Ni le ciel ni la terre est un premier long-métrage impressionnant de maîtrise et de puissance. L’œuvre d’un jeune réalisateur déjà remarqué pour ses travaux bigarrés, entre expérimental, documentaire et fiction. Décryptage du film en quelques mots clés et réponses pistes du cinéaste.
La croyance
L’idée de la croyance est traitée à son degré zéro. On vérifie tout le temps, on atteste de la vérité des choses. Qu’est-ce qui est vu, qu’est-ce qui n’est pas vu ? Ce qu’on a vu s’est-il bien passé ? L’interprète traduit-il bien ce qui est dit ? L’émissaire à moto est-il bien l’émissaire ? Petit à petit, je mets un grain de sable dans la machine pour aller vers le plus élevé, les questions métaphysiques du monde visible et invisible, de la mort, de l’après, du deuil. Je voulais aussi parler de l’imbrication des religions. Dès le titre. Dans le Coran : « Ni le ciel ni la terre ne les pleurèrent, et ils n’eurent aucun délai ». Dans la Bible : « Mais moi je vous dis de ne jurer aucunement, ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu, ni par la terre, parce que c’est son marchepied ».
La peur
Les hommes ont peur de la nuit, de ce qu’ils ne comprennent pas. La peur réelle de la guerre est liée à celle d’une présence spirituelle agissante, que certains ont décidé de nommer Dieu, d’autres pas. Je tenais à cette idée que la croyance en Dieu n’est pas quelque chose de rassurant. Quand l’aumônier arrive, il devrait les rassurer, mais il les renvoie dans les cordes, il leur fout la trouille. Il leur dit « Dieu n’est pas une peluche qu’on serre dans le noir », et il leur lit un texte terrible de Job. Le Dieu d’Abraham et de l’islam est en colère, dur en affaires, parfois injuste, brutal. Ce qui se passe est une malédiction dans le miracle. Les deux sont mêlés.
La guerre
J’ai l’impression que la guerre à l’arrêt est devenue un classique, un sous-genre du film de guerre depuis Le Désert des tartares de Zurlini. Des films américains en jouent, et on sait que le quotidien des soldats, c’est 90% d’attente, de nettoyage des armes, de muscu, de préparation, d’ennui, et que de là naissent les dérapages. Ce n’est pas le sujet du film, mais je l’ai traité comme ça. Les temps d’attente sont parfois pervertis et deviennent des temps de violence. J’avais envie du paysage et des hommes, qui s’enfoncent dans la terre, aspirés par le sol, en guerre contre la montagne. Un univers physique, très charnel, pesant. Si on ne voit pas les hommes, c’est que l’enjeu est sous la terre. Ils ne peuvent pas se battre contre de l’air ou une idée, une présence invisible et impalpable. Il leur faut de la matière. Quand ils creusent, ils combattent.
Le corps
J’ai continué et approfondi la direction prise avec mes courts-métrages : le travail avec le comédien pour trouver l’endroit de la caméra qui capte sa bonne énergie. La psychologie et la fiche personnage m’ennuient. Le corps est l’anti-fiche et on peut le faire parler dans l’instant présent. J’aime rencontrer le personnage quand le film commence et découvrir ce qu’il est avec ses actions et réactions. Je voulais qu’il emmène par son corps, son souffle, sa manière de bouger, de combattre. J’ai travaillé une sorte de chorégraphie, mais pas du tout préparée. Pour la première fois, je suis arrivé sans découpage, car, dans un plaisir plastique de mise en scène et de bonne chorégraphie, j’ai eu tendance sur mes courts de fiction à faire de beaux plans vides d’énergie et de réel. J’avais ici envie d’accident, d’énergie brute.
L’animal
J’ai beaucoup travaillé avec des animaux dans mes vidéos, photographies, installations. Cela produit des présences qui ne sont pas maîtrisables, cela amène une énergie, une vie qui est forte, un danger pour le comédien, et cela casse les automatismes de tout le monde. Pour ce qui est du sens, il y avait quelque chose d’essentiel. Ce qui arrive dans cette vallée n’agit pas sur des soldats, des combattants, des villageois, des civils ou non… mais agit sur du vivant.
Jérémie Renier
C’est un acteur caméléon. Il se réinvente physiquement et en termes de présence à chaque film. Peu d’acteurs font ça. Il peut passer d’un cinéma à un autre et ne se laisse pas enfermer dans un genre, comme ce que je voulais pour mon film. Je crois qu’on ne l’a pas vu dans ce registre, musclé, affiné, durci, très sec, assez carré. En ce qui concerne l’image, j’avais envie de cette espèce de jeune mâle blanc, blond, dominant, sûr de son droit, de sa force, qui impose sa grille de lecture du monde. Une figure de rationalisme du monde occidental, post-colonialiste. J’avais en tête les premiers films de Werner Herzog, Aguirre ou Fitzcarraldo. J’adore ce cinéma, cette idée de l’homme blanc au bout du monde. Chez Klaus Kinski, c’est l’hystérie, une folie très extravertie. Je voulais quelque chose de plus rationnel, plus intérieur.
