Si un chef-d’œuvre est un film qui nous a changés pour toujours et nous étonne encore à chaque vision, La Belle et la Bête en est un. Ce premier long-métrage de Jean Cocteau après Le Sang d’un poète — essai prodigieux et fulgurant de 55 minutes — est adapté du conte de Mme Leprince de Beaumont, et tourné juste après la Libération. En plein réalisme, le poète se propose de réenchanter le monde à « l’encre de lumière » que sont pour lui les images du cinématographe, de montrer aux spectateurs de tous âges que de la laideur peut naître la beauté. De redonner à chacun son âme d’enfant.
EN PRÉAMBULE
Après un générique écrit par Jean Cocteau lui-même sur un tableau noir de salle de classe, un clap annonce le cinéma en train de se faire, et une main arrête l’action : «Un instant !» Sur des roulements de tambour apparaissent les mots suivants, signés du réalisateur : « L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains d’une bête humaine qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi » de l’enfance : Il était une fois… ».
MA PREMIÈRE FOIS
A la télévision, un dimanche après-midi il me semble. J’ai neuf ou dix ans. Jean Marais est Trésor National dans la famille : on aime de mère en fille. Le Bossu, Le Capitan n’ont pas de secrets pour moi : ils passent régulièrement sur le petit écran et on y a droit à chaque fois. A huit ans, j’ai vu Peau d’âne de Jacques Demy en « exclusivité » au cinéma. Film chéri (on ne dit pas « culte », alors), film coloré et enchanté. Il n’y a qu’un « mais » : Jean Marais est un peu vieux, non ? Et puis, La Belle et la Bête. C’est en noir et blanc : à la télévision c’est toujours en noir et blanc, alors. Je ne sais pas si, au delà de l’acteur, je vois le lien entre les deux films, les ponts, les clins d’œil et références du premier (que j’ai vu) au deuxième (que je découvre). Jean Marais, en tout cas, est merveilleusement jeune quand il est beau. Quand il est laid, il est extraordinairement touchant, tellement douloureux. Déchirant. La Bête, c’est moi, je n’ai jamais été trop princesse dans la vie. Je pleure. Lorsque ses mains fument, j’ai horriblement peur ; heureusement il y a des tas de coussins dans le canapé du salon.
D’UNE FLÈCHE, L’AUTRE
Le film suit le trajet de deux flèches. La première est celle lancée dès l’ouverture par Avenant, ami du fils de la famille interprété par Jean Marais ; elle atterrit dans la chambre des sœurs, Adélaïde et Félicie. Courroucées, celles-ci quittent la maison pour aller vers le « grand monde » où elles pensent avoir leur place. Belle, restée dans la chambre, nettoie le parquet qui reflète son image tel un miroir amoureux, près de l’endroit où la flèche s’est plantée. Avenant arrache le projectile et s’en sert pour entourer Belle de ses bras lorsqu’il lui déclare son amour et la demande en mariage. Troublée, effrayée, Belle refuse (ce n’est pas la première fois, précisera-t-elle plus tard, qu’il lui fait cette proposition), car elle souhaite rester fille pour vivre avec son père. Avenant se fait alors plus pressant, exigeant, intrusif. Il tente de lui voler de force un baiser, est arrêté dans cet élan par l’arrivée de Ludovic. La dualité d’Avenant, à la fois beau garçon authentiquement épris et chenapan sans le sou qui ne fait rien de ses journées et n’hésite pas à prendre ce qu’on lui refuse, reviendra en écho inversé dans le personnage de la Bête, également incarné par Jean Marais. La Bête est cet homme pur qui met ses richesses aux pieds de la Belle et ne lui fait qu’une demande, toujours la même («Voulez-vous être ma femme ?»), mais ne peut masquer ni son visage velu, ni ses instincts bestiaux faisant frémir ses narines et dresser ses oreilles dès qu’un cerf gracile traverse sa propriété. La seconde flèche, qui clôt le film, est celle décochée par la statue vivante de Diane (déesse de la chasse, elle est aussi située à la lisière de deux mondes et préside au passage de l’un à l’autre) et qui vient tuer dans le dos Avenant s’introduisant dans le pavillon au trésor, après en avoir brisé le dôme de verre qui le surplombe. En mourant, la figure et les mains du beau jeune homme se couvrent de poils, tandis que la Bête en ressuscitant se transforme en un prince aux cheveux d’ange et au visage…avenant (Jean Marais, toujours). Il épousera Belle et l’emportera dans son royaume.
