La Nouvelle Vague roumaine, apparue au milieu des années 1990, continue joliment d’avancer et de prouver qu’au pays de Pintillie, Cioran, Dracula et Ionesco, l’esprit mordant et l’image marquante ont encore de beaux jours devant eux. L’Étage du dessous de Radu Muntean (sortie le 11 novembre) est une formidable plongée, à la suite d’un homme ordinaire, dans le plus extraordinaire des héroïsmes qui consiste à ne pas céder à la délation. Retour sur six réalisateurs, nés à la fin des années 1960 ou au début des années 1970, qui sont apparus après la chute du mur de Berlin et le renversement de Ceausescu et ont renouvelé depuis vingt ans, en quelques films, non seulement le cinéma de leur pays, mais un certain regard en provenance de l’Est.
Le précurseur : Cristi Puiu
Il a commencé par étudier la peinture en 1992 à Genève et bifurqué vers le cinéma au bout d’un an. C’est à lui que l’on doit la phrase : « Il n’y a pas de nouvelle vague roumaine, juste des réalisateurs désespérés ». Il est le premier à avoir sillonné les festivals internationaux, alors qu’il n’était pas encore diplômé, et à y remporter des prix : en 1995 à Locarno, avec son court-métrage Avant le petit déjeuner ; en 2001 à Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs, avec son premier long Le Matos et la thune (Prix Fipresci) ; en 2004 à Berlin, où il remporte l’Ours d’or du court-métrage pour Une cartouche de Kent et un paquet de café. Il se lance ensuite dans ce qu’il annonce comme une saga de six films sur la banlieue de Bucarest.
Le premier, La Mort de Dante Lazarescu (Prix Un Certain Regard à Cannes en 2005), qui raconte comment un vieil homme malade est blackboulé toute une nuit d’hôpital en hôpital, est un choc absolu. Avec Aurora (2010), encore plus lent et contemplatif, mais tout aussi magnifique, il suit les pas d’un homme égaré (qu’il interprète lui-même). Ce qui l’intéresse en premier lieu, c’est l’être humain, ses capacités et ses limites. Bien que grand admirateur de Truffaut (mais aussi de Cassavetes et Wiseman), il estime que « la vie est plus importante que le cinéma ».
L’universel : Radu Muntean
Né en 1971, il sort de l’école de Bucarest et enchaîne en 1996 avec la réalisation de films publicitaires. Ses deux premiers longs-métrages, présentés et primés dans de nombreux festivals ne sont pas sortis en France, il s’agit de Furia (2003) et Le Papier sera bleu (2007). Dans les deux cas, ce sont des fictions centrées sur la période communiste. Avec son troisième film, Boogie (2008), présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, Muntean opère un virage. Racontant une histoire contemporaine à sa fabrication, apparemment très personnelle – celle d’un jeune couple venu passer avec leur petit garçon le week-end du 1er mai à la mer et dont le mari passe la nuit dehors avec deux copains d’enfance –, il dresse le portrait d’une jeunesse, certes roumaine, mais pas seulement : les aspirations et déceptions, le rapport au travail, à l’amitié, à la fidélité, toutes ces problématiques du passages à l’âge adulte sont évoquées avec une mélancolie et une délicatesse qui font écho en chacun de nous. De même, Mardi après Noël (2010) et son histoire classique de triangle amoureux redistribue habilement les cartes, en jouant sur la présence des corps et racontant la place des femmes dans l’évolution intime d’un homme. Chez Muntean, l’identification aux personnages (masculins comme féminins) est immédiate, et c’est tout un art.
On le retrouve, cet art, dans L’Étage du dessous, présenté, comme le précédent, à Cannes dans la section Un Certain Regard, avec son personnage omniprésent, qui se pose une question que tout un chacun se pose ou se posera. Chronique du quotidien et polar de l’âme, L’Étage du dessous prouve à quel point Muntean a empoigné la caméra pour ne pas la lâcher. Comme la plupart de ses collègues de la vague roumaine. Désespérés, en colère, l’essentiel est qu’ils aient des choses à dire et à montrer.
Le rassembleur : Cristian Mungiu
Si l’on ne retient que l’écume de la vague, Cristian Mungiu a quelque chose d’une figure de proue : il est le premier réalisateur roumain à remporter la Palme d’or du Festival de Cannes pour un long-métrage, en 2007, avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours, également prix de l’Éducation Nationale et Fipresci, sept GOPO (Césars roumains) et multiprimé de par le monde. Par ailleurs, 4 mois, 3 semaines, 2 jours est l’un des rares films roumains à avoir dépassé sur son territoire les 80 000 entrées. En 2012, de retour sur la Croisette, Mungiu reçoit le Prix du scénario pour Au-delà des collines, tandis que ses interprètes Cosmina Stratan et Cristina Fluture reçoivent le double prix d’interprétation féminine. Sa présence dans le jury cannois en 2013 a achevé de faire de lui une des têtes les plus visibles de la nouvelle vague roumaine. D’autant qu’il organise chaque année depuis 2010 à Bucarest un festival international qui reprend des films de la sélection cannoise.
Mungiu est aussi celui qui a créé (avec le chef-opérateur Oleg Mutu et le réalisateur et musicien Hanno Höfer) la maison de production Mobra films, et très vite produit deux films rassemblant des court-métragistes (Les Contes de l’Âge d’or I et II en 2009), afin de continuer à donner une impulsion au cinéma roumain. Né en 1968 à Lasi, il a repris, après avoir terminé ses études d’anglais, des études de cinéma à l’université de Bucarest et est devenu assistant sur deux grosses productions françaises tournées dans son pays : Capitaine Conan de Bertrand Tavernier en 1995, puis Train de vie de son compatriote Radu Mihaileanu, en 1997. Il avait, avec son premier film Occident (présenté à la Quinzaine en 2002, mais jamais sorti sur nos écrans) réalisé son unique comédie à ce jour. Au-delà de l’expérience de sa génération sous le communisme, il veut raconter « ce qui pèse sur les êtres humains, influence leurs comportements et leurs choix ». Il veut écrire, filmer, produire « des histoires qui comptent ».
