Le cinéma s’est souvent penché sur lui-même, donnant des effets miroirs de la plus belle eau. Si, en Europe, Huit et demi de Federico Fellini ou La Nuit américaine de François Truffaut sont des chefs-d’œuvre incontestés, Hollywood n’a jamais été en reste pour se mirer dans son reflet. Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard) de Billy Wilder, Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful) de Vicente Minnelli, La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz, Une étoile est née de George Cukor : les « masterpieces » ne manquent pas, outre-Atlantique non plus. Les Voyages de Sullivan, qui ressort ce mois-ci sur les écrans, est un film rare et d’autant plus cher à nos cœurs de cinéphiles.
Encensé par la critique française, dont André Bazin, qui l’a découvert après-guerre en 1947, ce chef-d’œuvre méconnu est cité comme référence par de nombreux réalisateurs, dont les Monty Python, Woody Allen ou les frères Coen. Ces derniers s’en sont inspirés notamment dans Ladykillers (le portrait au mur qui change d’expression), et il y a sans doute du Sullivan (et aussi du Capra) dans les préoccupations de l’auteur, qui dans Barton Fink ne jure que par le « common man », l’homme de la rue. Le titre original de O’Brother (2000) avec George Clooney et John Turturo est O’Brother Where Art Thou ?, soit le titre du film que souhaite mettre en scène le personnage du réalisateur Sullivan chez Sturges. O’Brother lui emprunte aussi quelques (més)aventures, dont la difficile montée en fraude à bord du train ou la scène où les bagnards sont emmenés au cinéma.
Frère, où es-tu ? De cette interrogation part tout le projet de John Loyd Sullivan, réalisateur à succès sous contrat d’un grand studio, lassé de ne signer que des comédies aux titres absurdes : Ants in Your Pants of 1939 ou Hey Hey in the Hayloft, que l’on pourrait traduire par « Des Fourmis dans les jambes » et « Du tintouin dans la grange à foin »…
Concerné par le monde qui l’entoure, où il ne discerne que misère et horreurs, il veut donner à voir la réalité de ses contemporains en cette année 1941 où l’Europe est en guerre et l’Amérique en crise. Pour trouver ses frères, dont il n’a qu’une notion très éloignée, vivant loin des soucis dans une splendide villa de Beverly Hills avec piscine en compagnie de majordome et factotum, il décide alors de revêtir les oripeaux d’un clochard et de se joindre aux petits, aux obscurs, aux sans-grade qui sont le peuple de l’Amérique.
Au-delà de la réflexion sur l’art – faut-il ou non avoir souffert pour parler de ceux qui souffrent ? – Les Voyages de Sullivan est une ode à l’humanité qui se niche en chacun de nous, pour peu qu’on ait trouvé la place qui nous revient et nous convient. Il emprunte plusieurs chemins, du drame à la « screwball comedy », du burlesque au mélodrame, de même qu’il faudra à Sullivan quelques détours avant de revenir à Hollywood faire ce qu’il fait le mieux : donner de la joie aux spectateurs. Il ne s’agit pas de renoncer à dépeindre le monde tel qu’il est, ni de critiquer ceux qui le font. Quoique… John Ford, chantre du western, en 1940 a donné Les Raisins de la colère d’après Steinbeck, or le livre qui porte le titre O’Brother Where Art Thou ? et que veut adapter Sullivan est signé Beckstein ! En 1940 toujours, Charles Chaplin est passé à la fable politique avec Le Dictateur… Mais ce ne sont que rapprochements et suppositions. Pour Preston Sturges, il s’agit plutôt de savoir qui on est et ce pour quoi on est doué.
Le fait que le film qui déclenche le rire des spectateurs et la prise de conscience finale de Sullivan soit un court-métrage animé de Walt Disney, où le chien Pluto cavalcade et provoque des catastrophes, est une façon de revenir à la pureté de l’enfance. Mais aussi à un genre du cinéma rapide et fou où tout est permis et dont Preston Sturges a déjà retenu la leçon (qu’il appliquera systématiquement par la suite dans The Palm Beach Story (Madame et ses flirts) dont les héros, qui jouent au chat et à la souris, s’appellent Tom et Jerry).
Dans Les Voyages de Sullivan, tout est bonheur. Dialogues brillantissimes : la scène avec les producteurs, dont l’un réplique immanquablement « But with a little sex/Mais avec un peu de sexe » à toute proposition de sujet ; la rencontre avec « la fille » interprétée par Veronica Lake dans un « dîner ». Moments d’anthologie qui exaltent le meilleur du slapstick : la course à bord d’un bolide conduit par un enfant ; la découverte d’une puce qui fait se tortiller Sullivan sous l’hilarité de la fille, avant que celle-ci ne se contorsionne à son tour. Drame et regard réel posé sur la misère avec la longue marche de nos clochards d’un bidonville à une soupe populaire en passant par un foyer où tous dorment à même le sol, serrés les uns contre les autres.
En parlant de cinéma, Preston Sturges scénariste et réalisateur de son film FAIT du cinéma et explore tous ses possibles. Il rend hommage à deux confrères de son époque, Ernst Lubitsch et Frank Capra. Ce que Sturges ne sait pas alors, c’est qu’à part chez quelques amoureux du cinéma américain des années 1940, son nom à lui restera moins illustre que celui de ces deux princes de la comédie. Pourtant Sturges est un cas. Outre que sa vie est un roman, outre qu’il est l’inventeur du rouge à lèvres à l’épreuve du baiser, outre qu’il a grandi en France et y a tourné son dernier film, cet homme-là fut d’abord scénariste, comme Billy Wilder, son ami. Dans l’ombre ou pas, il travailla pour James Whale, Howard Hawks ou Mitchell Leisen (autre grand réalisateur mal connu) et il fut l’un des premiers à passer de l’écriture à la réalisation au sein du studio qui l’employait.
En 1940, il réalise The Great McGinty (Gouverneur malgré lui) dont la légende veut qu’il ait eu gain de cause auprès des dirigeants de la Paramount en proposant que son salaire se monte à un dollar. Il fut aussi l’un des premiers à mélanger tous les genres. Si cette reprise pouvait donner envie à un distributeur ou un éditeur de DVD de ressortir en salle, puis en coffret, les douze longs-métrages de cet auteur, dont certains restent invisibles en France, ce serait un grand pas dans la diffusion de la comédie américaine. A défaut, on pourrait se contenter de l’un des bijoux que sont The Lady Eve (Un cœur pris au piège), Héros d’occasion, ou Infidèlement vôtre…
Les Voyages de Sullivan de Preston Sturges ressort en version restaurée le 30 octobre 2013.