LES SOUVENIRS ÉPARS
Les candélabres tenus par des mains vivantes. Les cariatides à visages humains qui suivent des yeux les allées et venues des personnages, ou parfois leur lancent un regard effrayé ou sarcastique. La fumée, le vent, les nuages. La musique comme un personnage à part entière. Les branches qui s’écartent, puis se referment sur le passage du père, égaré en chemin. La première apparition de la Bête, grande et grosse tête de chat aux yeux doux et aux canines acérées sur un corps svelte habillé en seigneur, avec un lourd manteau parsemé de pierreries et une collerette de dentelle qui ondule lorsqu’il marche. Un cheval blanc qui sait son chemin à condition qu’on lui glisse à l’oreille : « Va où je vais, le Magnifique, va, va, va ! » L’arrivée au ralenti de Belle dans le château, les escaliers, les couloirs et ces rideaux blancs qui se gonflent de vent tandis qu’elle semble flotter. Le miroir : «… réfléchissez pour moi, je réfléchirai pour vous ». La nature omniprésente, même à l’intérieur du château, où le lierre court partout, même sur le lit de la Belle.
LA RÉPLIQUE
– Mon cœur est bon… mais je suis un monstre.
– Il y a bien des hommes qui sont plus monstrueux que vous et qui le cache.
– Outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit.
– Vous avez l’esprit… de vous en rendre compte.
LA SCÈNE
Belle, après avoir visité le château, semble soudain décidée à s’enfuir. Elle redescend les marches de pierre, à l’endroit même où son père avait fait la connaissance de la Bête. Et voici que celle-ci apparaît, rugissant : « Où allez-vous ? » La grimace que fait Belle en hurlant à ce moment la transforme en monstre, l’espace d’un quart de seconde. Elle s’évanouit. La Bête s’approche du corps jusqu’à le masquer, le contourne et s’agenouille pour prendre la jeune femme dans ses bras, hésite, la soulève, puis monte lentement les marches, la gorge de la jeune femme est offerte, les yeux de la Bête sont troublés. En approchant de la porte de la chambre, les chaussures et le bas de la robe, à l’horizontale, sont les habits de tous les jours de Belle, ceux à la fois d’une servante et d’une jeune fille ; de l’autre côté du chambranle, les souliers brillent, le tissu chatoie. Même chose pour le haut : le corsage simple et le chignon tressé disparaissent ; le décolleté miroite et les longs cheveux de Belle flottent derrière elle. En traversant sa chambre à coucher entre les bras d’un homme (fût-il animal dans son apparence), l’enfant est devenue femme. La Bête pose la Belle sur le lit, s’approche. Gros plan de son visage dont on ne sait s’il s’apprête à dévorer ou embrasser. La Belle se réveille, pousse un cri. Son regard, déjà, a changé. Il changera à chaque scène pour devenir regard d’amour.
LE TRUC EN PLUS
On ne voit jamais tout à fait le visage de Jean Marais/Avenant dans les dix premières minutes du film. Il tire à l’arc, accourt pour demander « Belle n’a rien ? », discute avec Ludovic, accueille les deux vilaines sœurs en bas de l’escalier… C’est sa voix, sa silhouette, mais il est de dos, presque systématiquement sauf dans un plan large en contre-plongée où il pose la main sur ses yeux. Lorsqu’il apparaît enfin, c’est pour déclarer à Belle son amour.
LE TRUC EN MOINS… OUI MAIS
A le voir, le revoir, le re-revoir, il y a un truc qui ne tient pas trop la route, c’est Josette Day. Elle est sublimement belle, accroche divinement la lumière, qu’elle soit Princesse (longs cheveux blonds sur robe de brocart) ou servante (ah, ce profil de Vermeer lorsque sa tête est enserrée dans un foulard blanc). Elle n’est pas très bonne actrice, hélas. OUI, MAIS il y a son retour au château à la fin : son affolement lorsque se brise le miroir, la recherche fiévreuse de la clef d’or et surtout ce cri lorsqu’elle cherche celui que désormais elle aime : «MA bêêêêêêête !».
IL ÉTAIT PLUSIEURS FOIS
Enfant ou adulte, c’est le même émerveillement. La même foi en la magie orchestrée par un poète visionnaire et son équipe (Henri Alekan à la lumière, Georges Auric à la musique, Christian Bérard aux costumes…) Le film est si riche qu’on y prend ce qu’on veut à chaque vision. Livre d’images, déclaration d’amour d’un homme (Cocteau) à un autre (Marais), métaphore du désir célébrant la victoire de l’esprit sur le corps. Et puis, saupoudrant le tout comme de la poudre de fées, l’idée surtout que, dans ce monde-là comme dans le nôtre, tout est possible…