La troupe
C’est un peu comme en peinture, avec des touches de couleurs complémentaires, ou dans l’impressionnisme, avec des présences. Même s’il y a deux acteurs avec qui tu veux travailler et qui sont très bons, les deux touches vont peut-être s’annuler à l’image. J’ai eu la chance d’avoir une très bonne directrice de casting, Tatiana Vialle. Je suis un très mauvais directeur d’acteur et je suis très à l’écoute. Elle était présente sur le tournage et m’aidait à diriger les comédiens, car j’avais toutes les galères possibles et imaginables à gérer. J’avais écrit pour Swann Arlaud. On était à l’école ensemble et on s’était perdus de vue. Il a aussi fait une école d’art et on s’est retrouvés un jour à Cannes. Je me suis dit que j’avais envie de le filmer. Kevin Azaïs, personne ne le connaissait, Tatiana l’a trouvé avant qu’il tourne Les Combattants. Finnegan Oldfield, on ne l’entend presque pas, mais il a quasiment un plan dans chaque séquence, avec sa gueule de G.I., sorte de bébé de la troupe. Il faisait presque de la figuration de luxe, mais il apporte une énergie assez brute, très jeune. Pour l’aumônier, j’ai cherché très longtemps, avec des idées complètement différentes. Puis on s’est dit : un boxeur black, avec l’idée de la circulation de la parole de l’Évangile au cours de l’histoire de la colonisation occidentale de l’Afrique, de l’envoi de missionnaires blancs à l’arrivée, cent ans plus tard, en France de prêtres du Bénin, du Congo. Je voulais raconter ce mouvement des peuples par le texte religieux et par le choix de couleur de peau. C’est Steve Tientcheu.
Les couleurs
J’avais en tête trois palettes visuelles. Le jour, avec cette couleur désert. Le chien et loup, de l’aube, du crépuscule, « l’heure magique ». Et la nuit, avec des contrastes de lumière et de couleurs pour créer une perte de repères, noir, vert un peu phosphorescent de la caméra infrarouge, et parfois bleu des lampes très électriques. Tout en lumière naturelle, avec très peu de lumière artificielle. On a beaucoup travaillé sur les uniformes, en utilisant peu ceux réguliers de l’armée française. Comme il s’agit d’un commando un peu spécial, et que certains peuvent choisir leur uniforme, on a choisi les teintes les plus proches du paysage, pour l’idée du camouflage, liée à l’idée de l’invisible. Camouflage des soldats, des Talibans, de la couverture de survie invisible pour l’appareil. Dernier camouflage qui n’est pas traité visuellement comme tel : le caméléon, sorte de camouflage biblique, qui prend la couleur de l’herbe, de la pierre.
Le son
J’ai un rapport assez documentaire au son. Le montage son, où on rajoute pour enrober, renforcer ou rerythmer, ne m’intéresse pas. Le bruitage m’ennuie aussi un peu. C’est le son direct qui m’intéresse, donc je prends ce qu’il y a. Les objets et accessoires sont aussi choisis pour le son qu’ils font. Pour la musique, je savais que ça allait se jouer avec un score, une musique de film un peu classique, et des mélanges, de la viole de gambe à la musique électro. Parmi les musiques anciennes, il y a Le Chant de la Sibylle, dont je n’ai utilisé que les parties instrumentales. Cette musique divinatoire de la Pythie, les oracles grecs, chantée par les femmes pour faire venir voix et visions, a bouleversé saint Augustin, Père de l’Église. Il en a changé les paroles et l’a intégrée aux liturgies chrétiennes, toujours chantées dans des messes de Noël andalouses.
Les références
Il n’y a pas UN film ou UN cinéaste qui serait une référence pour ce film, mais il y a un tas de petites références. Des références visuelles ou narratives, du cinéma expérimental des années soixante-dix ou de l’art vidéo, jusqu’à des mécanismes de récit de série télé comme The Shield, avec des manières d’amener un rebondissement de la dramaturgie classique et éprouvée. Pour le film de guerre, ce n’est pas possible d’avoir comme référence Apocalypse now ou La Ligne rouge. C’est immédiatement écrasant, mais tu ne peux pas faire un film de guerre sans avoir en tête que ça a été fait. Tu ne dois pas essayer d’éviter la comparaison, mais il faut traiter ce que tu as à traiter. Je viens plutôt de l’expérimental, assez radical, et j’ai fait en sorte d’avoir un scénario narratif, construit, avec une dramaturgie classique efficace. Je me suis dit qu’on allait voir d’autres choses dans le film, et ce que j’ai lu comme références, c’est Antonioni ou Weerasethakul, ce qui me comble, mais je pensais m’en être éloigné !