. Mais le cercle vicieux des impayés qui rejaillissent sur ceux qui en ont le plus besoin, la logique industrielle et le profit à tout prix ont raison de sa morale… dont l’élasticité ne cesse de croître. La scène clé du film est ce moment où, envisageant de loger les travailleurs immigrés à quatre par chambre dans deux appartements, Angie s’exclame :

« C’est dégoûtant ! », tandis que Rose, calculette en main, lui propose de lui montrer « combien c’est dégoûtant » ; devant le chiffre astronomique, elles poussent des cris de joie. Et quelque chose, en nous, vrille. Frontale, sans afféterie, mais aussi sans jugement, la caméra de Loach observe les glissements progressifs vers l’inacceptable. Les actrices sont démentes, la logique est implacable. C’est terrible, mais jamais glauque. L’effet que produit le film, jusqu’à sa scène finale répondant à son ouverture, est de l’ordre de la sidération. Le monde libre du titre est définitivement une prison.

 

Isabelle Danel

Looking for Éric (2009)

 

Deux types de rides traversent le visage parcheminé de Ken Loach, et peuvent servir à éclairer son œuvre, comme les lignes de la main. Celles qui sillonnent son front, profondes et creusées par les angoisses, les craintes et les colères qui animent sa filmographie ; et celles qui cerclent ses yeux rieurs, pattes-d’oie élargies par ses sourires, qui trahissent le véritable optimiste.

Si un observateur peu averti peut être trompé par le masque du plus révolté des réalisateurs anglais, le bien nommé scénariste Paul Laverty, lui, en vaut deux, et a su déceler la veine humoristique qui battait sous la peau tannée par les combats et les désillusions du vieux lion du cinéma engagé. Si celle-ci n’a pas frôlé l’hypertension en trente ans de collaboration, elle a néanmoins revigoré, en 2009, le cœur du style loachien, sous la forme du plus inattendu des contes. Une fable à la Capra, où l’ange Clarence descendu du ciel pour sauver le George Bailey de La vie est belle se serait réincarné sous les traits d’Éric Cantona, l’ancien caïd des pelouses, le plus karatéka des footballeurs, et le plus philosophe des attaquants.

Assumant pleinement l’absurdité poétique de leur postulat, Laverty et Loach, pourtant les chantres du réalisme social, s’autorisent une escapade buissonnière sur les sentiers du merveilleux avec cette apparition fantasmée du sportif retraité aux yeux d’un facteur abîmé par la vie et accablé d’emmerdes, pour en faire une sorte de maître zen baraqué et musculeux, prodiguant des leçons de vie à l’aide de ses fameux (et fumeux) aphorismes. Au-delà de l’audace d’une telle gageure scénaristique, ce changement inédit de tonalité émeut par sa façon d’anoblir ses personnages de prolos exténués, mais pas abattus, en leur offrant la possibilité de devenir les héros d’un monde réenchanté, à la lisière du fantastique, rappelant le profond respect que Loach leur a toujours témoigné, loin des fausses accusations de misérabilisme.

 

Emmanuel Raspiengeas

Moi, Daniel Blake (2016)

 

Déjà titulaire de la Palme d’or en 2006 pour Le vent se lève, Ken Loach en obtint une seconde pour ce film, qui raconte les déboires d’un menuisier de cinquante-neuf ans, en arrêt de travail depuis sa crise cardiaque, survenue alors qu’il se trouvait sur un échafaudage. Convoqué par le Job Center (Pôle emploi) de Newcastle upon Tyle, ce veuf plein de bonne volonté, à la suite d’une série d’entretiens des plus kafkaïens, apprend qu’il n’a pas droit à une pension d’invalidité, malgré l’interdiction formelle de retravailler délivrée par son médecin. Il fait appel et, dans l’attente d’une réponse, doit s’inscrire au chômage, rechercher un emploi sans pouvoir en accepter aucun s’il veut avoir gain de cause. Une situation absurde, qui s’aggrave sur le plan émotionnel quand il se rend compte que la jeune mère célibataire qu’il aide de son mieux, ne peut que s’adonner à la prostitution pour pouvoir nourrir ses enfants. Une tension morale qui s’ajoute à ses multiples tracasseries administratives et qui lui sera fatale.

Le scénario, dû au fidèle collaborateur du cinéaste, Paul Laverty, est sans faille, dénonçant amèrement l’inéluctable pouvoir tant du déterminisme que du darwinisme social, qui, ici, adoubés par l’État, s’allient pour pénaliser les plus pauvres quant à leurs droits de percevoir la moindre aide gouvernementale. Et, comme à son habitude, Loach obtient une très grande justesse de ton et de comportement de ses interprètes amateurs ou professionnels, en particulier celle de l’humoriste Dave Johns dans le rôle-titre, qui se révèle très vite tout simplement bouleversante. Quant à la réalisation, elle est à l’image de celle des plus grandes réussites de Loach, sobre et percutante, obtenue grâce à son utilisation naturaliste des longues focales et à un montage qui se veut avant tout pertinemment dénonciateur, interrogateur et donc humaniste.