Le protéiforme : Corneliu Porumboiu
Né en 1975, Corneliu Porumboiu est presque de la génération suivante par rapport à Cristi Pui (1967) et Cristian Mungiu (1968) : il avait 14 ans et non 21 ou 22, en 1989, ce qui change beaucoup de choses. C’est Le Matos et la thune de Puiu qui lui a ouvert des horizons, alors qu’il était étudiant à la I.L. Caragiale de Bucarest, lui confirmant qu’on pouvait faire, en Roumanie, des films différents, avec des héros ordinaires. Très lié professionnellement à Mungiu et à Radu Muntean, il a avec eux un échange sur les scénarios et leur montre ses premiers montages autant qu’il regarde les leurs… Porumboiu a signé six courts-métrages, dont Calatorie la Oras, deuxième prix à la Cinéfondation de Cannes 2004. Il a remporté la Caméra d’or avec son premier long-métrage 12h08 à l’Est de Bucarest (2006), farce follement drôle sur la « révolution » roumaine de décembre. Trois ans plus tard, Policier, adjectif, polar noir et absurde, remporte le prix du Jury Un Certain Regard et le prix Fipresci. Ces deux films lui permettent de remporter les GOPO du meilleur réalisateur.
Ses goûts de cinéma vont de Godard à Rohmer, en passant par Lucian Pintille. Il aime essayer des formes, se colleter avec les genres. Il est sans doute celui qui se risque et se renouvelle le plus en termes de sujets et de mise en scène. Avec Métabolisme (ou quand le soir tombe sur Bucarest), il interroge la fonction du réalisateur au cours de longs plans-séquences où le personnage ment à sa productrice en racontant qu’il a un ulcère et drague une actrice en lui faisant répéter une scène de sortie de douche, prétexte à la voir nue. Le film est troublant, dérangeant, assez drôle a posteriori (le seul film dans le film que l’on verra est l’endoscopie du personnage du réalisateur !) : bref, il travaille la matière du cinéma autant que la cervelle du spectateur.
Sorti en 2014, Match Retour est une sorte de documentaire où l’on regarde la rediffusion intégrale d’un match de foot de 1988 entre deux équipes de Bucarest (l’une émanant de la police, l’autre de l’armée) tandis qu’en off le réalisateur discute avec son papa, qui en était l’arbitre. C’est aride et malin ; le discours politique et le témoignage d’époque sont passionnants : bref, cet homme-là a plus d’un tour dans son sac.
Retour à Cannes cette année avec Le Trésor (sortie mars 2016), présenté à Un Certain Regard, et nouveau prix (intitulé « Un Certain Talent »), une sorte de conte pour enfant, une histoire de pieds nickelés creusant à la recherche d’une cassette cachée dans un jardin avant l’arrivée des communistes. D’une apparente simplicité, mais profonde, drôle, cette comédie accumule les strates et les merveilles.
L’outsider : Calin Peter Netzer
Né lui aussi en 1975, d’une famille de bourgeois d’origine allemande, Calin Peter Netzer a suivi sa famille à Stuttgart en 1983 et est revenu après la révolution de décembre 1989. Il a alors repris des études de cinéma à Bucarest, dans la promotion précédant celle de Porumboiu. De son court-métrage, Maria (1997), il a tiré un long portant le même titre (2003) et primé à Locarno. Sorti en France en 2005, le film qui raconte sur un mode tragi-comique la prostitution d’une mère de famille, semblait une caricature de film roumain très remuant et assez vain, et n’a guère convaincu. Son film suivant, Médaille d’honneur (2009) n’est pas sorti en France. Avec Mère et fils, en 2013, il remporte l’Ours d’or et le prix Fipresci à Berlin, ainsi que huit GOPO dans son pays et de multiples prix internationaux. Le film raconte avec une force sidérante un conflit générationnel dans une famille riche qui n’a pas subi comme les autres la dictature, les restrictions, la chute du mur. La mise en scène fait affleurer en ondes de plus en plus palpables une violence souterraine terrifiante. Luminita Gheorghiu (l’infirmière opiniâtre de La Mort de Dante Lazarescu, c’est elle) est méconnaissable en grande bourgeoise faisant tout ce qui est en son pouvoir pour récupérer l’amour de son fils, responsable d’un accident de voiture, et celui-ci, incarné par Bogdan Dumitrache (le réalisateur dans Métabolisme) est d’une puissance impressionnante.
Car le nouveau cinéma roumain ne serait rien sans ces comédiens exceptionnels, venus du théâtre et rompus aux plans-séquences très pratiqués par ces réalisateurs. Netzer reconnaît cette vague roumaine comme une génération de cinéastes disparates, n’étant représentatifs que d’eux-mêmes, mais voulant faire la différence. Il y a deux autres noms, faisant également partie des outsiders, qui devraient figurer ici, mais dont l’œuvre, malgré un cousinage réel et un penchant pour l’absurde et l’excès, ne nous paraît pas aussi aboutie : Catalin Mitulescu, Palme d’or du court-métrage avec Trafic en 2004 et auteur de deux longs, dont un seul a été distribué chez nous, Comment j’ai fêté la fin du monde (2006) ; Radu Jude, réalisateur de La Fille la plus heureuse du monde et Papa vient dimanche, qui a reçu l’Ours d’argent à Berlin avec Aferim !, seul film de toute cette mouvance, qui se situe au XIXème siècle.