 

Michel Cieutat

Sorry We Missed You (2019)

 

Il répète régulièrement qu’il « se sent trop vieux pour continuer » et pourtant, Ken Loach, 87 ans, est toujours là, persévérant à réaliser des films. En 2019, il était une fois encore en compétition au Festival de Cannes avec Sorry We Missed You, l’histoire d’un couple soudé de prolétaires tentant de sortir de leur condition. Tandis qu’elle (Debbie Honeywood) est aide à domicile, son mari (Kris Hitchen) décide de se mettre à son compte comme chauffeur-livreur, observant les nouvelles lois du travail à la mode d’Internet et de l’ubérisation. Ken Loach, déjà au sommet d’une filmographie implacable vouée aux victimes du libéralisme, remettait ainsi le couvert, convaincu que les dernières « trouvailles » d’employeurs exploitant les travailleurs menaçaient l’Europe tout entière. À l’aune des écarts de richesses se creusant toujours plus aujourd’hui entre les classes sociales, il n’avait pas eu tout à fait tort. Avec Sorry We Missed You, le cinéaste britannique s’inscrivait en lanceur d’alerte ragaillardi, tenace, aiguisé, pointant du doigt l’hypocrisie des nouvelles inclinations du marché libre, ce système transformant le salarié en « auto-employé », sans congé maladie, assumant les frais de son propre véhicule, ayant l’obligation de se faire remplacer en cas d’absence et, évidemment, s’endettant seul en cas de banqueroute. Le tour de passe-passe, parfaitement décrit dans le film, consiste essentiellement à lui faire croire qu’on peut acheter son indépendance en devenant son « propre patron ». L’habile rideau de fumée exonère au passage ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre, dédouanés de charges, de responsabilité, bref, du moindre risque. Ken Loach fait brillamment la démonstration que ce mensonge est le fruit d’attitudes et d’un langage spécifique d’hommes de pouvoir contaminant leurs congénères, ces subalternes d’autant plus épris de liberté qu’il sont déjà sous leur emprise. Ken Loach dépeint leurs belles promesses d’émancipation comme une vaste escroquerie, une manipulation, dont le cynisme culmine en considérant la naïveté du prolétariat comme la principale raison de sa pauvreté. Être capable d’en faire le constat est une chose, le rendre parfaitement limpide et bouleversant d’humanité grâce aux lumières et au talent de Ken Loach en est une autre, dans ce film redoutable, au titre pince-sans-rire, quasi testamentaire : Sorry We Missed You – Désolé de vous avoir manqué. Comment ferions-nous sans lui ?

 

Olivier Bombarda

The Old Oak (2023)

 

Dans une bourgade du nord de l’Angleterre, le propriétaire d’un pub fréquenté par des habitués désœuvrés et une jeune migrante passionnée de photographie tentent de redonner vie à la communauté locale en organisant une cantine pour les plus démunis. En ancrant leur action au cœur de cette ville minière déliquescente où débarquent des réfugiés syriens, le réalisateur britannique et son fidèle scénariste Paul Laverty font de The Old Oak un film hautement sentimental. Qu’il est bon d’y verser toutes les larmes de son corps ! Toute l’humanité du duo d’auteur-réalisateur se raconte dans cette histoire d’entraide portée à son point d’incandescence, quitte à flirter avec l’invraisemblable (on aimerait pourtant croire à pareil dénouement…). Il y a là quelque chose qui relève d’un chant d’espérance doublé d’une prière, comme si Laverty et Loach hurlaient leur croyance dans les pouvoirs du cinéma à infléchir le réel. Et, en l’occurrence, à donner foi dans la solidarité entre les êtres. Leur personnage de TJ Ballantyne, qu’interprète avec une bonhomie contagieuse Dave Turner, est un parangon de bonté. Certains trouvent trop épaisses les ficelles qui cousent ce récit ; mais d’autres, comme la signataire de ces lignes, sont sensibles au flot d’humanisme qui irrigue ses veines et va crescendo à la manière d’une crue. Comme si Laverty et Loach accentuaient la charge émotionnelle avec le secret espoir qu’elle transperce les écrans et se déverse dans toutes les communautés où le vivre-ensemble ne peut s’affranchir d’empathie et de mains tendues.

 

Anne-Claire Cieutat

Ken Loach - illustration : OB

Ken Loach – illustration : OB